Le Mystère de Kéravel/III

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H. Boulord & Fils, éditeurs (p. 52-93).


ACTE TROISIÈME

LA VOIX DU MORT

(Même décor, deux semaines plus tard. Au fond, paysage de neige, comme au premier acte.)


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Scène PREMIÈRE

L’ÉTRANGER, fumant sa pipe
assis confortablement dans un fauteuil,
près de la cheminée, et JACQUES

L’Étranger, à Jacques qui regarde par la baie. — Rien encore, vieil homme ?

Jacques. — Attendez donc. (Il écoute.) Une voiture grimpe la côte.

L’Étranger. — Ce sont eux.

Jacques, fermant la fenêtre. — Chien de temps ! Tout pareil à celui de l’an dernier, à croire que rien ne s’est passé, et que tout ce qu’est arrivé n’était qu’un rêve ! Plût au ciel que ce mensonge-là soit vrai ! (Il met du bois dans l’âtre.)

L’Étranger. — Dizé au maître et à l’intendant de venir ici parler à moi.

Jacques. — Bien, monsieur. (Il sort à droite.)

(L’étranger va fermer à clef, rapidement, les deux portes de droite et celle du fond.)


Scène II

L’ÉTRANGER, puis YVON

L’Étranger. — Allons, faisez vivement et faisez très bien, mister Sherlock, my dear. Le drame approche de sa termination ! (Il frappe à la porte de gauche.) Yvonnet ! Mon petit boy ! Êtes-vous là ?

Yvon. — Oui, bon ami.

L’Étranger. — Venez… et apportez ici votre gramophone !

Yvon. — Mon gramo… quoi ?

L’Étranger. — Votre machine qui parle.

Yvon. — Ah ! bon !

L’Étranger, écoutant à la baie entr’ouverte. — La voiture approche vite… malgré la neige. Dépêchons. (Il referme la baie.)

Yvon, entrant. — Voici la boîte enchantée.

L’Étranger. — Bien. Placez ici, sur le bureau. Personne ne l’a vue ?

Yvon. — Personne… excepté M. François… l’intendant.

L’Étranger. — Hein ?

Yvon. — Oui… un jour de grand nettoyage. Je lui ai dit que c’était mon petit Noël…

L’Étranger. — Et ?

Yvon. — Il a haussé les épaules et il est parti.

L’Étranger. — All right ! Voyons, le bon cylindre ? Le voici. Le diaphragme ? Parfait ! Mettons-le à l’exact endroit.

Yvon. — Papa va crier ? Oh ! j’ai peur !!!

L’Étranger. — Non, petit boy ! votre papa ne va pas parler encore ! Ce n’est pas l’heure ! Le pavillonne ? thank you ! Là ! (Il prend dans un coin deux paravents.) Ces deux paravents masqueront le bureau et l’appareil. (Il les installe.) All right ! Est-il jusqu’au bout remonté ? Yes ! Vous avez bien remembrance de mes instructions ?

Yvon. — Oh ! oui ! Dès que vous me direz : « Allez vous reposer, mon enfant », je ferai semblant de me retirer… et je me cacherai, ici, derrière ces paravents.

L’Étranger. — Sans bruit !

Yvon. — Sans bruit !

L’Étranger. — Sans peur !

Yvon. — Sans peur !… Et quand vous direz : Écoutez, écoutez !…

L’Étranger, tendant l’oreille. — Taisez votre bouche ! (Il va sans bruit, mais en courant, à la première porte de droite et l’ouvre brutalement en criant :) Entrez donc, mister François !


Scène III

Les mêmes, plus FRANÇOIS, puis JEAN

François. — Hé là ! Vous en avez des manières, vous !

L’Étranger, le menaçant du doigt, en riant. — Petite curiouse… qui écoutez au derrière des portes !

François. — Jamais de la vie ! J’allais frapper.

L’Étranger, allant ouvrir, de la même façon, l’autre porte de droite. — Entrez, mister John !

Jean, furieux. — On n’est plus chez soi, à présent ! De quel droit ferme-t-on les portes à clef ?

François. — C’est ce que je pensais !

L’Étranger. — Ce était le style en Angleterre : l’intimité du home. Vous aimez pas ? Excuiouse-mi… et ouvrez la grande porte !

François. — Comment ? celle-là aussi, à clef ?

Jean, haussant les épaules. — Non, vraiment, le toupet des Anglais est extraordinaire !

Jacques, entrant par le fond. — Les v’là ! les v’là !

François et Jean. — Les v’là ! Qui ?

L’Étranger. — Mister Dublair… qui vient pour le « Christmas » souper avec nous.

François, haussant les épaules. — Ah ! il y avait longtemps qu’on ne l’avait vu, celui-là !

L’Étranger. — J’ai pris permission de le inviter… Excuiouse-mi si je souis indiscrète !

Jean. — Mais du tout… du tout !… Les amis de nos amis…

François. — Sont nos amis !

L’Étranger. — Thank you ! (Il va se rasseoir dans le fauteuil.)


Scène IV

L’ÉTRANGER, JEAN, FRANÇOIS, YVES,
puis M. DUFLAIR et JOHN

M. Duflair, sans voir l’étranger, qui est un peu masqué par le paravent de gauche. — Bonjour, Messieurs ! (Il serre les mains.) Ne serrez pas trop fort, j’ai l’onglée ! Quel froid de canard !

Jean. — Quel dévouement, Monsieur Duflair !… Vraiment, je suis confus…

M. Duflair. — Oh !… service commandé… commandé par ce cher…

L’Étranger, coupant la phrase. — Par ce cher… ami de malheur… et par le Ministre de vô !

M. Duflair. — Oh ! pardon ! je ne vous voyais pas.

L’Étranger, lui tendant les mains. — Secouons les mains.

M. Duflair. — Oye ! oye ! pas si fort ! (À Yves, lui tapotant les joues.) Bonjour, petit !

Yvon. — Chauffez-vous, Monsieur le juge. (Il lui désigne le fauteuil devant la cheminée.)

M. Duflair. — Ce n’est pas de refus !

François, à Jean (premier plan, à droite). — Est-ce qu’il va encore s’installer ici, celui-là ?

Jean, souriant. — Sans doute ! Faites préparer une chambre, à tout hasard… pour ce fin limier !

François, haussant les épaules. — Une chambre… pour un limier !… Une niche suffirait ! (Il remonte en parlant à Jean.)

L’Étranger, bas à Duflair, près de la cheminée. — Vous avez avec vous apporté les pièces de conviction ?

M. Duflair, se chauffant. — Toutes… dans une Bertillonne !… Ah ! vous en avez un pouvoir, vous ! On ne vous refuse rien !

L’Étranger. — À charge de revanche !… Et… l’homme ?

M. Duflair. — Relâché provisoirement… Il n’y comprend rien !

L’Étranger. — Vous avez aussi apporté lui avec vous ?

M. Duflair. — En chemin de fer, oui, jusqu’à Saint-Malo. Mais ensuite, il a refusé de monter dans la voiture, disant qu’un chemineau ne chemine pas en calèche !

L’Étranger. — Ah !

M. Duflair. — Dame ! depuis un an !… Il avait besoin de se dégourdir les jambes.

L’Étranger. — Alors ?

M. Duflair. — Alors… il arrive à travers champs… suivi de près, comme de juste, par deux bons anges gardiens à poigne solide.

L’Étranger. — All right !

(Jacques et John entrent en apportant une caisse.)

Jacques. — Montons-nous ceci dans une chambre ?

L’Étranger. — No ! posez ici sur la table ! (À Jean et François.) Vous permettez ?

François, haussant les épaules. — Si on se rebiffait… ça serait le même prix.

L’Étranger. — Faites remiser le voiture et prendre soin des cheval !

M. Duflair. — Vaux !

L’Étranger. — Vous disez ?

M. Duflair. — Vaux ! On dit un cheval et des chevaux !

L’Étranger. — Thank you ! (S’adressant à Jean et à François.) Gentlemen, je vous ai réunis pour une définitive conférence. Avec les pièces de conviction, nous allons tâcher moyen de faire la reconstitution du crime de l’an dernier.

