Le Mystère de Quiberon/4

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Dujarric et Cie, Éditeurs (p. 40-58).



CHAPITRE III

Préparatifs d’insurrection connus du gouvernement ; mesures prises en sens inverse des intérêts républicains. — Choix des agents militaires et civils. — Esprit de l’armée ; la plupart des généraux engagés dans des combinaisons monarchiques. — Hoche, ses antécédents ; ses tendances ; ses relations royalistes. — Probabilité de son entente avec Frotté et Puisaye. — Sa participation à l’entreprise d’évasion du jeune roi. — Sa nomination et celle de Canclaux à la tête des armées dans l’Ouest. — Choix des commissaires aux armées et des délégués négociateurs fait dans le même esprit. — But réel des négociations ; mesures préparatoires ; décret d’amnistie du 20 frimaire an III.

Le péril était immense pour la République. Ni les admirateurs, ni les détracteurs de la Convention n’admettront qu’il n’ait pas été aperçu, reconnu, mesuré. Il est bien extraordinaire de constater que rien n’a été fait pour le conjurer.

Il y a plus. On pensera ce qu’on voudra des intentions qui inspiraient les actes des comités dirigeants ; on sera forcé de reconnaître que ces actes furent tels qu’ils auraient dû être si l’intention eût été de céder au mouvement royaliste et même de le favoriser.

Puisaye était à Londres. On ne pouvait ignorer ce qu’il y faisait. N’eût-on pas été informé par les services d’espionnage, qui ne chôment jamais, de l’accueil qu’il avait trouvé et des promesses qu’il avait obtenues ; n’eût-on reçu aucuns renseignements sur les enrôlements qui se faisaient pour l’armée royaliste et sur les armements qu’on poussait activement dans les ports d’Angleterre ; n’eût-on surpris aucun indice précis de la vaste organisation constituée pour le soulèvement de la Bretagne, on en eût été amplement averti par les symptômes de fermentation signalés dans les rapports officiels de plus en plus alarmants.

Dans cette situation, la nécessité de prévenir l’explosion imminente par une prompte et vigoureuse action militaire était d’une évidence aveuglante.

La Convention, qui avait de ce côté trois armées : celles de l’Ouest, des Côtes de Brest et des Côtes de Cherbourg, leur refusait les renforts nécessaires et instamment réclamés, les laissait sans approvisionnements, sans argent, sans pain. « Tout périssait ; le soldat affamé mangeait souvent de l’herbe[1]. »

Pour faire cependant quelque chose, le gouvernement fit le contraire de ce que devait célébrer plus tard un illustre imitateur de la Convention : Il ne fit pas deux armées d’une seule ; il en fit une de deux, en réunissant les armées des Côtes de Cherbourg et des Côtes de Brest. Mais en même temps, « il leur enlevait leurs meilleures troupes pour en grossir l’armée de l’Ouest[2] », c’est-à-dire qu’il dégarnissait la Bretagne, au moment où elle était terriblement menacée, pour renforcer la Vendée, où le péril était moins grand et moins imminent. Le commandement des deux armées réunies était donné à Hoche.

Ce choix mérite attention.

Il faut ici toucher à une légende. Les dévots de la tradition républicaine sont avertis et pourront fermer les yeux, s’ils ne veulent rien apercevoir qui puisse les scandaliser et troubler la quiétude béate de leur vénération pour un des saints de leur église. Ceux qui, moins asservis aux préjugés, sont capables de supporter l’éclat de la pleine lumière, ne trouveront peut-être pas que la figure du héros, mise dans un jour plus franc, présente un relief moins intéressant.

