Le Mystère de Kéravel/I

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H. Boulord & Fils, éditeurs (p. 2-29).




LE MYSTÈRE DE KÉRAVEL



ACTE PREMIER

LE DIAMANT NOIR

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Scène PREMIÈRE

UN HINDOU, puis JACQUES

(Au lever du rideau, la scène est vide ; puis une porte s’ouvre à droite et un Hindou, sorte de grand diable au teint bronzé, vêtu de loques pailletées et coiffé d’un turban jadis blanc, entre sans bruit après s’être assuré que la salle est vide ; puis il se retourne vers la coulisse et salue un interlocuteur invisible.)

L’Hindou. — Shabaab, sahid, chabaad[1]. (Il referme doucement la porte, écoute et remonte en disant :) O-ah ![2].

(Mais, à ce moment, la porte du fond s’ouvre et le vieux Jacques entre, sabots aux pieds, un fagot sous le bras.)

L’Hindou. — Ahi !

Jacques. — Te voilà encore, boule-de-neige ! On vous a pourtant assez vus, toi et les tiens, depuis des semaines. Nous avons nos pauvres ; allez mendier chez vous, sauvages ! (Il le prend par le bras et le ramène en scène.) Tu n’as rien volé, au moins ? (Il lui ouvre les mains.) Non, pas encore. D’où viens-tu ?

L’Hindou. — Sahib Rob… Sahib intendant… Sahib…

Jacques. — C’est pas vrai ! Personne ne t’a demandé : au contraire, on t’a consigné la porte. Tu mens, entends-tu ?

L’Hindou. — Luch aï ![3].

Jacques. — Ah ! et puis, j’en ai assez de ton charabia. Va-t-en ! (L’Hindou ne bouge pas.) Tu ne comprends pas le français ? (Silence.) Veux-tu parier que tu comprends le français. (Silence.) Allons, oust ! déguerpis… et plus vite que cela ! (Silence.) Veux-tu me f…iche le camp ! (Il lui lance un coup de pied au bas des reins.)

L’Hindou, se sauvant en se tenant, à deux mains, la partie froissée de son individu. — Ahi ! ahi ! ahi ! (Il disparaît par le fond en courant.)

Jacques, riant. — Je savais bien, moi que tu comprendrais le français !… Ferme ta porte, au moins, mal blanchi ! (Il va la fermer.) Brrou ! quel froid ! Quel temps de malheur ! Il neige ! Il neige !… On dirait que toutes les colombes du paradis se déplument c’te nuit. Fait frisquet ici ! (Il va à la fenêtre.) Pas étonnant ! Monsieur l’intendant n’a pas encore fait remplacer ce carreau, crevé, je ne sais par qui… et c’est point ce papier-là qui empêche le froid d’entrer ! Ah ! dame non, dame ! Avec ça le vent s’en mêle. Il souffle, et siffle, et hurle comme un damné. Bon ! voilà qu’il a encore ouvert c’te porte ! (Il va pousser la porte du fond, au moment où l’intendant François l’ouvre. Ce dernier le rudoie et entre.)


Scène II

JACQUES, FRANÇOIS en costume de pêcheur :
« veste-ciré » et casque-suroît

François. — Es-tu fou, vieux Jacques ? Depuis quand ferme-t-on la porte au nez des gens ?

Jacques. — Pardon, excuse, m’sieur François. Je ne vous avais point vu… Ah ! dame non, dame !

François. — C’est bon, c’est bon, mais une autre fois, sois moins brutal. Je n’aime pas ces manières-là. Et puis, dis donc…

Jacques. — Quoi, m’sieur François ?

François. — Le vestibule est tout mouillé. Tu es encore rentré ici avec tes sabots au lieu de les laisser dans la cuisine. Par un temps pareil, c’est du propre !

Jacques. — C’est que… j’étais embarrassé… je portais du bois.

François. — Ce n’est pas une raison. Que je ne t’y reprenne plus ! (Il se secoue.) Oh ! ce temps !

Jacques. — M’sieur François devrait point sortir par un froid pareil ; c’est un temps à gagner la mort !

François. — Bah ! pour ce que vaut la vie !

Jacques. — C’est égal, il fait meilleur ici que sur la grève, ah ! dame oui, dame !

François. — Pas pour moi, j’aime ça, moi, la mer, le gros temps, l’embrun, le vent qui hurle… Ah ! ça me rappelle…

Jacques, s’approchant. — Quoi donc ?

François. — Des choses…

Jacques. — Ah ! oui, des choses. (À part.) Des choses point belles, dame !

François, comme à lui-même. — Quand je bourlinguais là-dessus… Ah ! c’était le bon temps, quand même !… (À Jacques.) Allons ! qu’est-ce que tu fais là, à me regarder, avec tes yeux hébétés ? Tu ferais mieux d’aller accrocher ce ciré-là dans la cuisine.

Jacques. — J’y vas, m’sieur François, j’y vas !

François. — Et le suroît aussi.

Jacques. — Merci, m’sieur François. (À part.) Cor de plus méchante humeur que d’habitude, si c’est possible. (Robert paraît à la porte de gauche.)

François. — Et n’oublie pas de laisser tes sabots dans la cuisine, hein ?

Jacques. — On n’oubliera point, m’sieur François, on n’oubliera point ! (À part, en remontant.) Quel vilain grognon, tout de même !


Scène III

Les mêmes, ROBERT

Robert, souriant. — Qu’y a-t-il encore, François ? Je t’entendais gronder notre bon vieux Jacques. Qu’a-t-il fait ? (Jacques, près de la porte, s’arrête.)

François. — Il a traîné ses sales sabots par ici…

Robert. — Bah ! notre vieux manoir en a vu bien d’autres au temps de notre grand ancêtre, le Corsaire, quand il recevait ici ses rudes bourlingueurs. Et puis, s’ils sont sales, les sabots du vieux Jacques, c’est qu’ils se sont salis à notre service. Ils mériteraient donc une place d’honneur.