M. Duflair. — J’ai mon dossier ! Mais cette séance n’avancera à rien. Mon flair ne m’a pas trompé, allez, j’en suis certain.

L’Étranger. — Nous verrons.

Jean. — Notre présence à tous est-elle bien nécessaire ? (Il remonte.)

François, remontant aussi. — Oui, au fait…

L’Étranger, les ramenant chacun par un bras. — Donnez-vous la peine de vous asseoir, if you please ! (Il les assied tous les deux, de force, au premier plan à droite ; à droite de la table également, par conséquent.)

Jean. — Puisque vous insistez…

François. — …Avec tant de politesse !

L’Étranger. — Fermez le bouche ! (À Jacques.) Et vous… fermez la porte ! (Jacques et John restent debout derrière la table ; le petit Yves, premier plan à gauche, enfoui dans le fauteuil près de la cheminée.) Parlez, Monsieur Dublair.

M. Duflair. — Encore ! Du…flair, if you ple…a..ze. (Il prononce à la française.)

L’Étranger. — Comme vous disez !… Racontez le enquesture !

M. Duflair, examinant ses notes. — En arrivant ici, mon premier soin a été d’examiner le cadavre.

L’Étranger. — Nous y reviendrons ; les traces de pas d’abord.

M. Duflair. — Il y avait des marques de sabots allant de la cuisine à cette fenêtre, mais très intelligemment brouillées.

L’Étranger. — Brouillées. Comment brouillées ?

M. Duflair. — Pour revenir sur ses pas, l’assassin, avait soigneusement posé, une seconde fois, ses pieds dans les mêmes empreintes. Et dame ! dans la neige, ça s’embrouille vite !

L’Étranger. — À qui, vous croire, les sabots ?

M. Duflair. — J’avais cru d’abord que c’étaient ceux du domestique.

Jacques. — Par exemple ! ! !

M. Duflair. — Mais mon flair ne tarda pas à reconnaître ceux du chemineau accueilli ici par charité.

Jean, François et Jacques. — On nous y reprendra !

L’Étranger. — Ne m’avez-vous pas dit que le cheminal…

M. Duflair. — Neau… chemineau !

L’Étranger. — Yes… on disait des chemineaux… mais on doit dire un cheminal, je pense : un cheval, des chevaux ; un cheminai, des chemineaux.

M. Duflair. — Non, ce n’est pas la même chose !

L’Étranger, haussant les épaules. — C’est égal à moi ! Je dizé donc que le vagabonde était ivre décédé ?

Jacques. — Ivre mort… ah ! dame, oui dame !

François. — Tout à fait saoul perdu, comme on dit par ici !

L’Étranger. — Alors, vous voulez comment qu’un homme ivre à ce point réussisse un travail de précision comme celui qui consiste à exactement déposer les pieds dans les mêmes traces, à l’arrivage et au départure ?

Jean. — Il avait peut-être simulé l’ivresse.

M. Duflair. — C’est ce que je me suis dit.

L’Étranger. — Laissons-nous continuer ! Les traces sont dès lors indéchiffrables, vous disez ?

M. Duflair. — Oui… pour tout le monde… mais pas pour un limier tel que moi ; arrivé au bord de cette fenêtre, le gredin a retiré ses sabots ; puis, son crime accompli, il a fait demi-tour… mais n’a pas songé à mettre ses sabots, à rebours, dans les deux premières empreintes ; les autres seules, par conséquent, ont été brouillées. J’ai donc ici deux bonnes empreintes moulées.

John et Jacques. — En plâtre !

M. Duflair. — Oui, emplâtres ! (Il fouille dans la boîte et en tire une sorte de grand moulage plat et carré.) Voici.

L’Étranger. — All right ! Avez-vous les sabots du chemi…

M. Duflair. — Neau… Les voici ! Par une étrange coïncidence, ils ressemblent fort à ceux du domestique, étant neufs tous les quatre et achetés, tous les quatre, dans la même contrée. Comparez.

L’Étranger, regardant les sabots. — Les sabots de l’inculpé n’ont rien à faire ici. Mettez au feu !

Tous. — Hein ?

M. Duflair. — Comment ? le vagabond ne serait pas coupable ?

L’Étranger. — Lui, peut-être… mais ses sabots… no !

M. Duflair. — Alors…

L’Étranger, montrant les autres sabots. — Voici les sabots qui ont servi à l’assassin.

Tous. — Comment !

M. Duflair. — C’est le domestique qui est coupable ? Ah ! mon flair ne m’avait pas trompé, alors !

L’Étranger. — Les sabots, certainement… mais pas lui… peut-être !

Jacques, s’épongeant le front. — Hé là ! hé là ! Voilà que ça recommence ! Voyons… j’avais laissé mes sabots dans la cuisine, que je vous dis, et je les ai retrouvés au même endroit après le crime, ainsi ! Et d’abord, qui prouve ?

L’Étranger. — Ceci…

Jacques. — Quoi… ça ?

L’Étranger. — Vous aviez dû commencer contre la glace vos sabots ferrer ?

Jacques. — Oui… mais m’apercevant que je n’aurais pas assez de clous pour ferrer les deux, j’ai suspendu mon travail pour ne pas boiter en marchant.

L’Étranger. — Et vous avez retiré les trois premiers clous déjà plantés ?

Jacques. — Oui.

L’Étranger. — Voici les trois clous marqués ici en relief.

M. Duflair. — Mais… on ne les voyait pas dans les autres traces.

L’Étranger. — L’assassin marchait sur le pointe de ses sabots et les talons ne portaient pas. Ils n’ont porté que pendant le repos.

Jacques, levant les bras au ciel. — Eh ben ! me v’là propre, à c’t’ heure !

M. Duflair. — Décidément… mon flair…

L’Étranger. — Attendez !… plaçons à terre les incriminés sabots, comme ils le sont sur cette moule, très exactement : là ! (À Jacques.) Habillez-vous vos pieds, habituellement, avec des sabots ?

Jacques. — Été comme hiver. J’ai dû venir au monde en sabots.

L’Étranger. — Déshabillez vos pieds !

Jacques. — Hein ?

M. Duflair. — Déchaussez-vous !

Jacques. — C’est fait !… mes sabots sont à la porte. Faut-il retirer mes chaussons ?

L’Étranger. — No… Entrez-vous dans ces sabots…

Jacques, au moment de se chausser, se penche vers les sabots. — Attendez !

L’Étranger, l’arrêtant. — Que faites-vous ?

Jacques. — Dame, je vais les mettre d’aplomb !

L’Étranger. — D’aplomb ?

Jacques. — Oui… vous me présentez le sabot droit devant le pied gauche… et « vissez Versailles »…

L’Étranger. — Il y a donc dans les sabots, comme dans les chaussures, un pied droit et un pied gauche ?

Jacques. — Sûr ! et si vous vous chaussez à l’envers… dame ! vous ne ferez pas un long chemin sans vous blesser ; chacun sait cela, voyons !

L’Étranger, à M. Duflair. — Vous saviez ?

M. Duflair. — Ma foi, non ! je n’ai jamais mis mes pieds dans des escarpins en cuir de brouette, moi !

L’Étranger, à Jean et à François. — Et vous ?

Jean. — Ma foi…

François. — Il me semble bien ! Vous savez ; ça c’est d’instinct, on ne réfléchit pas.

M. Duflair. — Mais alors, si ce domestique, d’instinct, chausse toujours ses sabots comme on doit les chausser…

Jacques. — Ah ! dame, sûr, dame !

M. Duflair. — Il n’était pas dans ses propres sabots, la nuit du crime, devant cette fenêtre.

Jacques. — Pardine ! je dormais !

M. Duflair. — Il n’est donc pas soupçonnable !

L’Étranger. — Abandonnez cette piste, croyez-moi !

M. Duflair. — Bravo ! mon flair ne m’avait pas trompé.

L’Étranger. — Laissons-nous continuer ! Qu’avez-vous remarqué près du cadavre.

M. Duflair. — Une bouteille et deux verres ; les voici, bien enveloppés, pour ne pas effacer les empreintes… s’il y en avait !… mais il n’y en a pas !

L’Étranger. — L’assassin — une maline — a pu s’envelopper le main qui manipoulait ces objets pour ne pas laisser de traces.

