Le Mystère de Quiberon/24

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Dujarric et Cie, Éditeurs (p. 340-347).



CHAPITRE XXIII

Embarquement du comte d’Artois. — Effectif du corps expéditionnaire qu’il commande. — Son séjour à l’île d’Houat et ses négociations avec les chefs bretons. — Sa rupture avec Puisaye. — Sa démonstration devant les côtes de Vendée. — Ordres et contre-ordres envoyés à Charette. — Séjour à l’île d’Yeu. — Négociations avec Charette et Stofflet. — Attitude de Charette. — Dernier mouvement ordonné et contremandé. — Charette accepte son arrêt de mort.

Le comte d’Artois s’embarqua à Portsmouth le 25 août, jour anniversaire de la Saint-Louis, sur une escadre commandée par l’amiral Harvey. Il avait lui-même écrit à Charette pour lui en donner avis.

L’amiral Graham quitta Southampton le 26, avec un convoi de transports, pour se joindre à cette flotte.

L’effectif des troupes fournies pour l’expédition n’était pas considérable. Il se composait de trois régiments anglais comptant ensemble 2.800 hommes, de deux régiments français, Léon et Olliamson, de 800 hommes, et de ce qui restait des corps ramenés de Quiberon, 400 hommes, soit en tout 4.000 hommes d’infanterie. L’artillerie comptait environ 550 hommes, canonniers de Rotalier et canonniers anglais. Enfin, il y avait 200 dragons anglais, 400 uhlans britanniques, 400 hussards de Choiseul, 140 hussards de Warren, soit environ 1.000 cavaliers.

Ces troupes étaient sous les ordres immédiats de lord Moyra, qui avait le titre de major général, comme d’Hervilly l’avait eu pour le premier corps expéditionnaire.

On lit dans le Moniteur du 1er vendémiaire an IV, la note suivante de son correspondant d’Angleterre.


« Londres, du 31 août au 8 septembre. — C’est beaucoup moins sur la force réelle du corps de troupes confié au lord Moyra que sur les dispositions de Charette et les intelligences avec l’ennemi de l’intérieur, que le ministère britannique compte pour le succès de la seconde expédition contre les côtes de France. Voici les noms des officiers qui doivent la conduire sous les ordres de Monsieur, car tel est le titre que lui donnent ceux qui ont métamorphosé le ci-devant Monsieur en Louis XVIII, roi de France et de Navarre : M. de Rosière, quartier-maître général ; M. de La Chapelle, major général ; M. de Chabeuf, major général de la cavalerie ; M. de Valcourt, commissaire général ; M. de Roll, adjudant général ; MM. Étienne de Durfort, de Samblancour, Charles de Damas, de Sérent et de Puységur, aides de camp. »


Les comtes de Vaugiraud et de La Chapelle, le marquis de Rosière et le baron de Roll composaient le Conseil du comte d’Artois.

On se dirigea vers la baie de Quiberon, où la flotte de Warren était encore au mouillage.

Le comte d’Artois se fit arrêter à l’île d’Houat, où il trouva les débris de Quiberon. Il y eut des entrevues avec Puisaye, avec Vauban et avec des délégués des conseils royalistes de Bretagne.

Il est assez difficile de démêler quel fut exactement le caractère de ces entrevues. Les envoyés bretons pressaient le prince de débarquer. Il n’en avait nulle envie et ses courtisans et confidents, le baron de Roll et autres, ne se gênaient pas trop pour formuler ce que le prince ne voulait pas dire ouvertement ; ils répétaient souvent : « Monsieur ne peut pourtant pas aller chouanner. »

Lui cherchait à gagner du temps et feignait d’étudier et de discuter les conditions d’une descente, qu’il était bien résolu de ne pas effectuer. Il paraissait vouloir s’entendre avec Puisaye ; puis, après l’avoir vu, manifestait sa défiance et sa répugnance pour lui ; puis semblait se raviser et se montrait prêt à lui rendre sa confiance. En somme, il agissait un peu comme s’il eût voulu voir se réaliser la prévision de l’agence de Paris ; et peu s’en fallut qu’il en fût ainsi, car peu de temps après son départ, les préventions excitées contre Puisaye avaient pris une telle force que le Conseil général du Morbihan rendit contre lui un arrêté d’expulsion et envoya même Mercier-la-Vendée avec un ordre de le faire fusiller, qui eût été exécuté, si ce loyal Breton, convaincu par les explications de son général en chef, ne lui eut facilité les moyens de sauver sa tête d’abord, et ensuite de ramener à lui Cadoudal et la meilleure partie des autres chefs[1].