Jacques. — Oh ! Monsieur le Baron, vous êtes trop honnête ! Ah ! vous tenez ben, vous, de notre chère dame, défunte votre sainte mère !

Robert, lui serrant la main. — Va, mon bon Jacques, va à ton affaire.

Jacques, sortant. — Ça c’est du bon monde. Ah ! dame oui, dame ! Pour du bon monde, ça c’est du bon monde.


Scène IV

Les mêmes, moins JACQUES

François, hausse les épaules et va pour sortir. — Enfin !

Robert. — François ! (François ne se détourne pas.) Henry ?

François, vivement. — Chut ! pas ce nom ici, hein ?… Que me veux-tu ?

Robert. — Tu me l’as pourtant bien juré, Henriot, d’être doux et indulgent à tous.

François. — Eh bien ! quoi ? Qu’as-tu à me reprocher ?

Robert, souriant. — Tu n’es qu’une mauvaise tête !…

François — Non, tête dure, oui, tête de Breton, quoi, mais pas mauvais au fond, or, tu sais le proverbe : mieux vaut tête de fer que cœur de granit…

Robert. — Ce n’est pas pour moi que tu dis cela, j’espère ? pour moi qui t’ai recueilli, mon pauvre frère, toi le déserteur, le maudit, l’oublié, revenant d’Océanie en haillons, déchirés aux ronces de tous les pays, las d’avoir été secoué par tant de vagues et de bourrasques. Tu m’as supplié de te pardonner, de te garder ici comme le dernier des serviteurs, disais-tu… et, puisque pour tous, désormais, Henry de Kéravel était mort, je t’ai offert une place tranquille près de moi. Sous le nom de François, tu passes pour mon intendant. J’ai eu confiance en toi, je t’ai chargé du soin de mes biens (de nos biens, en somme, après tout), mais n’oublie pas la promesse, amende-toi ! deviens meilleur. À présent, les Kéravel habitent tous sous le toit de leurs pères. Autour de moi, demeuré veuf avec mon petit Yvon, j’ai groupé tout ce qui me reste de famille : mon bon frère Jean et toi, Henriot. J’en suis heureux. Mais toi, tu ne l’es pas, je le sens ! Voyons, que te manque-t-il ?

François. — L’aventure ! J’ai du sang de corsaire dans les veines, tu le sais.

Robert. — Moi aussi. Mais les temps sont changés. Le calme d’un bon nid n’est-il pas préférable ?

François. — J’aime mieux la mer.

Robert. — Tu la vois d’ici.

François. — Oui… Un supplice de Tantale. J’aimerais mieux ne pas la voir. Écoute, on dirait qu’elle m’appelle…

Robert. — Poète, va ! chemineau des mers … L’Océan est un monstre avide et redoutable, le monstre de la fable, vers lequel, tous les ans, s’embarquait la jeunesse ! Combien en dévore-t-il encore, chaque année, de nos gâs ? Reste ici, Henriot, jette l’ancre et pour toujours dans ce havre d’oubli. L’existence t’y sera douce.

François. — Une chaîne dorée est toujours une chaîne ! Et puis, ici, je ne suis pas moi : je suis François, l’intendant !

Robert. — Mais si, tu es toi, Henry, pour moi, du moins, pour moi, ton frère… Cela ne te suffit-il pas ? Veux-tu que je révèle ta survie à notre frère Jean, ce bon Jean qui te croit mort ?… Il en serait heureux !

François. — Ma foi, non, je n’y tiens pas…

Robert. — Sauvageon, va !… Allons, voyons, chasse une bonne fois de ton esprit ces rêves aventureux, comme on chasse un vol de mouettes ; et promets-moi, Henry, promets-moi de rester ici, désormais, toujours à mes côtés, dans notre vieux manoir, prêt à te dévouer pour mon petit gâs déjà sans maman, si, quelque jour, moi aussi, je venais à lui manquer.

François. — Oui, oui, c’est bon, là ; je te le promets.


Scène V

Les mêmes, JEAN[4], entrant à droite

Robert. — Ah ! c’est toi, mon bon Jean…

Jean. — Pourrais-je vous parler un instant, mon frère ?

Robert. — Certes, oui… parle.

Jean, faisant un signe vers François. — C’est que…

François. — C’est bon ! C’est bon ! Je comprends. On s’en va ! quoi ! on s’en va ! (Il sort en faisant claquer la porte.)

Robert. — À bientôt, mon bon François, à bientôt !


Scène VI

Les mêmes, moins FRANÇOIS

Jean. — Toujours le même ! Vous êtes trop faible, mon frère, vous êtes trop indulgent pour cet homme, venu on ne sait d’où, s’appelant on ne sait comment et que vous avez installé soudain, ici, comme intendant. Il mange à notre table, il offense sans cesse les convenances par son rude parler. Et, cependant — Dieu me garde de vous en critiquer — vous lui avez commis la direction de vos intérêts, à croire parfois que vous avez plus de confiance en lui qu’en moi-même. Oh ! j’ai des pressentiments qui ne trompent jamais, mon frère ; croyez-moi ; cet homme, je le sens, doit traîner après lui un passé lourd et ténébreux.

Robert. — Ah ! mon bon Jean, mon bon Jean, si tu savais qui il est, tu ne parlerais pas ainsi.

Jean. — Qui il est ? Eh bien, d’où sort-il donc, ce bourru mystérieux ?

Robert. — Ah ! j’admire tes pressentiments, en vérité ; c’est…

Jean. — C’est ?…

Robert, après avoir été fermer les portes. — Eh bien !… Jean… ce secret m’étouffe à la longue et il faut bien que je te le confie. Jean, mon bon Jean, cet inconnu… c’est…

Jean. — Allons !

Robert, dans un élan. — C’est notre frère !

Jean. — Notre frère ? le déserteur ? Celui que, depuis vingt ans, nous croyions mort ?

Robert. — Lui-même : Henry !

Jean. — Et vous avez les preuves que c’est lui… bien lui ?…

Robert. — Il me les a fournies, toutes !