M. Duflair. — Ils étaient peut-être deux, aussi : l’un, entré par la fenêtre ; l’autre, venu de l’intérieur de la maison… et tous deux, la main enveloppée, ont trinqué pour se mettre le cœur d’aplomb après le crime.

L’Étranger. — No ; le bouteille est presque plein. On n’a fait qu’un simoulacre. (Il l’examine.) Pas d’empreintes ! (Il la repose.) Les verres étaient vides ?

M. Duflair. — Un verre était vide ; l’autre demi-plein…

L’Étranger. — Donc… quelqu’un a tout de même boire. Voyons les verres. (Il les examine.) Pas d’empreintes sur celle-là ; ah ! une empreinte… effacée, sur celle-ci.

M. Duflair. — Vous croyez ? Cependant…

L’Étranger. — Mister Jacques ! Trempez donc votre pouce dans l’encrier du bureau.

Jacques. — Hein ! Quoi ? Encore !

L’Étranger. — Faizé vite !

M. Duflair. — Obéissez ! (Jacques obéit.)

L’Étranger. — Posez maintenant votre pouce sur cette feuille de papier… Allons, fésez. Encore, encore ! Thank you !… (Il examine les empreintes avec une loupe.) Vous avez été blessé à la main ? à la main droite… Vous, pas souvenir ?

Jacques, mettant les mains dans ses poches. — Moi !… non… je ne me rappelle pas…

Jean, souriant. — Mais si, voyons, vieux Jacques ; tu as eu la main prise dans une machine à battre, jadis, à la ferme ; c’est vieux… mais je vois encore ta main saignante. J’étais petit et n’avais jamais vu de sang, on n’oublie pas ses premières impressions. Qu’as-tu à craindre ? Sois franc.

Jacques. — Oui… je me souviens… Voici la cicatrice…

L’Étranger. — Et la voici, marquée sur le verre. Voyez avec ce loupe…

Jacques. — Inutile !… c’est vrai : j’ai bu dans ce verre !

Tous. — Ah !

Jacques. — Oui… je n’en ai rien dit… parce que M. le Juge me soupçonnait… et j’ai craint d’augmenter les charges élevées contre moi. Quand je suis entré ici, que j’ai vu, le premier, not’ maître, pâle, défiguré, et son petit gâs presque quasi mort itou sur lui — (Regardant Yves dans son fauteuil.) — tiens ! il s’est endormi le pauvre innocent ! — j’ai eu comme qui dirait un éblouissement !… la sueur froide m’a donné si chaud que j’ai vu le moment où j’allais tomber dans des faïences, comme une femmelette… sans même avoir le temps de donner l’éveil ! Alors, comme devant moi y avait un verre de vin, je l’ai pris et je l’ai bu et ça m’a remis le cœur et l’esprit d’aplomb. Plus tard, quand on a dit, comme ça, qu’on allait emporter la bouteille et les verres pour examiner s’il y avait des traces de doigts, j’ai tâché moyen d’essuyer contre mon gilet la trace des miens, en passant les verres à M. Duflair, qui n’y a vu que du feu. Voilà la vérité vraie sur l’âme de ma défunte mère. (Il crache par terre et étendant la main droite.) Voyons ? Ça vaut-il la guillotine ? Oui ? V’là ma tête !

M. Duflair, sévèrement. — Non ! mais il est toujours dangereux d’égarer la justice ! Pour moi, désormais, vous devenez suspect de complicité.

Jacques. — Ah ben ! par exemple !

L’Étranger. — Fermez le bouche !… Que demeure-t-il de toutes vos fameuses pièces de conviction ?

M. Duflair, triomphant. — Du nanan ! La preuve patente, claire, fulgurante, indéniable, de la culpabilité de Pierre-qui-Roule. Son couteau !

L’Étranger, le prenant. — Un terrible knife[1], en effet. (Il l’ouvre) Dans une solide main, c’est irrésistible. (À Duflair.) Et le couteau est vraiment véridique celui de cette vagabonde ?

Jacques. — Ah ! dame, sûr, dame ! c’est celui qu’il a planté dans la miche, au milieu de cette table !

François. — Celui que j’ai moi-même retiré du pain…

Jean. — Et dont vous m’avez fait remarquer le maniement et le cran d’arrêt qui empêche la lame de se refermer…

M. Duflair. — À moins que l’on ne tire — et rude — sur l’anneau !

L’Étranger. — Vous avez retiré vous-même l’arme du blessioure ?

M. Duflair. — Moi-même !

L’Étranger. — Voulez-vous lire à moi la relation de l’autopsie ? La description de la plaie seulement.

M. Duplair, feuilletant le dossier. — Volontiers… vous allez voir si mon flair… voyons… Ah ! voici : « L’arme, un grand couteau à cran d’arrêt, long de trente-cinq centimètres ouvert, la lame, seule, atteignant la longueur de dix-huit centimètres, était entrée entre les deux épaules de la victime et avait traversé le poumon droit, l’hémorragie avait été toute interne, si bien que l’arme retirée par nous ne laissait plus apercevoir qu’une petite plaie de cinq centimètres de hauteur environ, plus large à la base qu’au sommet, le dos du couteau étant épais de plus d’un centimètre…

L’Étranger. — Stop ! le fil de la lame était donc en haut ?

M. Duflair. — Évidemment. Un couteau ordinaire se serait refermé sur la main du meurtrier… mais, encore une fois, l’arme était à cran d’arrêt. Je reprends.

L’Étranger. — Stop !… Cette couteau est, en effet, l’arme du crime…

M. Duflair. — Parbleu…

L’Étranger. — Cette couteau appartenait vraiment à cette vagabonde ?…

M. Duflair. — Oui !… Donc, le vagabond est coupable. Mon flair…

L’Étranger, sèchement. — Votre blair s’est trompé une fois de plus !

M. Duflair, furieux. — Ah ! mais… à la fin !

L’Étranger. — Vous pouvez remettre le cheminal en liberté.

Tous. — Hein ?

L’Étranger. — Ce n’est pas lui qui a frappé M. de Kéravel !

M. Duflair. — Qui vous fait croire ?

L’Étranger. — De même que le vieux domestique sait mettre ses sabots, de même le vagabonde sait se servir de son couteau, je suppose ?…

M. Duflair. — Certainement…

L’Étranger. — À quoi sert cet anneau ? à fermer le couteau, disez-vous ? Yes… mais aussi — et surtout — à passer le petit doigt, lorsque l’on frappe, pour ne pas couper soi le main en frappant. Ce anneau remplace le garde d’un poignard qui dit à son lame : tu ne t’enfonceras pas plus en avant profondément !

M. Duflair. — Alors ?

L’Étranger. — Alors, si le cheminai avait frappé, lui-même, la victime, il aurait tenu son arme comme un professionnel sait le tenir… et le fil de la lame serait en bas de la plaie et non pas en haut… comme vous venez de le lire.

M. Duflair, admiratif. — Ah ! mais ! ah ! Vous êtes très fort, vous, décidément !

Jean et François. — Très fort !

Jacques. — C’est admirable !

L’Étranger. — No ! Du tout… Il ne suffit que d’observer et de réflicher ! (À M. Duflair.) Le caisse est vide ? (Il taille négligemment son crayon avec le couteau, puis le glisse naturellement dans sa poche.)

M. Duflair, bougon. — Ma foi, oui ! Il ne reste plus que des papiers, des ficelles, des lacets, ayant servi, sans nul doute, à empaqueter un joujou d’enfant… Vous savez bien, au fait, ce…

L’Étranger. — Fermez le bouche et laissez-moi voir ces papiers ! (Il les examine et les rejette dans la caisse.) Rien d’intéressant ! Ces ficelles ? (Même jeu.) Rien ! Cette petite lacet ne ressemble pas tout à fait aux autres ?

M. Duflair. — Mais si ! mais si ! Il était dans la main de la victime.

L’Étranger. — Ah !

M. Duflair. — Oui… preuve que M. de Kéravel venait de déballer le pho…

L’Étranger. — Chut !

M. Duflair. — Le gra…

L’Étranger. — Fermez le bouche que je dizé… Puisque cette lacet est sans importance, je le garde comme fétiche : c’est presque de la corde de pendule !

