Le Mystère de Kéravel/II

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H. Boulord & Fils, éditeurs (p. 30-51).


ACTE DEUXIÈME

L’ÉTRANGER

(Même décor, près d’un an plus tard. Le paysage du fond n’est pas neigeux, mais est, au contraire, presque gaiement éclairé par un pâle soleil d’hiver.)


───────


Scène PREMIÈRE

JACQUES, L’ÉTRANGER, JOHN, M. DUFLAIR

Jacques, introduisant les trois visiteurs. — Par ici, Messieurs, par ici.

L’Étranger, glabre, accent et flegme britannique, complet et casquette de touriste, couleur beige. — All right[1] ! Venez, John.

John. — Aoh ! qu’est-ce que c’est, cette hall[2] ?

Jacques, à demi-voix. — Excusez la poussière… Depuis un an on ne met plus guère les pieds ici.

L’Étranger. — Pourquoi parler si bas ?

M. Duflair. — Nous sommes dans la chambre du crime.

Jacques, à M. Duflair. — Ah ! Monsieur le Juge a déjà conté l’histoire à Monsieur ?

L’Étranger. — Yes… Mister Dublair…

M. Duflair. — Flair !

L’Étranger. — Please[3] ?

M. Duflair. — Flair ! Duflair… et non pas Dublair.

L’Étranger. — Ce était semblable identique !

M. Duflair. — Mais non !

L’Étranger. — Je disais donc que M. Du… (Il le regarde.)

M. Duflair. — Flair !

L’Étranger. — …Flair, me avé raconté soi-même la drame, yes, mais très vite… et surtout très mal !

M. Duflair. — Hein ?

L’Étranger, à Jacques. — Faisez le récital, vieil homme, que je sache mieux.

John, à l’étranger. — Oh ! Sir[4], il va en avoir pour très beaucoup temps… Et nous allons notre correspondance rater !

L’Étranger. — Qui nous presse, dites-moi, John ? Personne ne m’attend. Et vous non plus, mister Dublair ?

M. Duflair. — Flair… Flair !

L’Étranger. — Alors, fermez le bouche, John ! (Il se jette dans un fauteuil et s’y installe confortablement en fumant une pipe. À Jacques.) Vous disiez ?

Jacques. — C’était donc l’an dernier, par une nuit profonde, la nuit de Noël, tenez, une nuit horrible…

M. Duflair. — « … C’était pendant l’horreur d’une profonde nuit… »

Jacques. — Comme vous dites.

M. Duflair. — Ce n’est pas moi qui dit : c’est Corneille… ou Machin !

Jacques, qui n’a pas compris. — Ah ! connais pas ; mais ils disent vrai, ces messieurs. C’était donc la veille de Noël.

M. Duflair. — Avez-vous remarqué que les histoires terribles se passent toujours par une lugubre nuit de Noël ? Sans doute que cela fait mieux dans le tableau.

L’Étranger, à M. Duflair. — Fermez le bouche, mister Dublair !… Parlez, vieil homme !

Jacques. — Je reprends. M. de Kéravel, notre bon maître…

L’Étranger. — Descendant du corsaire famous Kéravel.

Jacques. — D’où savez-vous ça ?

L’Étranger. — Je savé ! Recommencez, vieil homme !

Jacques. — Je reprends. Notre bon maître, donc, avait présidé la veillée, au cours de laquelle il nous avait montré un bijou de famille, un trésor…

L’Étranger. — Yes : le diamant noir des Rajahs !

Jacques. — Ah ! vous savez aussi ?

L’Étranger. — Je savé. Recommencez à dire.

Jacques. — Chacun s’était retiré pour dormir un peu, une heure ou deux, avant la messe de minuit ; et puis, voilà que l’on redescend ici quérir le maître… vers onze heures et demie… on le trouve là, à cette place, tenez, tué d’un coup de couteau. Près de lui, son pauvre petit gâs, en chemise, évanoui, demi-mort itou, sur le cadavre de son père. (Il tire son mouchoir.) Ah ! voyez-vous… rien que d’y penser, ça me fend encore l’âme… Ah ! dame oui, dame !

L’Étranger. — Et qui était à cette souper ?