Jean. — Alors, riez encore de mes pressentiments : je ne me suis pas trompé. Car si cet homme est réellement notre… est réellement celui que vous croyez, il doit traîner, en effet, après lui, le souvenir des plus tristes aventures !

Robert. — Ne parlons pas de cela… Il a péché et il a expié. Il s’est repenti et j’ai pardonné… Il a rôdé par tout le globe… Il m’a conté ses souffrances en exil, ses tourments à bord, ses larmes au fond des solitudes. Il a grelotté toutes les fièvres et fait tous les métiers : trappeur au Canada, vendeur de fourrures aux États-Unis, chasseur d’ivoire en Afrique, mineur en Russie, chercheur d’or au Klondike ? Que sais-je ?… Ah ! s’il a commis des fautes, il les a payées cher… Aussi, est-ce pour cela que je lui ai ouvert mes bras et mon cœur en souvenir de notre bonne mère qui l’aimait tant, lui, le plus jeune de nous, et qui aurait eu tant de peine, Jean, tant de peine à le savoir malheureux ! J’ai hésité longtemps à te confier ce secret, mais puisque tu en es venu, toi si bon pour tous, à critiquer amèrement ce que j’ai fait, je t’en donne aujourd’hui les raisons. (Lui prenant les mains.) Et, j’en suis sûr, tu vas me dire que j’ai bien agi.

Jean, se dégageant doucement. — Non, Robert, non, je ne vous dirai pas cela.

Robert. — Et pourquoi donc ?

Jean. — Parce que vous auriez dû, peut-être, me consulter un peu et qu’alors, sans doute, le modeste penseur que je suis aurait trouvé des raisons — de bonnes raisons — pour vous empêcher de recueillir sous votre toit ce vagabond…

Robert. — C’est mon frère !…

Jean. — Ce déserteur…

Robert. — C’est ton frère !

Jean. — Cet aventurier…

Robert. — C’est notre frère ! Voyons ! Moi qui ne refuserais pas asile à un fugitif inconnu, pouvais-je fermer ma porte à un Kéravel ?

Jean. — Henry de Kéravel est mort… mort désormais pour tous !

Robert. — Qu’importe ! s’il est vivant pour nous ! Vraiment, ta sévérité, Jean, me semble exagérée.

Jean. — Oh ! rassurez-vous, je n’irai pas jusqu’à m’élever contre la volonté de l’aîné de la famille. Vous voulez que cet homme demeure ici : à votre guise ! mais souffrez, mon frère, que je paraisse ignorer, toujours, ce que vous avez cru bon que j’ignore jusqu’ici. Celui que vous avez recueilli ne sera jamais à mes yeux que l’intendant François.

Robert. — Tu m’étonnes et tu me peines, Jean, en parlant de la sorte. C’est la première fois, la première, que nous ne sommes pas entièrement d’accord.

Jean. — La première fois, oui… nos cœurs ont toujours battu à l’unisson.

Robert. — C’est vrai : à l’unisson pour essayer de venger notre père, à l’unisson pour aimer notre mère… à l’unisson aussi — hélas ! — pour aimer notre cousine, la douce Yolande…

Jean. — Pourquoi, hélas !… Nous l’aimions tous deux, c’est vrai ; mais elle n’aimait, elle, que vous. Je n’avais qu’à m’effacer et je le fis loyalement, discrètement, comme je le devais.

Robert. — Sans trop souffrir ?

Jean. — Ceci ne regarde que moi… Au reste, le temps endort tous les souvenirs : les bons et les mauvais. Vivante, vous fûtes seul, désormais, à l’aimer ; morte, nous fûmes deux à la pleurer.

Robert, voulant l’embrasser. — Jean !

Jean, s’écartant doucement. — Mais il s’agit aujourd’hui d’Henry, un ingrat qui tourmenta notre mère, qui la tortura à en mourir. Je préfère l’ignorer désormais !

Robert. — Soit, je n’irai pas contre ton désir, qui est d’ailleurs celui d’Henry. Rien n’est donc changé ici depuis tout à l’heure. (S’asseyant.) Changeons de conversation. Qu’avais-tu à me dire ?

Jean, s’asseyant aussi. — Je voulais vous parler, mon frère, de ce joyau de famille que, par un sentiment louable et malgré les difficultés pécuniaires, vous vous êtes obstiné à vouloir conserver.

Robert. — Le diamant noir des Rajahs ?

Jean. — Oui. Sa valeur est, dit-on, considérable.

Robert. — Considérable. C’est une pierre unique au monde.

Jean. — Monnayée, elle permettrait de réparer ce manoir qui en a bien besoin. Or, une agence indienne se proposerait de vous faire des offres royales, si toutefois vous désirez la céder.

Robert. — Je croirais manquer au sentiment de la famille en me séparant de ce souvenir.

Jean. — J’approuve, mon frère, d’aussi pieux motifs. Et, moi-même, j’ai, plus que tout autre peut-être, le culte des ancêtres et le respect des morts. Aussi ce que j’en dis n’est-il que pour ne point voir cette demeure, qu’ils avaient rêvée, édifiée avec amour, s’en aller en ruines sous l’assaut violent du vent de mer.

Robert, se levant. — N’aie crainte, Jean, nous nous priverons, s’il le faut, mais cette relique ne sortira pas d’ici… Tiens… (Il tire le diamant d’un coffret sorti d’une cachette qu’il vient d’ouvrir à l’intérieur de la hotte de la vieille cheminée.) Regarde-le… le beau diamant noir : vois cet éclat incomparable. Moi, j’y retrouve le regard profond, ardent, sombre et clair à la fois de l’ancêtre, ce regard fier d’avoir conquis cet œil de pierre qui rêvait autrefois sur le cœur des Rajahs. Oh ! les offres ne manquent pas, je le sais. Les Hindous ne peuvent se consoler de la perte de ce diamant. Que de fois Robert de Kéravel, le Corsaire fameux, que de fois son fils et son petit-fils, notre père, furent sollicités de rendre, de vendre ce joyau ! Toujours ils refusèrent : Ils en moururent sans doute ! J’imiterai leur exemple, dussé-je en mourir, moi aussi !