M. Duflair. — C’est vrai, j’en garde un morceau, moi aussi, cela me portera chance.

L’Étranger. — Et augmentera votre blair ! (Il se lève.) La séance est terminée ! (On se lève.) Que personne, cependant, ne quitte le château !

Jean. — Le temps ne nous y engagerait guère !

Jacques. — Puis-je mettre la table à présent ?

François. — Certainement.

Jacques. — Ici ?

Jean. — Ici.

François. — Mais laissons vide la place du pauvre.

Jacques. — Ah ! dame, oui, dame ! La « Part-à-Dieu », l’an dernier, a été la « part-au-diable ». On ne nous y reprendra plus.

L’Étranger. — Au contraire : mettez un couvert de plous ! Je attendais une invité. Vous excuiousez ?

Jean et François. — Dame ! il n’y a pas de raison…

L’Étranger. — Avez-vous pas dit : les… les… (À. M. Duflair, qui remballe la bertillonne.) Comment vous dizé, en français, pour les intimes ? les… camarades ? les…

M. Duflair, souriant. — Les copains !

L’Étranger. — Yes ! les coupains de nos coupains sont nos coupains !

Jean. — Bon, bon ! vous êtes chez vous : commandez !

L’Étranger. — Thank you ! Il ne me reste plus qu’une petite constatation à faire. M. Dublair, combien avez-vous compté de pas marqués dans le neige du cuisine au fenêtre ?

M. Duflair, consultant ses notes. — Vingt-cinq, exactement.

L’Étranger. — Quelle écartation entre chaque ?

M. Duflair. — Non ! mais quoi encore ? Quelle importance voulez-vous ?…

L’Étranger. — Tout, dans une enquesture, a de l’importance. Le longueur du pas d’un homme donne, à peu près, son grandeur. Aviez-vous réfléchi à cela ? Au reste, c’est facile à retrouver, puisque nous connaissons le nombre de pas ; je vais aller mesurer le distance.

Jean. — Par cette tourmente de neige ?

François. — Vous allez vous geler. Remettez cela à demain.

L’Étranger. — Je remettai jamais l’exécution d’un projet. John ! cherchez mon « caban »[2] que je mette sur mon dos.

Jacques. — Un caban ! attendez ; j’ai mieux à vous offrir : un ciré de marin.

L’Étranger. — Laissez ! Laissez !

Jacques. — Ah ! je vous dois bien cela !

L’Étranger. — Attendez ! avec John, vous allez ce caisse porter dans le chambre de M. Dublair… qui en est désormais seul responsable ! (Jacques et John sortent par le fond, avec la caisse.)

M. Duflair. — Ah ! ce que je vous en voudrais, à vous, vous savez, là, franchement, si vous n’étiez pas notre maître à tous. Mais il n’y a pas à discuter ; il n’y a qu’à admirer et à s’incliner. Sherlock Holmes, vous êtes vraiment le roi des Policiers ! (Il lui tend la main.)

Jean. — Quoi ! vous seriez ?

L’Étranger. — Yes ! je serié ! Fini le cognito !… Puisque cette bavarde joyeuse n’a pas pu tenir plus longtemps son bouche fermée ! Ainsi que mister Dublair, je ne suis qu’un polisson !

M. Duflair, vivement. — Policier ! Un policier ! Ne confondons pas !

L’Étranger. — Alors… Ne suis-je plus digne d’être votre… comment dizé… votre coupain ?

François. — Si donc ! Bien au contraire ! (À Jean.) Au reste, je savais la qualité de Monsieur… que, moi aussi, j’admire… mais je lui avais promis le secret et, moi, je l’ai gardé.

Jean. — Je vous le répète, Monsieur : soyez deux fois le bienvenu, vous qui, malgré vos nombreuses et constantes occupations, avez bien voulu venir, de si loin, nous aider à venger notre pauvre Robert. Il vous connaissait, je crois ?

L’Étranger. — Yes ! Il me avait fait visite à moi, le précédent été, à Dinard…

Jean. — Que n’est-il encore ici pour vous accueillir ! Excusez notre réception peut-être un peu froide…

M. Duflair, montrant la neige qui tombe. — Dame ! par ce temps de neige !

Jean. — Mais si j’avais connu plus tôt votre qualité, croyez bien !… François ? Faites-nous préparer un bon dîner de Noël en l’honneur de notre hôte illustre.

L’Étranger. — Thank you ! Thank you ! (Jacques entre avec un ciré et un suroît).

Jacques. — Voici l’objet ! Ce n’est point joli, joli… mais c’est impermiâble… (Il aide l’étranger à se vêtir de la veste.) Cela vous va comme un gant ! Du reste, vous avez une figure de loup de mer !

M Duflair, riant. — Un loup de mer dans une peau de phoque.

Jacques. — Voici le casque-suroît. (L’étranger retire sa casquette et la pose sur le bureau.) Enfoncez-le bien, à cause du vent !

M. Duflair. — Attachez les oreillettes !

Jacques. — Impossible, il y en a une de cassée !

L’Étranger, tirant sur le petit lacet qui se balance contre sa joue gauche. — En effet !… (Poussant un cri.) Oh !

Tous. — Quoi donc ?

L’Étranger. — Rien ! (Il remonte près du feu qui, seul, éclaire la pièce ; il sort vivement de sa poche le petit lacet pris dans la caisse bertillonne, le compare à celui resté après le suroît, se dit à lui-même « all right », remet le petit lacet dans sa poche et se recoiffe tranquillement du suroît.)

Jacques. — Un peu grand, peut-être, hein ? Ah ! dame ! c’est que les Bretons ont de rudes têtes !

L’Étranger, négligemment. — À vous, cet équipement de pêcheur ?

Jacques. — Oui et non !

Jean. — À tout le monde… quand on en a besoin…

Jacques. — Mais il n’y a guère que M. François qui s’en serve, lui seul étant un pêcheur enragé !

L’Étranger, à François. — Véridique ?

François. — Véridique !… Mais la petite pêche, dans les criques de la côte, ça me dégoûte ! Au grand large, à la bonne heure ! parlez-moi de cela !

L’Étranger, après avoir regardé longuement Jean et François. — Venez, mister Dublair !

M. Duflair, qui a remis son pardessus et son chapeau et qui remonte son col. — Je vous emboîte ! (Ils sortent tous deux par le fond.)


Scène V

JEAN, FRANÇOIS, puis JACQUES et JOHN,
YVON, endormi dans le fauteuil

Jean. — Alors, François ?

François. — Alors, Monsieur ?

Jean. — Cet homme est vraiment le fameux détective anglais ?

François. — Certainement.

Jean. — Nul mystère n’est indéchiffrable pour lui, paraît-il ?

François. — Aucun.

Jean. — Il paraît déjà avoir la clé de celui de Kéravel, ne vous semble-t-il pas ?

François, haussant les épaules. — Qui vivra verra !

Jean. — Oui… qui vivra verra !… (Jacques entre avec John.) Faites préparer le souper de Noël ! (Il sort par la deuxième porte à droite.)

François. — Allons, vieux Jacques, vous avez entendu ? Mettez la table…

John. — Je aidé vo… si volé permetté ?

François. — Je vais faire un brin de toilette et je reviens. Hâtez-vous… et ne cassez rien !… (Il sort précipitamment par la porte de droite.)


Scène VI

JACQUES et JOHN, YVON endormi

Jacques. — Hâtez-vous ! hâtez-vous !… Il a une façon de commander, celui-là ! quel vieux qui-qu’en-grogne !

John. — Je aidé vô ! (Il prend des assiettes.)

Jacques, toujours grognant, mettant le couvert. — Hâtez-vous ! et ne cassez rin… (John laisse tomber une pile d’assiettes.) Allons, bon !… maladroit !

John. — Je aidé vô ! (Il prend les verres.)

Jacques. — Laissez ! laissez ! (John jette les verres par terre.)

John. — Je aidé vô. (Il saisit deux bouteilles.)

Jacques, les lui arrachant des mains. — Ne m’aidez plus ! ne m’aidez plus ! Toute la vaisselle y passerait ! Moi, je ne casse jamais rien. (Coup de feu au dehors suivi de cris ; Jacques laisse tomber les deux bouteilles.) Ah ! mon Dieu !