Jacques. — Il y avait, autour de notre maître, son fils, donc, le petit Yves ; son frère, le bon Monsieur Jean ; Monsieur François, l’intendant du château ; et puis moi qui vous parle. Et puis, enfin, il y avait aussi un chemineau qu’on avait recueilli par bonté d’âme, pour y donner la Part-à-Dieu. Ah ! ben, il nous l’a joliment rendue ! car c’est lui, le mauvais gâs, c’est lui qui a fait le coup. Demandez plutôt à Monsieur le Juge qui a fait l’enquête !

L’Étranger, à M. Duflair. — Quelles preuves aviez-vous, mister Dublair ?

M. Duflair. — Flair !…

L’Étranger. — Flair. Quelles preuves ?

M. Duflair. — Oh ! des tas de preuves ! des monceaux de preuves ! car rien n’échappe à mon flair !

L’Étranger. — Vraiment ! rien ne échappé, jamais, à votre blair ?

M. Duflair. — Flair…

L’Étranger. — Encore ! damnée langue française !

M. Duflair. — Du reste, l’assassin avait signé son infâme action en oubliant son couteau…

L’Étranger. — Sur le table ?

M. Duflair. — Non : dans le dos de sa victime.

L’Étranger. — Bien maladroit !

Jacques. — Il avait trop bu !

L’Étranger. — Et le noir diamant ?

Jacques. — Disparu !

M. Duflair. — Subtilisé !

L’Étranger. — Qu’en avait-il fait ?

Jacques. — Demandez-le lui…

L’Étranger. — Alors ?

Jacques. — Alors, on a arrêté le coupable.

L’Étranger. — Le vagabonde ?

M. Duflair. — Oui, le coupable.

L’Étranger. — Dites : le vagabonde.

M. Duflair. — C’est la même chose.

L’Étranger. — Je croyais pas.

Jacques. — Et voilà près d’un an que l’enquête se poursuit…

L’Étranger. — Il a avoué ?

M. Duflair. — Que non ! Il se débat comme un beau diable. Et le pire, Monsieur, le pire de tout ça, c’est qu’on ne peut le condamner à la peine qu’il mérite, vu qu’il n’avoue pas et que personne ne l’a vu.

Jacques. — Ah ! tenez, Monsieur, tenez, la justice est point juste !

L’Étranger, faisant la grimace. — Le enquête avait été mal condouit !

M. Duflair, vexé. — Par exemple ! Si vous n’étiez pas recommandé près de moi, comme vous l’êtes, Monsieur, par le Ministre de la Justice — un compatriote à nous — Monsieur, je vous demanderais raison de cette parole. Monsieur ! Mal conduite… une affaire mal conduite par moi !… le plus fin limier de la province.

Jacques. — Le plus fin limier ! le plus fin limier ! n’empêche que vous avez commencé par me faire coffrer, moi…

L’Étranger. — Well ! pourquoi pas vous plutôt que l’autre ? (À Duflair.) Quelles charges contre ce vieil homme ?

Jacques. — L’empreinte — qui disait — de mes sabots sur la neige… quand c’était ceux du rouleux !

L’Étranger. — Conservés, les sabots ?

M. Duflair. — Sûrement !

L’Étranger. — Conservées, ces empreintes ?

M. Duflair. — Vous pensez : un fin limier comme moi ! je les ai fait mouler.

Jacques. — En plâtre !

M. Duflair. — Dites donc, vous, insolent !

L’Étranger. — Vous à moi les ferez apporter, please, ces sabots et ces empreintes. Et nous verrons à reprendre ce premier piste.

Jacques. — Ah ! ben, vous en avez de bonnes, vous ! me soupçonner encore, moi ; moi qui l’avais vu grandir, not’ maître, moi qui me serais fait hacher pour lui comme une chair à saucisses ! Ah ! tenez, rien que d’entendre ça, le sang me bout dans les veines comme l’eau dans la bouilloire. Et puis, voyons, à quoi que ça servirait, je vous le demande, à quoi que ça servirait de nouvelles manigances, puisqu’on a la preuve que le chemineau est coupable !

L’Étranger. — Quelle preuve ?

Jacques. — Le couteau, qu’on vous dit !

L’Étranger. — Ce était pas une preuve.

Jacques. — Ce n’est pas une preuve ?

L’Étranger. — No !

Jacques. — Qu’en savez-vous ?

L’Étranger. — Je savais tout.

Jacques, à part. — Oh ! mais celui-là en sait peut-être, vraiment, plus qu’on ne le croirait !

L’Étranger, à Duflair. — Conservé, le couteau ?