Jean. — En somme, mon frère, vous êtes libre. Le père a jugé bon de vous remettre, à vous, personnellement, ce diamant avant de mourir… Il appartient donc à vous seul. Mais votre cachette est-elle sûre ? On sait que vous possédez cette richesse… Or, il y a des bandes organisées, des bandes exotiques qui rôdent en Bretagne cette année. On a signalé des vols étranges, des crimes mystérieux à Dinard, au Mont-Saint-Michel et à Saint-Malo.

Robert, riant. — Quelque Arsène Lupin, sans doute ? Que tu es naïf, mon frère ! Crois-moi, ce ne sont là que des imaginations de romancier ou de fabricants de drames, de ces drames morbides où les escarpes et les assassins ont toujours le beau rôle. Jadis, la jeunesse populaire lisait les contes de Perrault ; aujourd’hui, elle ne lit plus que les romans judiciaires, qu’on lui distille par petites tranches ; jadis les jeunes gens se passionnaient pour Roland, Duguesclin, Bayard… ou d’Artagnan ; aujourd’hui, ses seuls héros sont Nick Carter, Raffles ou Arsène Lupin ! Quelle génération cela nous prépare, grands dieux !

Jean. — Cependant, apprenant que Sherlock Holmes[5], le célèbre détective anglais, villégiaturait à Dinard, cet été, vous désirâtes faire sa connaissance.

Robert. — Je l’avoue et passai même avec lui, sur la Rance, un après-midi charmant. Mais celui-là poursuit le crime et ne l’exalte pas. C’est le bon archange terrassant le dragon ! À propos : Il viendra peut-être même ici, quelque jour, me donner précisément le moyen d’assurer le diamant fameux contre toute tentative de vol ! En attendant et pour l’instant, que redouter ? Ma chambre est ici, toute proche. Le manoir est toujours habité et bien défendu : d’un côté, des rocs inaccessibles qui surplombent la mer ; de l’autre, pour accéder à cette salle, il faudrait passer par la chambre du vieux Jacques, de qui je réponds comme de moi-même, ou par la tienne. Ainsi… Au reste, pour te rassurer pleinement, tu vois, je porterai désormais le diamant avec les médailles de notre mère, là, à mon cou, et il ne me quittera plus ni le jour ni la nuit. (François paraît à droite, silencieux.) Quiconque voudrait voler le diamant noir des Rajahs ne l’aurait qu’avec ma vie. Et je suis solide, tu sais ! Je saurais me défendre. Donc, mon bon Jean, fais comme moi, ne crains rien… puisqu’il n’y a rien à craindre !

Jean, apercevant François. — Chut !


Scène VII

Les mêmes, FRANÇOIS

Robert. — Quoi ?

Jean, bas. — François, là… Il vous a peut-être entendu… Il nous épiait, sans doute.

Robert. — Tu es fou ! (Se retournant.) Que me voulez-vous, François ?

François. — Je venais demander vos ordres pour la veillée.

Robert. — Eh bien ! faites-nous dresser, ici, la tablée de Noël. Il doit être l’heure de souper. (Il va mettre la cassette, vide, dans la cachette de la cheminée.)

François, appelant au fond. — Aide-moi, vieux Jacques !


Scène VIII

Les mêmes, JACQUES, YVES
(Jacques aide François à préparer la table pour le souper)

Yves, entrant de gauche, en courant. — Papa ! papa ! (Il se jette dans les bras de Robert.)

Robert. — Qu’y a-t-il, mon Yvonnik ?

Yves. — Cache-moi, j’ai peur… j’ai peur…

Robert. — Peur ! Un Kéravel ! Et de quoi donc ?

Yves. — De l’homme !… Je l’ai vu par la fenêtre, là dans la cour. Pour sûr que c’est le grand Lustukru ! Il approche ; écoute ! (On entend chanter au dehors.)

Pierre-qui-roule, au loin :

Allegretto. mf.

Quand vient No-ël la vie est ru-de aux in-di-gents ; Fait plus frisquet qu’à l’habi-tu-de, mes bonnes gens. Ouvrez la porte au pauvre hè-re sans feu ni lieu Donnez, donnez à Jean Mi-sè-re la Part à Dieu, la Part à Dieu !

Quand vient Noël, la vie est rude
Aux indigents ;
Fait plus frisquet qu’à l’habitude,
Mes bonnes gens !
Ouvrez la porte au pauvre hère
Sans feu, ni lieu ;
Donnez, donnez à Jean-Misère
La Part-à-Dieu !
La Part-à-Dieu !

Robert. — Qu’est-ce que c’est ?

Jacques. — Un pauvre chercheur de croûtes.

François. — Qu’il mendie ailleurs !

La voix, se rapprochant pendant ce qui suit :

Devant vos seuils faut-il qu’on meure
Comme des chiens ?
Dieu maudirait votre demeure,
Mauvais chrétiens !
Chasseriez-vous la Vierge Mère
Avec son Fieu ?
Donnez, donnez à Jean-Misère
La Part-à-Dieu !
La Part-à-Dieu !

Robert. — Fais-le entrer, vieux Jacques. (Jacques sort.) C’est aujourd’hui Noël, mes amis, ne l’oublions pas.

Jean. — Mais, mon frère, c’est peut-être un malfaiteur. Qu’on l’accueille à la cuisine, passe encore… mais ici.

Robert. — Il demande la part à Dieu : nous la lui devons. Et puis, si l’on raisonnait ainsi, on ne ferait jamais la charité. (Le chemineau, guidé par Jacques, paraît. Il est déguenillé, couvert de neige et a des sabots aux pieds.)


Scène IV

Les mêmes, PIERRE-QUI-ROULE

Robert. — Entrez, bonhomme, entrez hardiment !

Pierre-qui-roule. — Pardon, excuse…

Robert, à Jean. — Par ce soir de Noël on dirait un roi mage…

Jean. — L’or en moins.