John. — My God[3] !

Yvon, se réveillant. — Qu’y a-t-il ?… Il fait nuit ! J’ai peur !

Jacques. — Attendez, monsieur Yvon, je vais allumer. John ! allez donc voir ! (John sort en courant.) N’ayez crainte, monsieur Yvon, ce sont sans doute des chasseurs de courlis et de goëlands, qui viennent de tirer un coup de fusil dans nos rochers…

Yvon. — Par un temps pareil… on ne chasse pas, voyons !

Jacques. — Voilà de la lumière ! (Il passe une lampe et deux flambeaux sur la table.)


Scène VII

JEAN accourant, puis L’ÉTRANGER,
M. DUFLAIR et JOHN

Jean, venant de droite, deuxième plan. — Avez-vous entendu ?… Qui a tiré ?…

Jacques. — Je ne sais pas ! John est allé voir !

L’Étranger, entrant. — Cela me apprendra, monsieur Dublair, à me habiller en bête comme vous dizé. Il y a des chasseurs de phoques, dans le pays.

Jean. — Oh ! croyez-vous que c’est vous que l’on a visé !

M. Duflair. — Je vous crois !

Jean, à l’étranger. — Vous êtes blessé ?

L’Étranger. — No… Mais regardez ! la casque est sourde : il n’a plus d’oreille !

M. Duflair. — Vous l’avez échappé belle !

L’Étranger. — J’ai ! (Il retire le suroît et remet sa casquette.)

Jean. — Mon Dieu ! Quelle aventure !


Scène VIII

Les mêmes, plus FRANÇOIS, entrant premier plan de droite

François. — Qu’y a-t-il ?

Jean. — Ah ! vous avez entendu, vous aussi ?

François. — Oui… j’avais la tête dans ma cuvette, mais…

M. Duflair, à Jean. — D’où vous a semblé venir le bruit ?

Jean. — Du couloir dont les fenêtres donnent sur la cour.

L’Étranger. — Yes !

François. — Pardon !… j’ai eu l’impression, moi, que le coup de fusil avait été tiré du haut des rochers qui surplombent le château.

L’Étranger. — Un coup de fusil, dizé-vous ?

Jean. — Ou de revolver.

François. — Non… de fusil, plutôt, il me semble. Mais j’avais la tête dans ma cuvette.

M. Duflair. — Permettez… mon flair ne va pas tarder à déchiffrer cette énigme. (Hurlant, les bras en l’air :) Que personne ne sorte ! (À Jean.) Y a-t-il des armes, ici ?

Jean. — Ces deux vieux fusils pendus au-dessus de la cheminée… et c’est tout.

François. — Ma foi, oui. On aime la pêche… mais pas la chasse, parce qu’il y a du poisson par ici, voyez-vous, mais pas beaucoup de gibier.

M. Duflair. — N’égarons pas l’enquête. Pas d’autres armes à feu ?

Jacques. — Non… sauf le pistolet de Monsieur François.

M. Duflair. — Ah ! ah !

François. — Oui… une pièce de panoplie… peu dangereuse.

M. Duflair. — Où est cette arme ?

François. — Ma foi, je n’en sais rien… Elle était ordinairement dans ma chambre et me servait de presse-papier. Depuis quelques jours, je la cherche en vain.

M. Duflair. — Ah ! ah ! (Narquois.) Volée ?

François. — Ou perdue… je ne sais…

M. Duflair. — Ouais !

L’Étranger. — Y teniez-vous beaucoup à votre pistolette ?

François. — Oui… C’était un vieux souvenir d’une aventure qui avait failli me coûter la vie… jadis… aux Indes !

L’Étranger. — Alors… consolez-vous : le voici ! (Il tire un petit pistolet de sa poche et le jette aux pieds de François.)

Tous. — Ah !

François, ramassant l’arme. — Oui… oui… c’est bien mon vieux pistolet.

M. Duflair. — Où diable l’avez-vous trouvé ?

L’Étranger. — Mais dans la neige, sous les fenêtres du château, tout-à-l’heure, en rentrant… avec vous.

M. Duflair. — Je n’ai rien vu.

L’Étranger, souriant. — La Jioustice est aveugle, en France ! (Il retire le « ciré »).

M. Duflair. — Ah ! mais ! ah ! mais !… la situation s’aggrave… (Hurlant comme plus haut.) Que personne ne sorte !

L’Étranger. — Vous avez déjà dit !

François. — Vraiment ! je ne m’explique pas…

M. Duflair. — Il va pourtant falloir expliquer comment ce pistolet…

Jean. — Messieurs ! messieurs ! ne faites pas fausse route. Je vous en supplie ! (Prenant à part l’étranger et M. Duflair.) Faites sortir tout le monde un instant. J’ai une grave révélation à vous faire.

M. Duflair. — Ah ! ah ! (Même jeu que plus haut.) Que tout le monde sorte !

L’Étranger, à John, à part. — Observe that man[4] ! (Il lui désigne François.)

John. — All right !

Jacques, à Yvon. — Venez, monsieur Yves, que je vous habille beau pour le réveillon. (Il sort avec Yvon à gauche, pendant que François sort à droite, suivi de John.)


Scène IX

JEAN, L’ÉTRANGER, M. DUFLAIR

M. Duflair. — Parlez, monsieur ! (L’étranger s’installe dans le fauteuil, devant la cheminée, et allume sa pipe.)

Jean. — Messieurs, je vois avec épouvante de quels regards soupçonneux vous couvez notre intendant…

M. Duflair. — Dame ! Quand on est un fin limier, on observe tout et on n’est pas long à découvrir la bonne piste…

Jean. — Votre nouvelle piste ne peut pas être bonne !

M. Duflair. — Qu’en savez-vous ?

Jean. — Ah ! il m’en coûte, allez, de dévoiler un secret qui n’est pas le mien… mais, enfin, il le faut… Voyons, pourquoi, selon vous, l’intendant François aurait-il essayé de tuer votre honorable collègue ?

M. Duflair. — Parce que l’enquête de tout à l’heure, l’examen des pièces à conviction, venant de donner raison à mon flair bien connu, absolvait les inculpés…

Jean. — …Et pouvait laisser croire à la culpabilité de l’intendant.

M. Duflair. — Dame !

Jean. — Eh bien ! Messieurs… François n’est pas et ne peut pas être le coupable !

M. Duflair. — Pourquoi ?

Jean. — Pourquoi ?… Mais parce qu’il est le frère de la victime… tout simplement !

M. Duflair. — Que dites-vous ?

Jean. — Oui… son frère et le mien aussi, par conséquent. Mais nul au monde ne le sait et j’espère que vous voudrez bien ne pas abuser du secret de famille que je vous confie pour inquiéter un malheureux pécheur repentant de ses folies de jeunesse.

M. Duflair. — Parlez sans crainte.

Jean. — L’intendant François se nomme de son vrai nom Henry de Kéravel. Cerveau brûlé, mais bon cœur… il a déserté le toit natal… et son drapeau voilà vingt-cinq ans.

M. Duflair. — Oh ! oh ! c’est grave…

Jean. — Après avoir couru le monde, fait tous les métiers…

M. Duflair. — Tous les métiers ?

Jean. — Sauf les mauvais, je l’espère bien… Il est venu, un jour, échouer misérablement ici, comme un oiseau blessé revient mourir au nid paternel. Notre aîné, si bon toujours, l’accueillit comme on accueille un enfant prodigue et lui donna l’emploi d’intendant de son château, Henry ne voulant et ne pouvant plus reprendre, à la face de tous, le nom qu’il avait abandonné.

M. Duflair. — Dites déshonoré ! Hum ! hum !… la situation est grave… très grave…

Jean. — Comprenez-vous, à présent, que ce pauvre garçon ne peut être l’assassin de Robert ? Un étranger, passe encore ! Mais un frère ! ! ! Comme moi, il aurait eu tout à y perdre et rien à gagner !

M. Duflair. — Oui, oui, tout cela est très joli, mais les antécédents de monsieur votre frère ne plaident pas positivement en sa faveur… et mon flair… Voyons, qu’en dites-vous, cher collègue ?… Hé, monsieur Sherlock ?