M. Duflair. — Pardi, un fin limier comme…

L’Étranger. — Vous à moi le montrerez aussi.

Jacques, furieux. — Pas une preuve ! pas une preuve ! qu’est-ce qu’il vous faut donc, alors ?

L’Étranger, sèchement. — Le noir diamant !

Jacques, haussant les épaules. — Cherchez-le !

L’Étranger. — Yes, je suis cherchant.

M. Duflair. — Eh bien ! vous serez malin si vous le trouvez !

L’Étranger. — Je serai… maline !

M. Duflair. — Mes agents, ceux de la brigade volante de Nantes, M. Hamard, de Paris, et moi — dont le flair est bien connu — nous n’avons pu rien trouver.

L’Étranger. — Vous avez mal cherché, voilà tout ! (À Jacques.) Alors, c’est tout ?

Jacques. — C’est tout. Depuis, le bon monsieur Jean, qu’est devenu le tuteur du petit monsieur Yves, a mis le château en vente. Ainsi, si des fois vous voudriez l’acheter… puisque, paraît-il, vous êtes venu pour ça…

M. Duflair. — Pour ça ? Sachez donc que Monsieur…

L’Étranger, un doigt sur les lèvres. — Chut ! fermez le bouche ! (À Jacques.) Le pays me plaît beaucoup. Cette histoire surtout me… intéresse très beaucoup aussi. Je voudrais seulement y mettre, comme vous dites, une termination.

M. Duflair. — …naison.

L’Étranger. — Yes, un termi…naison. Thank you. Avez-vous confortable hôtel par ici ?

Jacques. — Pas un.

L’Étranger. — Mauvais.

Jacques. — Le château est isolé sur le rocher.

L’Étranger. — Peut-on loger ici, du moins ?

Jacques. — Ici, ce n’est pas une auberge.

John. — Well ![5] qu’est-ce que ça faizé ! !

Jacques. — Comment ! Qu’est-ce que ça faisait ? (À part.) Oh ! ces Anglais ! quel sans-gêne ! (Haut.) Au reste, tenez, voilà not’ maître, Monsieur Jean : causez ensemble !


Scène II

Les mêmes, JEAN

L’Étranger, saluant. — Mister !

Jean. — Monsieur ! (Serrant la main à M. Duflair.) Du nouveau, Monsieur Duflair ?

M. Duflair. — Mon Dieu non… pas grand’chose… Mais permettez-moi de vous présenter un ami du Ministre de la Justice, un distingué citoyen de la libre Albion…

Jean, saluant. — Monsieur, l’Entente cordiale m’oblige à vous dire : Soyez doublement le bienvenu ! À qui ai-je l’honneur ?

M. Duflair. — M. Sher…

L’Étranger, bas. — Fermez le bouche !… (Haut.) Permettez-moi de garder le… coquelicot.

M. Duflair. — L’incognito !

L’Étranger. — Gnito. Thank you ! le coquenito !

Jacques. — Ce monsieur visitait le château qu’est à vendre. Et puis il voulait aussi des choses… des tas de choses… Enfin, je ne peux pas répondre à ça. Je vous laisse… (Il sort.)


Scène III

Les mêmes, moins JACQUES

Jean. — Monsieur serait-il acheteur ?

L’Étranger. — Peut-être. Je voudrais vivre un peu le pays, l’hiver… à cause du Golf Stream[6]. Nous sommes débarqués de ce matin. Un cab[7] nous a conduit ici pour regarder le château. Peut-on locationner deux de vos chambres ?

Jean. — Mon Dieu, vous camperez ici tant bien que mal, plutôt mal que bien ! Vous vous arrangerez avec notre intendant. Si vous voulez attendre, je vais aller le quérir.

M. Duflair. — Allez quérir !

L’Étranger. — Quérissez ! (Jean sort.)


Scène IV

M. DUFLAIR, L’ÉTRANGER, JOHN

John. — Quelle idée Monsieur avé dans son tête ?

L’Étranger, dans une bouffée de tabac. — Une idée…

John. — Oh ! préparons le départure. Nous n’allons pas dormir ici, dizé-moi !

L’Étranger. — Si… Mister John !

John. — Le conducteur m’a dit que c’était une maison h…antée. (Il prononce comme s’il y avait trois h.)

L’Étranger, l’imitant. — Une maison h…antée ? Tant mieux. Voilà qui me décide. J’aime beaucoup les fantômes. Je serais véritablement enchanté de faire connaissance avec un de ces gentlemen.