Jacques, le regardant, dégoûté. — Et l’encens itou. (Il sort, un instant et rentre bientôt avec deux lampes qu’il pose sur la table de droite et sur le bureau de gauche.)

Robert. — D’où viens-tu, l’ami ?

Pierre-qui-roule, geste vague. — De là-bas.

Robert. — Et où vas-tu ?

Pierre-qui-roule, même jeu. — Ailleurs !

Robert. — Quel âge as-tu ?

Pierre-qui-roule. — Cent ans au moins.

Robert. — Tu te moques : cinquante, soixante ans, veux-tu dire ?

Pierre-qui-roule. — Les années de misère comptent double, vous savez !

Robert. — Comment t’appelles-tu ?

Pierre-qui-roule. — Pierre.

Robert. — Pierre comment ?

Pierre-qui-roule. — Qui roule ! On m’a trouvé, un beau matin d’été, dans une meule de paille, le jour de la Saint-Pierre et, depuis, j’ai roulé ma bosse sous le nom de Pierre, Pierre-qui-roule !

Jean. — Pierre qui roule…

Pierre-qui-roule. — Amasse pas mousse ! À qui le dites-vous ? C’est pourquoi, ce soir de Nativité, je vous ai demandé la Part-à-Dieu.

Robert. — Et tu l’auras au manoir ! Allons, qu’on ajoute un couvert pour le cher pauvre que Dieu nous envoie et à table, mes amis, à table ! (On s’installe et on mange. Jacques fait le service.)

Yves. — Non, pas près du vieux Lustukru !

Robert, bas, à Yves. — Petit poltron sans cœur : c’est un pauvre et un pauvre qui a faim…

Yves. — Moi aussi, j’ai faim.

Jacques, apportant une soupière fumante. — V’là une bonne soupe.

Yves. — D’abord, je l’aime pas, ta soupe !

Robert. — Refuser un si bon potage !

Pierre-qui-roule, mangeant. — C’est un vrai péché !

Robert. — Oui, quand on songe qu’il y a des pauvres, comme notre hôte, qui n’ont pas même, parfois, un morceau de pain pour se rassasier.

Yves. — Ben vrai, c’est pas beaucoup. (Il va à Pierre-qui-Roule.) C’est vrai que tu es pauvre, dis, Monsieur Qui-Roule ?

Pierre-qui-roule. — Comme Notre-Seigneur dans l’étable, au soir de sa naissance !

Yves. — Pourquoi que t’es pauvre, dis ?

Pierre-qui-roule. — Ah ! dame ! j’ saurais pas vous dire, mon petit monsieur. On sait, des fois, pourquoi on devient riche… mais on ne sait jamais pourquoi on vient au monde pauvre comme un gueux.

Yves. — Attends. (Il prend son assiette.)

Robert. — Que fais-tu, Yves ?

Yves. — Je lui donne ma soupe… puisqu’il a si grand faim… (On rit.)

Robert. — Ah ! petit malin ! Voilà une charité qui ne te privera guère ! Ça, qu’on passe la miche à ce brave homme !

Jacques. — Voici ! Attendez, que je vous donne un couteau.

Pierre-qui-roule. — Inutile ! J’ai-t-y pas le mien ? et un fameux, allez ! (Il le tire et l’ouvre.)

Yves. — Papa… j’ai peur !

Robert. — Encore ! De quoi ?

Yves. — Du couteau… on dirait celui de l’ogre !

Robert. — Veux-tu bien te taire !

Pierre-qui-roule. — Un bon ami, ma foi ! et un fidèle ! Mon nourrisseux et mon défenseur ! C’est avec lui qu’on fouille la terre pour y chercher des patates, qu’on pèle ses pommes, qu’on se coupe un bâton, qu’on taille son pain… quand on en a. Et puis, si on vous attaquait sur la route, on pourrait se défendre ; c’est solide et bien emmanché. On tuerait son homme, d’un coup, avec ça ! (Il rit.) Mais on aime mieux le planter dans une bonne miche de pain tendre… comme dans la chanson.

Yves. — Une chanson ! Tu sais une chanson, toi ? Veux-tu nous la dire, Monsieur Qui-Roule ?

Robert. — Oui, oui, une chanson, tout à l’heure, quand vous serez rassasié.

Yves. — D’abord, si tu chantes, je n’aurai plus peur de toi ! Comment qu’elle s’appelle, dis, ta chanson ?

Pierre-qui-roule. — Le Couteau ![6]

Yves. — Encore !… voilà la peur qui me reprend !

Pierre-qui-roule, se levant. — Eh bien ! voilà… je vas payer mon écot ; j’ mangerai mieux après ! (Il chante.)


Sombre et las.

Pardon, Monsieur le Métayer, si de nuit je dé-ran-ge, mais je voudrais bien sommeiller au fond de votre grange ? Mon pauvre a-mi la grange est pleine du blé de la moisson. Donne-toi donc plutôt la pei-ne d’entrer dans la mai-son.


— Pardon, Monsieur le métayer,
Si, de nuit, je dérange ;
Mais je voudrais bien sommeiller
Au fond de votre grange ?
— Mon pauvre ami, la grange est pleine
Du blé de la moisson :
Donne-toi donc plutôt la peine
D’entrer dans la maison !

— Mon bon Monsieur, je suis trop gueux ;
Qué gâchis vous ferais-je !
Je suis pieds nus, sale et boueux !
Et tout couvert de neige !
— Mon pauvre ami, quitte bien vite
Tes hardes en lambeaux :
Pouille-toi ce tricot, de suite,
Chausse-moi ces sabots !

— De tant marcher à l’abandon
J’ai la gorge bien sèche ;
Mon bon Monsieur, baillez-moi donc
Un grand verre d’eau fraîche.
— L’eau ne vaut rien lorsque l’on tremble,
Le cidre, guère mieux ;
Mon bon ami, trinquons ensemble ;
Goûte-moi ce vin vieux !

— Mon bon Monsieur, on ne m’a rien
Jeté, le long des routes ;
Je voudrais, avec votre chien,
Partager deux, trois croûtes !