L’Étranger. — Hein ! Quoi ? je me étais assoupi.

M. Duflair. — Comment ! vous dormez pendant que Monsieur me révèle de si graves choses ?

L’Étranger. — Je connais ! je connais !

M. Duflair et Jean. — Hein !

L’Étranger. — Yes ! je savais tout !

M. Duflair. — Alors… selon vous… cette piste…

L’Étranger. — Pas intéressante, Mister Dublair… mais pas du tout !

Jean, avec effusion. — Oh ! merci ! merci !… Je savais bien que vous seriez de mon avis. Ah ! j’ai un poids de moins sur le cœur !

L’Étranger. — Et moi, je voudrais bien en avoir un de plouss sur mon stomac !

Jean. — Qu’à cela ne tienne : je vais faire hâter le service ! (Il sort par la droite.)


Scène X

L’ÉTRANGER, M. DUFLAIR

M. Duflair. — Eh bien ! moi, je trouve que cette dernière enquête est conduite en dépit du bon sens ! Comment ! on tire sur vous…

L’Étranger. — Raté !

M. Duflair. — Raté, oui… mais peu s’en est fallu que vous y restiez ! Le pistolet appartient à ce louche intendant…

L’Étranger. — À lui volé, qu’il dizé !

M. Duflair. — Il dit… il dit… ce qu’il n’a pas dit, c’est qu’il était sujet à caution ; un déserteur, un bandit, un forban, un négrier peut-être… Usant de mon pouvoir discrétionnaire, j’ai bien envie de le coffrer sur l’heure.

L’Étranger. — Sur l’heure ?… Convenu ! What time is it ?[5] (Il regarde sa montre.) Six heures… Laissons attendre jusqu’à sept !

M. Duflair. — Ah ! bon, je me disais aussi que mon flair…

L’Étranger — Eh bien ! pendant une heure encore, mettez votre blair dans votre poche !

M. Duflair. — Comment !


Scène XI

Les mêmes, plus JACQUES et YVON
venant de gauche

Yvon. — À table ! à table ! à présent que me voilà beau !

Jacques. — Prévenez votre oncle : je vais chercher la soupe. (Yvon sort par la droite, deuxième plan)


Scène XII

Les mêmes, plus FRANÇOIS, JOHN et JEAN

François. — On peut entrer, à présent, paraît-il ? Tout est expliqué ?

L’Étranger. — Tout !

François, à Jacques. — Servez le potage !

John. — Je aidé vô !

Jacques. — Jamais de la vie ! Vous avez des mains en beurre. (Il sort par le fond)

John, regardant ses mains. — En beurre ? (Il se lèche les doigts)

Yvon, rentrant de droite avec Jean. — Venez, mon oncle, on n’attend que vous.

L’Étranger. — Que vous… et que mon invité.

Yvon. — Oui… Il y a un couvert de plus… la Part-à-Dieu.

L’Étranger. — What is it…[6] paradieu ?

Jean. — C’est une pieuse coutume bretonne : si un pauvre se présente pendant la veillée de Noël, on le fait asseoir à la place d’honneur de la table familiale.

(On s’installe. L’étranger est au milieu, ayant à sa gauche M. Duflair et à sa droite Jean. Yves est à côté de Jean et François au bout à droite. Entre lui et M. Duflair, une place vide. — John aidera Jacques à faire le service.)

François. — Par un temps pareil, si loin de toutes communications, cette place a des chances pour rester vide ce soir… et ce sera tant mieux !


Scène XIII

Les mêmes, plus JACQUES, plus PIERRE-QUI-ROULE

Jacques, entrant avec la soupière fumante. — Et voilà la soupe !

François, à M. Duflair. — Ne vous froissez pas des familiarités de Jacques…

Jean. — C’est un vieux serviteur de la famille.

Yvon. — D’abord, c’est mon ami à moi !

Jacques, en le servant. — Dites votre chien de garde, Monsieur Yvon…

Pierre-qui-roule, au loin :

En ripaillant jusqu’à l’aurore,
Réveillonneux…

Tous. — Écoutez !

Pierre-qui-roule :

Songez au gueux qui vous implore
Le ventre creux.

Tous. — Le chemineau !

L’Étranger, à John. — Ouvrez, John !

Pierre-qui-roule, plus près :

À l’heure où Dieu descend sur terre
De son ciel bleu,
Donnez, donnez à Jean-Misère
La Part-à-Dieu !
La Part-à-Dieu !

(John ouvre et l’on aperçoit Pierre-qui-Roule, couvert de neige, vêtu comme au premier acte.)

L’Étranger, solennel. — Gentlemen, je vous présente mon invité !

Pierre-qui-roule. — Pardon, excuse ! Depuis quelque temps, je vis comme dans un rêve. On m’a dit de revenir ce soir, ici, dans cette maison d’où m’est venu tout mon malheur… et me voilà !

François, à Jean. — Ne trouvez-vous pas, Monsieur Jean, que la place de cet homme n’est pas ici ?

Jean. — Ces messieurs en répondent : nous n’avons qu’à nous incliner.

M. Duflair. — À table donc, bonhomme, puisque votre couvert vous attend.

Pierre-qui-roule. — Oh ! je vous reconnais, Monsieur le Juge. Si c’est à vous que je dois ma liberté, soyez béni !

M. Duflair, montrant l’étranger. — Ce n’est pas moi, mais Monsieur qu’il faut remercier.

L’Étranger. — All right ! all right ! Nous sommes à table pour manger et non pour spitcher ![7] Nous toasterons[8] au dessert. (Montrant sa chaise au chemineau.) Sit down ![9] (Pierre-qui-Roule s’assied et mange.)

M. Duflair, à Pierre-qui-Roule. — Au reste, il ne faut pas vous faire d’illusions, mon gaillard ; votre liberté n’est que provisoire et vous demeurez en surveillance.

Pierre-qui-roule. — Oh ! j’ai bien remarqué, allez ! mais cela ne fait rien ! La meilleure des illusions est encore celle de la liberté et on l’a, cette bonne illusion, quand une route blanche fuit sous vos pieds ! Oh ! la prison ! quatre murs, une fenêtre grillée, une porte toujours verrouillée : mieux vaudrait la tombe, voyez-vous !

M. Duflair. — Voilà ce que c’est, mon ami, de vous mettre sous le coup de la loi.

Pierre-qui-roule. — La loi ! La loi !

Jacques, qui entre avec un plat. — V’là l’oie ! v’là l’oie !… est-elle assez belle, hein ? C’est une de mes élèves !

M. Duflair. — Mettez-la devant moi et donnez-moi le couteau à découper : je vais procéder à son interrogatoire. Voyons un peu ce que cette inculpée-là a dans le ventre !

Jacques. — Des marrons… (On rit.) et de la farce !

M. Duflair, découpant. — Farceur ! (On rit.) Elle a, dès lors, droit à toute notre indulgence. (À l’étranger.) Une aile, cher collègue ?

L’Étranger. — Thank you ! mais prenez soin, surtout, de mon invité !

Pierre-qui-roule. — Oh ! je n’ai pas grand faim, vous savez. Le grand air…

Jean. — Ça creuse, ordinairement.

Pierre-qui-roule. — Oh ! quand on n’en a plus l’habitude, ça nourrit !

M. Duflair. — Dame ! s’il a dévoré l’espace.

Yvon. — Dis, Monsieur Qui-Roule, tu nous diras encore une chanson… mais pas celle de l’an dernier ; elle m’a fait trop peur ! J’en ai rêvé souvent, tu sais !

Pierre-qui-roule. — Je n’ai rien à vous refuser, mon gentil petit Monsieur ! Voulez-vous que, pour payer mon écot, je vous chante : la Part-à-Dieu ?

Yvon, battant des mains. — Oui, oui, la Part-à-Dieu !

Pierre-qui-roule, se lève et chante :

Quand vient Noël la vie est rude
Aux indigents ;
Fait plus frisquet qu’à l’habitude,
Mes bonnes gens !
Ouvrez la porte au pauvre hère
Sans feu, ni lieu ;

Tous en chœur, excepté Jean et François :

Donnez, donnez
Donnons, donnons
à Jean-Misère

La Part-à-Dieu !
La Part-à-Dieu !