John. — Et puis c’est, en tout cas, une maison maudite. Il y a du sang ici.

L’Étranger. — Poltron ! n’y en a-t-il plus une goutte dans tes veines ? (Le petit Yvon entre de gauche, en vêtements de deuil.)

John. — Well !… un petite boy[8].


Scène V

Les mêmes, YVES

Yves. — Bonjour, Messieurs.

M. Duflair. — Entrez sans crainte, petit Yvon ; nous sommes des amis.

L’Étranger, désignant l’enfant. — Qui… lui ?

M. Duflair. — Yves de Kéravel… le fils de la victime.

L’Étranger, tendant la main à Yves. — Shake and[9] voulez-vous ? on a toué mort votre papa… mais soyez tranquille : on le vengera !

Yves. — Ça me le rendra-t-il ?… Pauvre bon papa ! Je l’aimais tant, voyez-vous… Moi qui n’avais déjà plus de maman ! (Il pleure.)

L’Étranger. — Allons ! Allons ! petite Breton, soyez un homme. À votre âge, votre ancester, le Corsaire, était déjà petite mousse.

M. Duflair. — Et avait fait déjà deux fois le tour du monde.

L’Étranger. — Well ! Parlons un peu ensemble, l’un contre l’autre : vous vous souvenez le tragique nuit ?

Yves. — Oh ! oui. J’ai eu assez grand peur, allez !

L’Étranger. — Vous dormiez ?

Yves. — Oui ! Je rêvais au petit Jésus, quand des cris m’ont réveillé tout à coup.

L’Étranger. — Une voix ? deux ? Souvenez-vous ?

Yves. — Non, une seule : celle de mon père !

L’Étranger. — Quoi disait-il ?

Yves — Oh ! je n’ai pas compris ! des cris seulement… des cris affreux…

L’Étranger. — Et vous vous êtes levé debout ?

Yves. — Oui… et je suis entré ici… et j’ai trouvé papa sur ce fauteuil…

L’Étranger. — Seul ?

Yves. — Tout seul… alors, je l’ai appelé… Il ne me répondait pas ! Alors, j’ai voulu l’embrasser, me réfugier dans ses bras… il ne bougeait pas !… alors, je ne me rappelle plus de rien !

M. Duflair. — Une fièvre typhoïde l’a tenu, un mois durant, entre la vie et la mort. Mais le voilà solide aujourd’hui. Un Kéravel ne meurt pas pour si peu !

L’Étranger. — Voyons ! Laissons-nous reconstruire la scène. Le fauteuil était ici ?

Yves. — Non, là ; tourné comme ceci.

L’Étranger. — Well ! Il tournait son dos au fenêtre ?

Yves. — Oui.

L’Étranger. — Alors… le bureau ?

Yves. — Il était plus en avant.

L’Étranger. — John, help me ![10]. (À Yves.) Comme ceci ?

Yves. — Encore plus avant. Là, bien.

L’Étranger. — Sur le bureau, qu’y avait-il ?

M. Duflair. — Deux verres et une bouteille. Ce qui (avec mon flair habituel) m’a porté à croire que la victime avait trinqué avec son assassin ou, alors, que le meurtrier avait un complice.

L’Étranger. — Conservés, les verres ?

M. Duflair. — Oui.

L’Étranger. — Je regarderai aussi. (À Yves.) Rien autre chose sur le bureau ?

Yves. — Oh ! si ! Je m’en souviens, qu’en entrant, je me suis dit : Tiens, le petit Noël est donc venu sur le bureau de papa, au lieu de venir dans ma cheminée ?

L’Étranger. — Comment ! dans le cheminée ?

Yves. — Oui ; pour mon Noël…

L’Étranger. — Christmas, yes !

Yves. — …J’avais demandé au petit Jésus une machine qui chante…

M. Duflair, souriant. — Un phonographe.

Yves. — Et, en entrant, malgré ma frayeur, j’ai très bien vu, là, un beau phonographe… avec un grand cornet rouge…

M. Duflair. — Le pavillon.

L’Étranger. — Qu’est devenue cette… chose ? Avez-vous mis sous scellés ?

M. Duflair. — Ma foi non ! À quoi bon ? un jouet d’enfant !

L’Étranger. — Tort vous avez eu !

Yves. — On l’avait jeté ici, dans le coin… et je l’ai retrouvé couvert de poussière, quand j’ai été guéri.