— Si depuis ce matin tu rôdes,
Tu dois être affamé ;
Voici du pain, des crêpes chaudes,
Voici du lard fumé !

Chassez du coin de votre feu
Ce rôdeur qui n’en bouge ;
Êtes-vous « blanc » ? Êtes-vous « bleu » ?
Moi, je suis plutôt « rouge » !
— Qu’importent ces mots : République,
Commune ou Royauté ;
Ne mêlons pas la Politique
Avec la Charité !

Puis le métayer s’endormit,
La mi-nuit étant proche…
Alors, le vagabond sortit
Son couteau de sa poche,

(Il prend son couteau.)

L’ouvrit, le fit luire à la flamme,
Puis, se dressant soudain,
Il planta sa terrible lame…

(Il lève son bras, armé.)

Yves, épouvanté. — Oh ! papa…

Pierre-qui-roule :

Dans la miche de pain !

(Il plante son couteau dans la miche.)

Yves. — Ah ! bon ! j’aime mieux cela !

Pierre-qui-roule :

Au matin-jour le gueux s’en fut
Sans vouloir rien entendre…
Oubliant son couteau pointu
Au milieu du pain tendre ;
Vous dormirez en paix, ô riches !
Vous et vos capitaux,
Lorsque les gueux auront des miches
Où planter leurs couteaux ! ! !

(On applaudit.)

Robert. — Très bien ! très bien ! Vous avez une belle voix, mon ami, et quels gestes !

François, retirant le couteau de la miche. — Un fameux outil, en effet, regardez, Monsieur Jean !

Jean. — Oui, et bien en mains ! (Il le dépose négligemment sur la table, entre lui et François.)

François, au chemineau. — Eh bien ! camarade, si tu es plutôt rouge, touche là ! Nous sommes du même côté de la barricade et nous pensons de même.

Pierre-qui-roule. — Oh ! ben, si vous pensez comme moi, vous ne vous fatiguez pas beaucoup la tête !

Jean. — À quoi penses-tu donc ?

Pierre-qui-roule. — À rien ! La politique, c’est des blagues. C’est les malins qui en profitent et les pauvres bougres qui trinquent ! C’est connu.

François. — N’empêche que, moi, je suis rouge !

Jean. — Allons donc ! vous exagérez ; vous êtes bleu, François, aussi bleu que moi, au fond.

Robert, riant. — Et moi, je suis resté blanc. Serrons donc les rangs, mes amis, et, à nous trois, nous serons tricolores : Voilà tout ce que la Patrie demande !

Yves. — Tu sais, papa, la politique, ça a l’air moins drôle que les chansons. Si on chantait encore ?

Robert. — Laisse notre hôte manger en paix. Mais toi, vieux Jacques, que nous conteras-tu ? Quelle belle histoire vas-tu nous sortir du fin fond de ton sac ?

Jacques. — Ah ! dame, j’ sais point, not’maître ; la légende de la Voix du Mort, si vous voulez ; la légende de Kéravel.

François. — Ah ! nous avons une légende ici ?

Jacques. — Oui, Monsieur l’Intendant, c’est les vieux du pays qui la racontent aux veillées d’hiver.

Robert. — Vas-y donc de ta légende, puisque Monsieur François l’ignore encore !

Jacques. — Eh ben ! la v’là : Vous savez que ce manoir appartenait jadis, aut’fois, à Robert de Kéravel, le coureux d’ mer, le grand corsaire, rival de Surcouf et de Duguay-Trouin. Dans le vieux parler breton, Ker-Avel, ça veut dire : manoir du vent. Or, je ne sais point si c’est le vent qu’a bavardé, mais on a longtemps pertendu, comme ça dans le pays, que le corsaire y avait entassé des trésors, ramassés aux quatre coins du monde. Mais le trésor de ces trésors, voyez-vous, le joyau des joyaux, c’était, à c’ qui paraît, un diamant, le diamant des Rajahs, qu’on disait, une pierre merveilleuse qu’il avait eu de bonne prise, pendant une expédition chez les sauvages, du temps des Rois. L’ancêtre mort, son fils, qui fut fait baron par le Grand Empereur, veillait avec jalouseté sur ce qui restait du trésor… Mais les autres faillis chiens voulaient reprendre à tout prix le diamant, qui était pour eux comme une sorte de talisman, qui disaient, et ça, coûte que coûte ! Toujours est-il qu’un beau matin, il y a cent ans de cela, on a trouvé ici le fils du corsaire mort, étranglé en silence… Les sauvages, sans doute, étaient venus à Saint-Malo, mais ils n’avaient pas découvert la pierre… elle était trop ben cachée, vous pensez… Mais les païens, c’est astucieux… et, cinquante ans plus tard, au même endroit, on trouva son fils (À Robert), votre père respecté, assassiné de la même façon.

Robert. — Tout cela, ce sont des suppositions !

Pierre-qui-roule. — Et, cette fois, le diamant fut repris ?

Jacques. — Jamais de la vie ! Il existe encore, n’est-ce pas, Monsieur Robert ?

Robert, se frappant la poitrine. — Certes oui et il ne me quittera jamais. Les Hindous peuvent revenir, ils ne me font pas peur…

Jean. — Imprudent !

Robert. — Oh ! j’ai pleine confiance en tous ceux qui m’entourent ; et j’ai raison, n’est-ce pas, mes amis ? Mais finis ton histoire, vieux Jacques.

Jacques. — Eh ben, voilà ; paraîtrait que depuis ce temps-là, des fois, par des nuits sans lune, comme cette nuit-ci, on entend, tout à coup, gémir une voix, oh ! mais une voix d’outre-tombe, quoi ! Y en a qui disent, comme ça, que c’est le vent de la mer ; d’autres qui disent que c’est l’âme des Kéravel défuntés qui reviennent crier vengeance ! (On entend un hurlement au loin.) Écoutez, écoutez, c’est elle… (Il se signe.)

Pierre-qui-roule. — Brr ! il n’est pas gai, le camarade !