Pierre-qui-roule :

Rien qu’un croûton pourra suffire
Si la pitié
Nous l’offre avec le sourire
De l’Amitié.
En l’arrosant d’un petit verre
Au coin du feu.

Chœur :

Donnons, donnons
Donnez, donnez
à Jean-Misère

La Part-à-Dieu !
La Part-à-Dieu !

Pierre-qui-roule :

Près de vos gâs, près de vos filles
Laissez le vieux
Chauffer son cœur et ses guenilles
Une heure ou deux ;
Qu’il s’imagine être grand-père
Un petit peu.

Chœur :

Donnons, donnons
Donnez, donnez
à Jean-Misère

La Part-à-Dieu !
La Part-à-Dieu !

Yvon, battant des mains. — Bravo ! bravo ! Si tu veux être mon grand-papa, reste au château. Mon oncle veut bien, n’est-ce pas ? Et Jacques ne sera pas jaloux ?

Jean. — En voilà une idée !

Pierre-qui-roule. — Merci, mon petit ami ; ce qu’il me faut, à moi, voyez-vous, c’est la grand’route comme plancher, le fossé comme lit, le ciel comme plafond et l’horizon comme but, après lequel il fait si bon courir.

François. — L’horizon de mer… oui ; l’autre… (Haussant les épaules.) il est trop près !

Pierre-qui-roule. — Chacun ses goûts !

Yvon. — Et toi, Jacques… ne vas-tu pas nous conter une légende ?…

Pierre-qui-roule. — Pas celle de l’an dernier, toujours… elle nous a porté malheur !

Jacques. — Attendez que je fouille dans mon sac à malice.

L’Étranger. — Pendant que vous chercherez, vieil homme, je raconterai soi-même, si vous voulez, un petit histoire de Christmas.

M. Duflair. — Fameuse idée, cher collègue.

Yvon. — Oui, oui, une histoire.

L’Étranger. — Oh ! elle était pas pour les enfants ! Elle vous ferait bien trop peur. Du reste, il se fait tard, vous devez avoir besoin sommeil ; à cette heure, en Angleterre, les petits babys[10] sont au lit. (Il le regarde bien dans les yeux.) Allez coucher dormir, mon enfant !

Yvon, se levant et lui tendant la main. — Ah ! bien… ! (À Jean.) Bonsoir, mon oncle !

Jean, l’embrassant au front. — Bonsoir, Yvonnet !

Yvon. — Bonsoir, Monsieur le Juge ! (À Pierre-qui-Roule.) Bonsoir, vieux grand-père ! Vous voyez bien que je suis un homme à présent ; je n’ai plus peur de vous !

Pierre-qui-roule. — Bonsoir, mon gentil petit Monsieur.

Jacques. — Allons… au lit !

Yvon. — Reste à ton service, vieux Jacques ! Je suis un homme, te dis-je et je ne veux plus être traité en petite fille. Bonsoir la compagnie !

Tous. — Bonne nuit ! (Il sort à gauche… et laisse sa porte ouverte.)

M. Duflair, à l’étranger. — Mon cher collègue, vous avez la parole.

L’Étranger. — Voulez-vous que je raconte à vous le manière exactement dont a été commise le crime de Kéravel, ici même l’an dernier ?

François. — Encore ?

Jean. — C’est un sujet bien triste !

François. — Et dont nous sommes obsédés !

M. Duflair. — Bien d’actualité, cependant ! Allez ! allez ! je ne perdrai, à vous écouter, ni une tranche de votre récit ni une gorgée de bon vin. J’ai, du reste, moi aussi, mon opinion bien arrêtée, désormais, sur cette affaire et je serais curieux de savoir si nos flairs sont d’accord.

L’Étranger. — Gentlemen, vous connaître le Naulahka ?

M. Duflair. — Ma foi, non ! Qu’est-ce que c’est que cet animal-là ? Le Naulah… quoi ?

L’Étranger. — Ka… Mon illustre compatriote, Ruydard Kipling, en a conté soi-même jadis le history[11]. Ce était un célèbre talisman des Indes, une sorte de collier pectoral composé de quarante-cinq précieuses pierres, montées sur une simple griffe d’or : rubis, améthyste, saphirs, émeraudes et perles ; avec, dans le milieu du centre, un diamant unique dans le monde par son taille, par son forme et par son couleur ; une diamant noir, plus sombre à la fois que l’enfer et plus brillante que le soleil, le famouss noir diamant des Rajahs, qui, à lui toute seule, valait une royale fortune. « Quand le noir diamant sera perdu, dit une légende hindoue, l’Empire des Indes aura fondu. » Or, en dix-sept cent et quelque, un famouss corsaire (que vous bien connaître) pénétra dans Bombay, fondit sur Misoure, viola le temple d’Iswara, fit sauter d’un coup de poignard le noir diamant et se réembarqua avec le palladium des Hindous ! — Et l’histoire semble donner raison au vieux légende : vous connaître comment l’Inde perdit son indépendance et, après avoir manqué devenir Royaume française, est enfin devenu Empire anglaise Les prêtres cachèrent au peuple le vol du fétiche et firent enchâsser dans le collier un faux noir diamant… Mais ils n’abandonnèrent pas le espérance de retrouver le véridique, à tous prix… assurés que, du même coup, l’Inde retrouverait son indépendance. Vous connaître le mystérieuse mort du Corsaire, le mort aussi tragique de son fils et, enfin, le mort, plus tragique encore, du dernier châtelain de Kéravel. Or, j’ai feuilleté les gazettes de l’époque aux archives de Rennes et de Saint-Malo et j’ai vu que, toujours, étrange coïncidence, à l’époque de ces trois meurtres, une troupe indienne (bayadères, fakirs, princes en mission ou simples mendiants) avait séjourné dans la contrée…

Jacques. — Ça, c’est vrai ! En avons-nous vu, l’an dernier, de ces mal blanchis ! Le jour même du crime, tenez, j’ai dû donner, ici, une leçon de politesse et de français à un de ces sauvages.

M. Duflair, à l’étranger. — D’où vous déduisez que c’est un Hindou qui, l’an dernier, frappa, ici même, Monsieur de Kéravel.

François. — Oui, oui, la chose se pourrait…

Jean. — C’est étrange… mais la piste semble bonne… et il faut la suivre.

L’Étranger. — Moi, je donne pas d’opinion ; je raconte. Or, donc, le vingt-cinq décembre dernière, l’envoyé des Rajahs et des prêtres hindous, hindou lui-même ou leur français complice, connaissant le cachette où Monsieur de Kéravel enfermait le maudite joyau, résolut de se l’approprier soi-même. Tout le monde couché, le Christmas veillée terminée, Monsieur de Kéravel vint s’assire à son bureau, son dos tourné à son fenêtre, et se mit en devoir de dépaqueter un petit jouet que le petit Jésus envoyait à son petite boy par l’entremise d’un grand bazar de Saint-Malo. (À ce moment, Yvon sort doucement de sa chambre et se glisse, sans bruit, derrière le paravent)

M. Duflair. — Oui, je vois le tableau d’ici : la victime à son bureau, durant que la neige tombe. Parfait. Où était alors, selon vous, le meurtrier ?

L’Étranger. — Où ?… je ne sais pas… je raconte. Je le vois, circulant sans bruit, comme un fantôme, dans les halls du château, entrant dans la cuisine, chaussant, à l’envers, du reste, les sabots du vieux domestique…

Jacques. — Le failli chien !

L’Étranger. — …Revêtant un ciré et un casque suroît pendus au mur, au-dessus des sabots, après s’être, sans doute, masqué le visage… tirant de son poche le couteau du cheminal oublié sur ce table…

Pierre-qui-roule. — Canaille !