L’Étranger. — Où est-il ?

Yves. — Là… dans l’armoire de ma petite chambre…

L’Étranger. — Vous faisez amiousement avec lui ?

Yves. — Oh ! non !… de la musique ! des chansons, ici, dans la maison où est mort mon pauvre papa ! Ça serait trop triste !

L’Étranger. — C’est raison ! Disez-moi, mon petit baby… voulez-vous me le montrer voir, votre phonographe ?

Yves. — Volontiers. Attendez ! (Il court à sa chambre.)

L’Étranger. — Aidez, John ! (John suit le petit Yves.)

M. Duflair. — Que de temps perdu, Monsieur Sher…

L’Étranger. — Fermez le bouche, Monsieur Dublair : les cheminées ont des oreilles.

M. Duflair. — Vous voulez faire ici une petite perquisition…

L’Étranger. — Je fézé !

M. Duflair. — Et surtout procéder à quelques interrogatoires…

L’Étranger. — Yes !… Eh bien ! un phonographe… il parlé ! je volé interrogationner lui !…

Yves et John, revenant avec l’appareil. — Voici !

L’Étranger. — Very well ! Voyons ! le pavillon ! le diaphragme ! les cylindres. Aoh ! ce n’était pas des disques. L’appareil n’était pas nouveau modèle.

M. Duflair, souriant. — Dame… au ciel… on retarde un peu.

L’Étranger. — Voyons. (Il lit les titres.) La Polka des Angliches.

M. Duflair, riant. — Attrape !

L’Étranger. — Sambre-et-Meuse ; Le Biniou ; La Paimpolaise.

M. Duflair, dédaigneux. — Un tas de rengaines, quoi !

L’Étranger. — Oh ! un inconnu cylindre…

Yves. — Oui. Celui-là était sur l’appareil. (Fièrement.) Je l’ai démonté moi-même… sans le casser !

L’Étranger. — Mais il y a cependant un commencement d’enregistration…

M. Duflair. — Un raté.

L’Étranger. — Voyons ce que cela raconte. (Il met le cylindre et remonte l’appareil.) Écoutons :

Le Phonographe :

Cher Yvonnet, gai petit ange,
Par ce froid matin de Noël
Écoute cette voix étrange
Mais qui descend, tout droit, du ciel :

Yves, ému. — Papa ! Papa ! C’est la voix de papa !

L’Étranger. — Ah ! Ah ! chut ! écoutons :

Le Phonographe, qui continue :

Qui descend du ciel pour te dire
D’être bon pour les gueux tremblants
Et d’égayer d’un doux sourire
Leurs humbles cœurs, toujours dolents.
Ah ! au secours !… À l’assassin !… À moi !…

Yves, épouvanté. — Papa ! Papa !

M. Duflair. — Que signifie ?

L’Étranger. — Chut !

Le Phonographe. — Toi ! Toi ! Que t’ai-je fait, misérable ? Caïn ! Caïn ! Caïn !…

Yves, affolé. — J’ai peur ! J’ai peur ! (Bruit au dehors.)

L’Étranger, vivement. — Chut ! On vient ! Pas un mot de toutes ces choses, n’est-ce pas ? à personne ! Est-ce juré promesse ?

Tous les trois. — Oui, convenu.

L’Étranger. — Tiens, petite, prends ceci dans ton petit chambre… et garde-le pieusement, enfermé à clef dans ton petit armoire ! Aidez, John !

Yves. — Oui, monsieur. (Il sort, suivi de John.)

L’Étranger, les bousculant. — Partez ! Dépêchez courir ! (La porte du fond s’ouvre.) Il était temps !


Scène VI

Les mêmes, plus JACQUES

Jacques, accourant affolé. — La Voix du Mort ! La Voix du Mort ! N’avez-vous rien entendu ?

L’Étranger et M. Duflair, sèchement. — No ! Non !

L’Étranger. — Taisez-vous, vieux fol, vous avez des h…allucinations ! (John rentre avec Yves.)

Jacques. — Cependant, je vous assure, j’ai bien entendu. (À M. Duflair.) Et vous ?

M. Duflair. — Rien.

Jacques, à John. — Et vous ? N’avez-vous pas entendu…

John, sèchement. — No ! (Il lui tourne le dos.)

Jacques, à Yves, qui rentre. — Et vous, Monsieur Yvon ? N’avez-vous pas entendu tout à l’heure, ici, des cris ?