François, qui s’est levé et est allé à la porte. — Es-tu gris ou fou ? C’est Rustaud, voyons, oui, Rustaud, le bon toutou, qui est enchaîné et qui flaire, lui aussi, la bonne odeur du réveillon. Non, mais, est-il plaisant, le vieux, avec sa voix de mort. (Lui frappant sur l’épaule en riant.) Vieille sorcière, va ! (Il se remet à table.)

Jacques. — Vous riez trop, m’sieur François, vous riez trop ! faut point rire avec ces choses-là, voyez-vous !

Robert. — N’empêche qu’avec ton histoire, tu nous as fait passer un petit frisson dans le dos. Pour ta peine, va donc porter à manger à Rustaud. Les bêtes aussi sont de la fête, cette nuit. N’ont-elles pas donné leur Part-à-Dieu dans l’étable ?

François, donnant le plat à Jacques. — Porte ça au chien, vieil imbécile.

Jacques, à Robert. — Merci pour lui… (À François.) Merci pour moué ! (Il sort.)


Scène X

Les mêmes, moins JACQUES

Robert, à Pierre. — Allons, encore un coup à boire, l’ami.

Pierre-qui-roule. — Oh ! c’est trop, monsieur, c’est trop ; j’ai pas l’habitude.

François, versant. — Justement, plus c’est vide, mieux ça tient.

Jean. — Il est tard ; Yvon tombe de sommeil.

Robert. — Si notre Yvonnick est bien sage et va gentiment au dodo, petit Jésus lui apportera de belles choses, cette nuit…

Yves. — J’ai déjà mis tous mes souliers dans la cheminée.

Robert, riant. — Tous !

Yves. — Oui… Y en a au moins… beaucoup !… (On rit.) Et même plus !

Jean. — Et que lui as-tu demandé, au petit Jésus !

Robert, souriant. — Une machine qui parle, n’est-ce pas, Vonnick ?

Yves. — Oui, petit père.

Jean. — Un téléphone ? Inconnu au ciel, mon enfant !

Yves. — Non, une boîte où qu’on a enfermé une voix… avec une mécanique… qui parle et qui chante toute seule !

Robert. — Eh bien ! va dormir, Yvon, et le petit Jésus t’apportera peut-être ton phonographe, la belle machine qui parle.

Yves. — Mais comment fera-t-il ? Les machines qui parlent, c’est pas dans son pays ni de son temps, du temps du méchant roi Hérode, qu’on voit sur les images avec une couronne jaune pointue et puis une grande barbe noire et puis un manteau rouge, qui tuait les petits enfants avec un grand couteau tout pareil à celui de Monsieur Pierre-qui-Roule !

Robert. — Ne t’inquiète pas, mon enfant : le bon Dieu est de tous les temps et de tous les pays. Et il a tous les jouets dans son paradis.

Yves. — Il en a de la chance, le bon Dieu, d’avoir tant de joujoux que ça !

Robert, à Jacques qui rentre. — Jacques, emmène Monsieur Yves. (À Yves.) Va te coucher, mon bébé, va gentiment au dodo.

Yves. — Bonsoir, petit père.

Robert, l’embrassant. — Bonne nuit, Yvon !

Yves. — Bonsoir, la compagnie !

Tous. — Bonsoir ! (Jacques et Yves sortent à gauche, premier plan.)


Scène XI

Les mêmes, moins YVON et JACQUES

Robert. — Quelle heure est-il donc au fait ?

Jean. — Neuf heures.

Robert. — On a encore le temps de faire un bon petit somme avant la messe de minuit.

François. — Et même pendant !

Robert. — Païen. (Montrant Pierre endormi.) Le vieux s’endort comme l’enfant.

François. — Il a son compte.

Robert. — Nous n’aurions pas dû lui donner tant de vin à boire. Comme il disait : « Il n’a pas l’habitude. » Mais, bah ! une bonne nuit par là-dessus, et, demain matin, il n’y paraîtra plus !

Jean. — Mais, mon frère, vous n’allez pas le laisser ici, je suppose ?

Robert. — Non, on va le faire coucher là-haut.

François. — Des gueux comme ça, on les jette dehors. Et puis, en tout cas, il y a la grange !

Robert. — Allons, allons, François, il ne faut pas parler ainsi ! (Bas.) Toi, surtout.

François, baissant la tête. — C’est vrai. (Jacques reparaît.)

Jean. — Faut-il que Jacques desserve ?

Robert, — À quoi bon ! il fera jour demain : laissez tout ainsi.

François. — Je vais m’étendre sur mon lit, si vous le permettez ! je tombe de sommeil.

Robert. — Bonsoir, François…

François, sortant au premier plan, à droite. — Bonsoir ! (Il ferme brusquement la porte sur lui.)


Scène XII

ROBERT, JEAN, PIERRE, JACQUES

Jean. — Plus brusque et plus farouche que jamais, ce soir ! Quel ours ! (Il hausse les épaules.) Enfin ! (À Robert.) À tout à l’heure. (Il sort, deuxième plan, à droite.)

Robert, frappant sur l’épaule de Pierre endormi. — Hé, l’ami ?

Pierre, se réveillant. — Hein ? Quoi ? Ah ! oui, voilà le moment de repartir dans le vent et la neige. Dommage ! fait douillet ici ! Mais c’est bon, c’est bon… j’ai l’habitude… Je m’en vas… et merci tout de même… merci à vous qu’êtes secourables… et que Dieu vous le rende ! Salut !

Robert. — Non, non. Vous passerez la nuit à Kéravel. Jacques, conduis ce brave homme là-haut, dans la chambre au linge ; va !…

Jacques. — Vous êtes trop bon, m’sieur Robert, vous êtes trop bon, que j’ vous dis. (À Pierre.) Allons, viens par ici, toi… et tâche de marcher droit… Oh ! hisse ! y a du roulis ! et du tangage ! Doucement ! gabier, doucement ! (À Robert.) J’viendrai vous quérir vers minuit, pour la messe de la Nativité. Bonne veillée, m’sieur Robert.