L’Étranger. — …De même qu’après le crime, il prendra sur ce table, après s’être enveloppé le main avec sa mouchoir ou un serviette pour ne pas laisser d’empreintes, une bouteille et deux verres, afin de faire croire à l’existence d’un complice ; de même qu’il videra par terre le contenu de plusieurs tiroirs et prendra le montre et le porte-monnaie de son victime, pour faire croire à une vulgaire cambriolage…

M. Duflair. — Oh ! mais il est très fort, dites donc, cher collègue… Seulement, il doit beaucoup vous emprunter…

François. — Oui… Tout ça c’est des suppositions… Un roman…

Jean. — Fort bien imaginé, d’ailleurs…

M. Duflair. — Continuez…

L’Étranger, se levant. — Je continioue ! Je vois, à présent, le assassin ouvrant doucement le porte du cuisine, marchant silencieusement dans la neige, arrivant devant la grande baie vitrée, crevant, sans bruit, une feuille de papier remplaçant un carreau, brisé préalablement par lui…

M. Duflair. — Ou par un complice…

L’Étranger. — …Passant son main par l’ouverture, tournant lentement l’espagnolette, ouvrant le fenêtre, quittant ses sabots et pénétrant dans cette salle. — Monsieur de Kéravel est là, confiante, souriante, ne songeant qu’au joie prochaine de son petit boy ; il tend le dos à son meurtrier qui peut, tout à son aise, choisir l’endroit où il frappera. Et le poing armé se dresse, se dresse et, rapide, terrible, fulgurant comme un éclair, s’abat sur le pauvre victime.

M. Duflair. — Brr ! J’en ai froid dans le dos ! La mort dut être foudroyante.

L’Étranger. — Non… car Monsieur de Kéravel est robuste. Il se débat, démasque à demi son agresseur, qui tâche de l’achever en le strangulant.

Jacques. — C’est affreux !

François. — Horrible !

Jean, nerveux. — Oui… assez…

L’Étranger, continuant en élevant peu à peu la voix. — C’est fait… il l’a deviné… reconnu même… et il appelle au secours et il maudit son meurtrier… Son voix monte, monte, désespérée… Oh ! comme il pleure dans la nuit ! Écoutez ! écoutez ! gentlemen, écoutez pleurer le pauvre mort !

Le gramophone, actionné par le petit Yvon au moment où l’étranger dit : Écoutez ! — Ah !… au secours ! à l’assassin ! à moi !

Tous, excepté Jean, se dressant en frissonnant. — La Voix du Mort !

Le gramophone, continuant. — À moi !… Toi !… Toi !… Que t’ai-je fait, misérable ?

Jean, se dressant à son tour. — Assez !

Le gramophone. — Caïn !

Jean, tombant à genoux, affolé, hagard. — Assez ! assez ! Oui, Robert, oui… j’avoue ! là ! j’avoue, mais tais-toi ! tais-toi ! tais-toi !

Tous. — Comment ! Que dit-il ?

L’Étranger, terrible. — Votre frère ! Oh ! criminel ! Comment avez-vous pu massacrer votre frère ! ! !

Tous. — Lui !

Jean, se redressant, comme halluciné. — Je le haïssais… parce qu’il avait tout et moi rien… Il avait tout pris, vous dis-je : le titre, la fortune, l’esprit, la beauté et jusqu’à la femme aimée qui, elle aussi, m’avait dédaigné pour lui… Toutes les joies et tous les cœurs allaient vers lui… Vers moi, rien, ni personne ! Et j’ai écouté les hindous ; ils m’offraient une fortune, des villages à gouverner chez eux, là-bas, aux pays du soleil, des bayadères ensorcelantes et des richesses fabuleuses… que sais-je ? Je résistai longtemps… Mais, un jour, leurs fakirs m’ont envoûté, suggestionné et j’ai tué ! j’ai tué ! j’ai tué ! (Il tombe sur le fauteuil de droite en portant soudain sa main à son cœur avec une expression d’angoisse inexprimable.)

M. Duflair, montrant François. — J’aurais parié que c’était l’autre, moi !… mais celui-là jamais !

L’Étranger, à Jean. — Qu’est devenu le noir diamant ?

Jean. — Il est allé reprendre sa place au centre du Naulahka.

L’Étranger. — Qu’avez-vous reçu en échange ?

Jean. — Conduisez-moi à la cheminée… (Soutenu par l’étranger et M. Duflair, il va, chancelant, à la cheminée de gauche, fait jouer le ressort et en sort une cassette.) Là dedans… tenez… des rubis… des saphirs… des perles… de quoi redorer le blason des Kéravel, reconstruire le château, assurer désormais la fortune d’Yvon et le bonheur d’Henry. Faites à présent de moi ce que vous voudrez… mais que je n’entende plus cette voix, jamais… jamais…

L’Étranger. — Cette voix, pauvre fol, il sortait non de la gorge de votre pauvre victime… mais d’un appareil qui fonctionnait pendant la scène du crime. — Ah ! ah ! vous n’aviez pas à cela pensé ? Yvon, donnez le cylindre…

M. Duflair. — Les assassins ne pensent pas à tout ! (À part.) Heureusement pour les policiers !…

L’Étranger. — Voilà !

Jean. — Malédiction ! Je me suis stupidement trahi ! (Il retombe assis sur le fauteuil, à droite ; François est auprès de lui.)

L’Étranger, à M. Duflair. — Vous allez pouvoir rendre le définitive liberté au cheminal.

Pierre-qui-roule. — Ben vrai. Ce n’est pas trop tôt ! Me rendra-t-on mon couteau, au moins ?

L’Étranger, le tirant de sa poche. — Yes : le voici ! Ah ! une dernière expérience. Mister Duflair. (À Pierre-qui-Roule.) Ouvrez votre couteau. Good[12]. Cognez-moi dans le poitrine.

Pierre-qui-roule. — Jamais de la vie !

L’Étranger. — Ou dans le stomac !

Pierre-qui-roule. — Vous, mon sauveur !

L’Étranger. — Fézé semblant, vite !

Pierre-qui-roule, levant le bras. — Bon !

L’Étranger, lui prenant le poignet. — Stop ! Regardez, mister Duflair : le petit doigt s’est instinctivement glissé dans l’anneau…

M. Duflair. — Oui, oui… vous aviez raison.

L’Étranger, à Jean qui, prostré, n’a rien vu, rien entendu. — Et vous, misérable homme, levez-vous et prenez cette couteau…

M. Duflair. — Quelle imprudence !

L’Étranger. — Et montrez-nous comment vous avez frappé. (Il regarde fixement Jean.)

Jean, le regardant aussi dans les yeux. — Ah ! oui !… ah ! bon… (Il se lève.) J’ai pris le couteau, comme ceci…

L’Étranger, à M. Duflair. — Observez…

Jean. — Et… j’ai frappé… (À ce moment, il porte, à nouveau, la main à son cœur, en poussant un rugissement de douleur.) Oh !!! (Le couteau roule à terre.)

François, recevant Jean dans ses bras et le faisant asseoir dans le fauteuil. — Il souffrait du cœur depuis longtemps…

Jacques. — Oui donc.

M. Duflair. — Rupture d’anévrisme, sans doute ; il est flambé ! Dommage : une si belle cause !

L’Étranger. — All right ! C’est ainsi mieux ! L’affaire sera enterrée mort avec le criminal.

M. Duflair. — C’est vrai ; et un grand nom ne sera pas déshonoré !

Yvon, qui, au cri général, a laissé tomber le cylindre et, depuis, en a ramassé les morceaux. — Bon ami ! J’ai laissé tomber le cylindre. Voyez !

L’Étranger. — La voix du victime est brisée. On ne l’entendra plus : le mort a pardonné !

Jean. — Merci !… À tous !… pardon !… Adieu !… pitié !… (Il meurt.)

L’Étranger, solennellement, en retirant sa casquette et en désignant le cadavre. — Jioustice est faite !


RIDEAU


  1. Couteau (prononcer : knaife).
  2. Prononcer : kébène !
  3. Mon Dieu ! (prononcer : Maï God !)
  4. Observez cet homme (prononcer : Obzeurve daï mann).
  5. Quelle heure est-il ? (Prononcer : Ouat taime ize itt ?).
  6. Qu’est-ce que c’est ? (prononcer : Ouat ize eit ?).
  7. Prononcer : spitcher.
  8. Prononcer : tosterons.
  9. Asseyez-vous ! (prononcer : Sit daoun !).
  10. Prononcer : bébès.
  11. Prononcer : histori.
  12. Bon ! (prononcer : Goud !).