Après douze jours employés à ces intrigues et à ce simulacre de préparatifs belliqueux en face des côtes de Bretagne, le comte d’Artois s’en alla jouer le même jeu devant les côtes de Vendée.

On annonça le projet d’un débarquement à Noirmoutier, « et si les tentatives que l’on devait faire ne réussissaient pas, on irait à l’île d’Yeu. C’était déjà une faute, dit Crétineau-Joly, et les Anglais qui, mieux que le prince, connaissaient la côte, le savaient parfaitement ».

Ici, comme pour l’échec de Quiberon, il a été convenu que l’on ferait retomber toutes les responsabilités sur le gouvernement anglais[2]. Comme il fallait bien expliquer d’une façon quelconque, quel intérêt aurait porté ce gouvernement à sacrifier des sommes énormes pour une entreprise qu’il aurait voulu faire échouer, on a trouvé qu’à Quiberon, il avait obtenu ce résultat de faire périr l’élite de la marine française, enrôlée dans les régiments émigrés. Il resterait à indiquer au moins une explication équivalente pour justifier l’accusation de sa conduite dans la campagne du comte d’Artois.

La vérité est que le débarquement eût été facile si on eut voulu le faire. Crétineau-Joly est obligé d’en convenir. « Avec l’appui des provinces de l’Ouest, le comte d’Artois pouvait parfaitement opérer une descente sur le point de la côte qu’il lui aurait plu d’indiquer ; mais il était nécessaire de se hâter[3]. »

Mais justement le comte d’Artois avait cru nécessaire de ne point se hâter.

Après avoir perdu intentionnellement deux mois en Angleterre, il avait encore perdu intentionnellement douze jours dans la baie de Quiberon.

Il en était résulté — ce qu’on voulait sans doute — que l’effet des dispositions prises par Charette était manqué. C’est alors seulement que le comte d’Artois lui écrit : « À bord du Jason, rade d’Houat, 13 septembre 1795… Vous avez indiqué Noirmoutier ; c’est à Noirmoutier que nous marchons… »

La réponse de Charette indique très clairement comme quoi les mouvements qu’on lui demandait étaient combinés de telle sorte qu’on n’eut pas procédé autrement si l’on eût voulu rendre l’opération impossible.


« Au camp de Belleville, le 18 septembre 1795.

»Si j’eusse reçu vingt-quatre heures plus tôt, les avis que je reçois dans ce moment, j’avais un corps de 12.000 hommes d’élite réunis autour de moi et prêts à marcher pour une expédition qui a manqué. Je les ai renvoyés chacun à son poste. Il me faut donc recommencer un nouveau rassemblement qui emportera au moins six jours de délai…

» Si j’eusse eu l’avantage d’être instruit plus tôt du plan arrêté entre vous et les généraux anglais, ou, du moins, si le moment de l’exécution n’était pas aussi prochain, j’aurais pris la liberté de vous proposer un autre moyen et d’indiquer un autre lieu où le débarquement eût pu être effectué sans aucun danger[4]… »


Il est inutile de commenter cette correspondance.

Quand Charette, avisé depuis longtemps, qu’on se dirigeait sur Noirmoutier, avait su que le comte d’Artois était en vue des côtes, il avait fait un rassemblement pour seconder la descente. On aperçoit même très clairement entre les lignes que des avis précis lui avaient été donnés « pour une expédition qui a manqué ». Voyant qu’on ne faisait rien pour se trouver au rendez-vous et qu’on paraissait vouloir ne pas sortir de la baie de Quiberon, il avait dû faire réoccuper ses postes dégarnis. Et c’est alors qu’on lui prescrivait de se porter à la côte, dans des conditions de délai inexécutables.

Le comte d’Artois vint alors s’établir à l’île d’Yeu.

Là, recommencèrent les allées et venues d’aides de camp et de messagers, chargés de discuter les opérations à concerter et surtout de faire une dernière et décisive enquête sur les dispositions véritables des chefs royalistes. Il en fut envoyé à Charette ; il en fut aussi envoyé à Stofflet. Ces négociations — fait remarquable — n’aboutirent même pas à ce résultat que le prince ait jugé utile de mander auprès de sa personne les généraux auxquels il apportait des ordres, ni que ces généraux aient éprouvé le désir d’aller offrir leurs hommages à l’Altesse Royale qui se présentait au nom du roi Louis XVIII.