Robert. — À tantôt, vieux Jacques ! (Jacques sort avec Pierre titubant.)


Scène XIII

ROBERT, seul, puis un INCONNU

Robert, éteint la lampe qui éclaire la table, puis va à la chambre où s’est retiré Yvon et entr’ouvre la porte. — Il dort !… Oui, cher angelot, Noël va venir, va… quoiqu’il descende rarement chez les enfants qui n’ont plus de mère ! (Il prend derrière la cheminée un gros paquet soigneusement emballé et le pose sur le bureau, éclairé par la seconde lampe.) Voyons l’objet ! Mâtin ! cette ficelle est d’un solide !… Voyons, un couteau. (Il vient à la table.) Tiens ! celui du chemineau a disparu. Il n’a eu garde de l’oublier dans son ivresse. (Il prend un autre couteau et déballe un phonographe.) Et voilà la machine qui parle demandée ! (Souriant.) Car il faut bien aider quelquefois le petit Jésus dans l’exécution des désirs de nos enfants aux goûts par trop modernes. Des polichinelles et des poupées, des chemins de fer même, passe encore… mais des phonographes ou des aéroplanes il ne doit pas y en avoir encore dans les bazars, un peu vieux jeu, du Paradis ! À tout hasard, en voici un ! Profitons-en pour impressionner un cylindre vierge et pour dicter à mon petit gâs les conseils du petit Jésus. (Il sort un papier de sa poche.) Je rimais gentiment autrefois… Mais j’ai laissé rouiller ma lyre. Voyons… que vais-je enregistrer ? (Il lit :)

Cher Yvonnet, gai petit ange,
Par ce froid matin de Noël,
Écoute cette voix étrange
Mais qui descend, tout droit, du ciel :

Qui descend du ciel pour te dire
D’être bon pour les gueux tremblants
Et d’égayer d’un doux sourire
Leurs humbles cœurs, toujours dolents,

Et d’être bon, toujours, encore,
Et surtout, vois-tu, pour celui
Qui se raccroche à ton aurore
Pour ne pas sombrer dans sa nuit ;


Celui-là, c’est ton petit père
Au cœur angoissé, ténébreux,
Depuis que ta petite mère
A dû vous quitter tous les deux.

Sois bon, sois indulgent, pardonne,
En suivant, inlassablement,
Ces conseils que Jésus te donne,
Mais que lui souffle ta maman !


Voici qui est mieux pensé qu’exprimé… mais bah ! Yvonnik n’est pas encore bien connaisseur… et il sera très touché de voir l’Enfant-Dieu emprunter l’esprit de sa maman et même la voix de son papa pour lui dicter ses divins conseils. Un cylindre vierge ? voilà ; le diaphragme enregistreur ? voici ; l’appareil est remonté ? Oui. Allons-y. (Il s’assied devant son bureau, le dos tourné à la fenêtre. Il presse un déclic et le cylindre se met à tourner. Robert dicte, d’une voix forte, dans le pavillon :)[7].

Cher Yvonnet, gai petit ange,
Par ce froid matin de Noël,
Écoute cette voix étrange
Mais qui descend, tout droit, du ciel :

Qui descend du ciel pour te dire
D’être bon pour les gueux tremblants
Et d’égayer d’un doux sourire
Leurs humbles cœurs, toujours dolents.


(Dès le premier vers, une ombre surgit dehors, derrière la baie vitrée ; un homme masqué d’un mouchoir dans lequel deux trous sont percés à la place des yeux, revêtu d’un ciré de pêcheur, coiffé d’un casque-suroît, passe, doucement, la main à travers le papier mis en place du carreau cassé, tourne l’espagnolette et pousse la fenêtre ; puis après avoir déposé ses sabots au dehors, il enjambe l’appui, entre, lève son poing armé d’un couteau et l’abat, rapide, dans le dos de Robert, qui pousse un hurlement de douleur.)

Robert. — Ah !… Au secours !… À l’assassin !… À moi !…

(L’inconnu, qui a laissé le couteau dans la plaie, tourne autour du fauteuil et, de côté, se met en devoir d’achever sa victime en l’étranglant.)

Robert, toujours assis, se débattant. — À moi ! (Il aperçoit l’assassin et semble le reconnaître.) Toi ! toi ! Que t’ai-je fait ? Misérable !… Caïn ! Caïn ! Caïn !… (Il meurt, après avoir arraché à moitié le casque suroît de l’assassin.)

(Celui-ci entr’ouvre alors vivement le col de Robert, lui arrache le diamant des Rajahs et l’emporte ; puis il prend également la montre, le porte-monnaie, le porte-feuille de sa victime ; va ensuite à la table, enveloppe sa main dans une serviette, ouvre quelques tiroirs dont il jette le contenu à terre ; met deux verres sur le bureau, y verse un peu de vin, en boit une gorgée dans chaque verre, rejette la serviette sur la table, enjambe la fenêtre, reprend ses sabots… et s’éloigne dans la neige.)


Scène XIV

ROBERT mort, YVON

(On n’entend plus, durant un instant, que le petit ronronnement du phonographe, dont le cylindre tourne toujours, puis, la porte du premier plan, à gauche, s’ouvre, et le petit Yvon paraît, en longue chemise de nuit.)

Yvon. — Papa ! papa ! j’ai peur !… (Il arrive au cadavre.) Papa ! réponds-moi ! J’ai peur ! J’ai peur ! J’ai peur !


RIDEAU


  1. Très bien seigneur, très bien.
  2. Allons.
  3. C’est la vérité.
  4. Les artistes qui interpréteront ces deux rôles de Jean et François devront avoir même taille, même allure, même silhouette en un mot. Mais autant François a l’abord brutal et antipathique, autant les manières et la voix de Jean sont douces et avenantes.
  5. Prononcer Cherlock Hom’mz.
  6. Extraits de Chansons en Sabots, un volume in-18.
  7. L’artiste fait semblant d’enregistrer, cela va sans dire. Le cylindre que l’on entendra aux 2e et 3e actes aura dû être impressionné d’avance, au cours des répétitions.