L’Étranger, en colère. — Shut up ![11]. Vous allez faire peur à cette baby, avec vos histoires de outre… tombeau !

Jacques. — Alors… ça y est ! je deviens fou. On le serait à moins… Me voilà mûr pour les Bas-Foins[12] de Dinan. Ah ! dame, sûr, dame !


Scène VII

Les mêmes, JEAN et FRANÇOIS

Jean. — Venez ici, François, que je vous présente à notre hôte. (À l’étranger.) Voici l’intendant du château qui vous installera de son mieux… puisque le Ministre veut bien nous prier de vous offrir une modeste hospitalité.

L’Étranger. — Thank you, Sir !

Jean. — Mon frère vous eût mieux traité, lui si bon, si accueillant. (Il s’essuie les yeux en cachette.) Mais, depuis sa mort, tout est à l’abandon, ici ! Excusez !

L’Étranger. — Ce été à vô excuiouser moi ! (À part, à M. Duflair.) Il a cependant une bonne figure, ce gentleman !

M. Duflair. — Pourquoi pas ? Un si brave homme !

L’Étranger. — Et… l’autre ?… le intendant ?

M. Duflair. — Brave homme aussi… un peu bourru, mais de mœurs irréprochables.

L’Étranger. — Avez-vous Fait enquêture contre lui ?

M. Duflair. — Non… mais Messieurs de Kéravel l’ont toujours eu en haute estime.

L’Étranger, haut, à Jean, qui s’entretient avec François qui gesticule. — Depuis combien d’années ce gentleman est-il votre intendant ?

Jean. — Depuis six ans.

L’Étranger, hochant la tête. — Aoh ! very well !

Jean. — Quoi donc ?

L’Étranger. — Rien. Je dizé : Aoh ! very well !

Jean. — Je vous laisse. Donnez vos ordres ; vous êtes ici chez vous.

François, bougon. — Chez lui ! chez lui ! comme vous y allez !

Jean, souriant, bas, en sortant. — Ordre du Ministre, mon cher François, ordre du Ministre ! Inclinons-nous !

(Il sort.)


Scène VIII

Les mêmes, moins JEAN

François. — Si vous voulez me suivre, Messieurs. Je vais essayer de vous installer pour le mieux.

L’Étranger. — Excuiousé mi ! une question. (Le regardant bien en face.) Depuis combien de temps avez-vous quitté l’Angleterre ?

François, troublé. — Hein ? Quoi ? l’Angleterre !… Mais je n’y ai jamais mis les pieds ! (Il lui tourne le dos et va parler à Jacques.)

L’Étranger, à M. Duflair. — Cet homme ne dit pas véridique. Au cours d’une rafle, à Vite-Chapel, je l’ai fait prendre, voilà cinq ou six ans… Il n’avait rien de criminel à se reprocher… et on l’a remis en liberté… Mais je oublie jamais, moi, le son des voix, ni le expression des regards…

M. Duflair. — Évidemment… nous autres, fins limiers !… Cependant, il est assez invraisemblable… Et puis quel rapport avec le crime qui nous intéresse ?

L’Étranger. — Il pouvé avoir rapport ! (À Jacques.) Depuis combien d’années êtes-vous au service des Kéravel, vieil homme ?

Jacques. — Depuis toujours ! J’ai relevé le cadavre du père assassiné ici, comme j’ai relevé le corps du fils, l’an dernier ; j’ai vu naître ses enfants.

L’Étranger, appuyant sur les mots. — Tous les trois ?

M. Duflair et François. — Hein ?

Jacques, hésitant. — Oui… tous les trois… Vous savez donc ?…

L’Étranger. — Je savé rien du tout! J’ai dit trois comme je aurais dit quatre… mais je savé, à présent, qu’ils étaient trois et non pas seulement deux.

François. — Erreur, voyons, Jacques ; les messieurs de Kéravel n’ont jamais été que deux.

Jacques. — Ah ! ça, c’est un secret… que je viens de trahir sans le vouloir. Vous, monsieur François, vous ne pouvez pas savoir…

L’Étranger. — Comment pourriez-vous savoir ?… Vous ne connaissez les Kéravel que depuis six ans.

François, se mordant les lèvres en regardant Jacques. — Maudit bavard !

L’Étranger. — Où est devenu cette troisième frère ?