Faut-il une preuve plus manifeste qu’il existait des points sur lesquels on ne voulait, ni de part, ni d’autre, s’expliquer ?

Le prince voyait clairement qu’il n’obtiendrait, par aucun moyen, une adhésion sans réserves aux projets, dont il était l’agent.

Charette voyait et ne pouvait empêcher ses officiers de voir qu’on leur demandait des efforts et des sacrifices en pure perte, pour sauver les apparences nécessaires à l’honneur d’un prince résolu à se dérober.

Malgré ses désillusions et malgré la triste conviction du rôle inutile qu’on lui faisait jouer, de la tâche presque perfide qu’on lui imposait, il voulut rester jusqu’au bout, fidèle à ce qu’il considérait comme le devoir militaire. Il se conforma à tous les avis qui lui furent transmis, il exécuta tous les mouvements qui lui furent indiqués.


« Charette, — dit son biographe, Le Bouvier, — se mit deux fois en marche pour protéger la descente du prince, et deux fois, des difficultés réelles ou supposées de la part des Anglais en empêchèrent l’exécution ; enfin, au jour pris pour une troisième tentative, il part de Belleville… L’armée n’avait plus qu’un jour de marche, lorsqu’un envoyé du comte d’Artois vint lui annoncer que les généraux anglais avaient décidé qu’ils resteraient en observation devant l’Isle-Dieu et que le débarquement se ferait dans un moment plus opportun. Il lui remit au nom du prince un très beau sabre portant cette devise incrustée sur la lame : « Je ne cède jamais. » — « Dites au prince, répondit Charette, qu’il m’envoie l’arrêt de ma mort[5]. »


  1. « Après la tentative du comte d’Artois sur l’île d’Yeu, il (Puisaye) se présente au Conseil du Morbihan, pour se disculper d’abord, pour commander ensuite ; il reçoit un accueil plus que sévère… Mercier est chargé, au nom du Conseil, d’aller annoncer à Puisaye l’exclusion dont il est l’objet, de l’arrêter s’il résiste, et même quelques contemporains ajoutent qu’ordre secret fut intimé à la Vendée (Mercier) de le faire fusiller s’il ne sortait à l’instant même des cantonnements… Mercier force Puisaye à lui remettre son épée ; il lui notifie l’arrêté du Conseil du Morbihan, il lui enjoint de se retirer et de ne plus se montrer au quartier général… Puisaye se soumet d’abord ; mais tandis que les Bretons qui cernent la métairie réclament sa tête à grands cris, Puisaye, impassible et résolu, développe au jeune officier ses plans de Quiberon, qui, tous, ont été contrecarrés. Son éloquence naturelle et sa position difficile arrachent des larmes à Mercier. « Fuyez ! s’écrie ce dernier, laissez le Morbihan, et je me charge d’apaiser la fureur de vos ennemis. » (La Vendée militaire, Crétineau-Joly et R. P. Drochon, t. III, p. 470.)
  2. On voit cependant que Charette, si constamment ombrageux à l’égard de toute intervention anglaise, mettait, en ce moment, sa principale confiance dans ce gouvernement. Il avait, après sa prise d’armes de la fin de juin, adressé au roi d’Angleterre, une demande de secours, dont les termes prennent, en raison de la date et des circonstances, une signification singulière. On y lit cette phrase : « Nous nous présentons devant Votre Majesté et nous la sollicitons de joindre ses armées aux nôtres et de concourir avec nous au rétablissement de notre légitime souverain sur le trône de ses ancêtres. »
  3. La Vendée militaire, par Crétineau-Joly et R. P. Drochon, t. 2, p. 435.
  4. Les termes de cette lettre sont extrêmement remarquables. Charette y parle des avis qu’il a reçus, du plan dont il a été instruit trop tard. La préoccupation y paraît visible d’éviter le mot ordres qui serait normalement convenable vis-à-vis d’une Altesse Royale, d’éviter tout ce qui marquerait et impliquerait une subordination complète et sans réserves.
  5. Si, comme le dit Le Bouvier, qui fut un des intimes de Charette, le sabre ne fut envoyé qu’à ce dernier moment, la devise : « Je ne cède jamais », prenait bien l’apparence comminatoire d’une signification constatant le crime de résistance aux volontés des princes ; et c’est ainsi que Charette l’a interprétée, puisqu’il répond, en acceptant la sanction : l’arrêt de mort. Voir Le Bouvier des Mortiers, Vie du général Charette, Paris, 1809, p. 406.