Jacques. — Je vous ai dit que c’est un secret de famille…

François, sèchement. — Et, chez nous, on ne viole pas de pareils secrets !

L’Étranger. — Non plus chez nous !… À moins que la Jioustice n’ait intérêt à y mettre le naseau… oh ! discrètement ! (À M. Duflair, en élevant la voix.) Monsieur le juge, dites à cet homme que j’ai ordre et le droit de savoir tout le vérité…

M. Duflair. — Oui, pleins pouvoirs !

Jacques. — Soit, alors… mais je ne parlerai que devant vous seul… et devant M. François… qui est presque de la famille à présent.

L’Étranger, à part. — Un peu plus que presque, je croyé ! (Haut.) Monsieur Dublair ?

M. Duflair. — Flair…

L’Étranger. — Comme vous disé ! (Montrant Yves.) Voulez-vous emporter cette baby dans son chambre et consigner par écrit l’enquesture de tout à l’heure ? Vous m’excuiouserez ?

M. Duflair, vexé. — Dame ! Ordre du Ministre ! (Il sort à gauche avec Yves.)

L’Étranger, à John, lui donnant de l’argent. — John ! Paie that coachman ![13].

John. — Yes, sir ! (Il sort par le fond.)


Scène IX

L’ÉTRANGER, FRANÇOIS et JACQUES

L’Étranger. — Causez à présent.

Jacques. — Eh bien ! voilà. Les Kéravel étaient donc trois frères : l’aîné, M. Robert, Dieu ait son âme ! le deuxième, le bon monsieur Jean que vous avez vu ici tout à l’heure… et, enfin, le dernier, monsieur Henry : celui-là était le vrai descendant de l’ancêtre, le Corsaire ; batailleur, brutal, entêté ! cognant sur tout le monde, parents, maîtres et domestiques ; renvoyé de tous les collèges ; l’épouvante des siens, quoi ! le chagrineux de sa pauvre mère qui, cependant, l’aimait avec faiblesse !

L’Étranger. — Qu’est-il arrivé de lui ?

Jacques. — Il disparut un beau jour, au moment de tirer au sort… et, depuis, on ne l’a jamais revu.

L’Étranger. — Alors, selon vous ?

Jacques. — Selon moi… il est mort… et cela vaut mieux pour tous !

François. — Sûr… cet homme est mort !

L’Étranger. — Combien vieux serait-il ?

Jacques, réfléchissant. — Voyons… il aurait, à présent, dans les quarante-cinq ans environ…

L’Étranger. — C’est bien ce que je pensais.

Jacques et François. — Hein ?

L’Étranger. — Rien… une idée. Et mister John ?

Jacques. — John ! Votre domestique ?

L’Étranger. — Non, le maître nouveau du château…

Jacques. — Ah ! monsieur Jean ?… On parle français, que diable ! Eh bien ?…

L’Étranger. — Croit-il son jeune frère devenu mort… et bien mort ?

François. — Sûrement !

L’Étranger. — Vous, qu’en savez-vous ?

François. — Je le suppose… car il ne m’en a jamais parlé. Or, il n’a guère de secret pour moi.

L’Étranger, montrant la porte à Jacques. — Thank you, vieil homme. Vous pouvez prendre départure…

Jacques. — Ce n’est pas trop tôt ! (Il remonte.)

L’Étranger, frappant sur l’épaule de François. — Vô, restez ! Je avé encore une petite renseignement à vous demander. (Jacques sort.)

François, à part. — Ah ! mais ! ah ! mais ! il commence à m’embêter l’Angliche !


Scène X

L’ÉTRANGER, FRANÇOIS, seuls

L’Étranger, bref, les bras croisés, après s’être assuré que toutes les portes sont fermées. — À nous deux !… Alors, bien certain vous êtes de n’avoir jamais été en Angleterre ?

François, nerveux. — Aussi sûr que vos manières commencent à me lasser, entendez-vous ? D’ailleurs, je vais dire à votre cocher de ne pas s’en aller. Réflexion faite, nous n’avons pas de chambre ici, pour vous ; tout est sous scellés et monsieur Jean m’a dit d’agir à ma guise. Vous allez donc pouvoir retourner à Saint-Malo.

L’Étranger, sèchement. — Shut up ![14]. Je n’aime pas le mensonge.

François. — Pas plus que j’aime les mouchards.

L’Étranger. — Well ! well ! Et d’où savez-vous que je suis une « moucharde », comme vous dizé ?

François, troublé. — Je ne sais pas, mais je présume, à vos façons…

L’Étranger. — Vous avez peut-être des raisons pour prézoumer jiouste. (Un silence.) Voulez-vous, if you please, fézé voir votre bras ?

François. — Mon bras ?

L’Étranger. — Yes, votre bras ; celle-ci…

François. — Plus souvent !

L’Étranger. — Vous ne voulez pas. Quand même, moi je voulé.

François. — On verra !

L’Étranger. — Yes, on va voir. Vous avez très ressemblance avec certaine mauvaise boye[15], que j’ai fait arrêter, autrefois, dans London, et qui portait un beau tatouage au bras droit. Fézé voir.

François. — N’approchez pas ou je cogne !

L’Étranger. — Well ! Vous voulez boxer moi ? Soit ! il fézé froid ici, quelques rounds[16], ça réchauffera ! En garde ! (Ils boxent une seconde. L’étranger terrasse François et lui découvre le bras.) Knock out ! ! ! Ah ! Ah ! damné camarade ! J’avais raison. Voici le tatouage. Je le reconnais. All right ! Ne prenez pas froid là-dessus ; baissez le manche ! Vous êtes bien celui que je pensais, my dear[17]. Prenez donc la peine de vous lever debout ! (Grognement de François.) Comme vous disez ! Allons, allons, ne fézé pas le méchant ! Sherlock est un bon compagnon.

François, se dressant avec épouvante. — Sherlock ! Sherlock Holmes !… le fameux détective ? Vous ? Vous ?

L’Étranger. — Ne me reconnaissez-vous pas ?

François, vaincu. — Si… si… On ne lutte pas contre vous, monsieur Sherlock. Oui, je l’avoue à présent ! oui, je suis vraiment Henry de Kéravel.

L’Étranger. — All right !

François. — Mais vous ne me trahirez pas, au moins ?

L’Étranger. — Vous non plus ?

Ensemble. — Comptez sur moi !


Scène XI

Les mêmes, JEAN

Jean. — Eh bien ! vous êtes-vous entendu avec François ?

L’Étranger. — Très bien, n’est-ce pas ?

François, se frictionnant les épaules. — Oui, très bien à l’amiable.

L’Étranger. — Je vais pouvoir m’occuper en paix de cette histoire de crime.

Jean. — Vous ? pourquoi donc ?

L’Étranger. — Oh ! en amateur ! qui sait ? Peut-être pour faire un dramatic élucubration pour le théâtre, un jour. C’est maintenant le style !

Jean. — Oui… Eh bien, quand même voulez-vous un bon conseil, monsieur ?

L’Étranger. — Parlez-moi.

Jean. — Puisque l’enquête est terminée à présent, que le criminel…

L’Étranger. — Le criminel ?…

Jean. — Oui… le chemineau… est près d’être condamné, ne pensez-vous pas qu’il vaut mieux ne plus s’occuper de cela ?

François. — Oui, il faut laisser les morts dormir en paix, voyez-vous.

L’Étranger. — Yes… mais il faut aussi que Jioustice se fasse. Et Jioustice se fera… ou j’y perdrai mon nom !

Jean, à sa gauche. — Merci ! (Il lui serre la main.)

François, même jeu, à droite. — Merci !

Jean, à François. — Quelle chambre donnez-vous à notre hôte ? (Ils remontent en causant.)

L’Étranger, à part, au premier plan, les regardant s’éloigner. — Un de mes mains vient de serrer le main d’une damnée canaille. (Regardant alternativement ses deux mains.) Oui… mais laquelle ?


RIDEAU


  1. Prononcer : Ol raït !
  2. Prononcer : Holl !
  3. Abréviation de : s’il vous plaît ? (prononcer : Plize ?)
  4. Prononcer : Seur.
  5. Prononcer : Ouell.
  6. Prononcer : Goulf Strim.
  7. Prononcer : kaib.
  8. Prononcer : boë.
  9. Prononcer : Schek hend
  10. Aidez-moi.
  11. Taisez-vous ! (prononcer : Cheu teup !)
  12. Asile d’aliénés de Bretagne.
  13. Payez le cocher ! (prononcer : Pao dat coutch’meun !)
  14. Taisez-vous ! (prononcer : Cheu teup).
  15. Garçon (prononcer : bo-ë).
  16. Prononcer : râounz.
  17. Mon cher ! (prononcer : Maï dir !)