L’armée de la République n’était pas, — il s’en faut de beaucoup, — une armée très républicaine. On est bien obligé de s’en rapporter à l’opinion de deux de ses chefs, qui n’étaient certes pas des imbéciles et qui devaient la bien connaître, Dumouriez et Pichegru. Le premier, il est vrai, n’a pas réussi, dans les circonstances que l’on sait, à entraîner ses troupes contre la Convention (avril 93) ; le second n’a pas osé, ou n’a pas voulu, au dernier moment, en tenter l’aventure, mars 96. Mais il est bien évident que ni l’un ni l’autre n’auraient seulement songé à le faire, s’ils avaient eu à compter avec un sentiment général de républicanisme solide[3]. À l’époque précisément des événements de Quiberon, la commission de police prenait des mesures pour surveiller les dispositions des troupes de ligne, qui lui étaient signalées comme « n’aimant pas le gouvernement républicain[4] ». Lorsque Bonaparte, un peu plus tard, vînt prendre le commandement de l’armée d’Italie, il constata qu’elle était animée d’un esprit très peu républicain ; il y trouva même, — a-t-il affirmé, — une compagnie qui sans craindre le haro, s’était donné le nom de compagnie du Dauphin[5]. Cet esprit persista jusqu’au jour où la République parut s’incarner dans la personne d’un consul victorieux. La duchesse d’Abrantès est un témoin qui, sur ce point, ne saurait être suspect, ni d’avoir pu se tromper, ni d’avoir voulu tromper ; voici ce qu’elle écrit : « Il est vrai que Napoléon trouva encore des républicains dans l’armée à son retour d’Égypte. Mais il n’est pas vrai qu’il trouva l’armée toute républicaine… » Et pour prouver son dire, en parlant seulement des généraux, elle désigne comme engagés dans des combinaisons royalistes, Joubert, Pichegru, Moreau, Dessoles… « Carnot même, — ajoute-t-elle, — comme bien d’autres que je pourrais nommer[6] ». Elle en nomme en effet bien d’autres en divers passages de ses Mémoires ; elle aurait pu, — on le sait aujourd’hui, — nommer à peu près tous ceux qui jouèrent successivement un rôle militaire de quelque importance. Il n’en reste guère que deux, — ceux auxquels la mort a fait une courte carrière, — Marceau et Hoche, dont on ait pu essayer de maintenir jusqu’à présent les noms sur les diptyques de l’orthodoxie républicaine. Il est bien certain que les révélations de l’Histoire finiront par obliger à en rayer le nom de Hoche.

Hoche est un des plus grands parmi ces soldats que la Révolution fit sortir du rang pour les mettre à la tête des armées.

Fils d’un palefrenier de la vénerie royale, Hoche était né à Montreuil, faubourg de Versailles, le 24 juin 1768. Après avoir été, dans sa première jeunesse, employé au Chenil, il était entré, à l’âge de seize ans, aux Gardes françaises ; il y était caporal en 1789. Quand La Fayette eut fait licencier son régiment pour s’en faire un noyau de troupes solides au service de son ambition, en l’incorporant, comme effectif soldé, dans la Garde nationale de Paris, Hoche y passa avec la plupart de ses camarades, et y fut nommé sergent.

Il y eut, en ces premiers jours de la Révolution, dans les rangs inférieurs de l’armée, et surtout dans la classe des grades subalternes, un réel mouvement d’enthousiasme pour un changement de régime. Le soldat ne pouvait échapper à l’influence de l’atmosphère ambiante, de l’ivresse excitée par les mots, d’autant plus séduisants qu’ils étaient plus vagues, de réformes et de liberté ; il était surtout et tout naturellement attiré par l’appât d’un avantage direct et palpable, en voyant le chemin de l’avancement ouvert à tous par l’abolition des règles si impolitiquement maintenues et resserrées par Louis XVI[7]. Hoche se lança dans ce courant, sans se laisser cependant entraîner aux excès. On voit même qu’il n’a jamais abdiqué les sentiments de loyalisme dynastique, qui étaient si profondément enracinés au cœur de la plupart des Français. Il fut, aux journées d’octobre, un des braves qui défendirent énergiquement l’appartement de la reine contre les assassins envoyés pour la massacrer ; dix-huit mois plus tard, il contresigne, comme en ayant été le promoteur évidemment, un arrêté des grenadiers de sa division, prononçant l’exclusion d’un des leurs, coupable d’avoir refusé de présenter les armes, lorsque Louis XVI reçut la communion pascale des mains d’un prélat insermenté et d’avoir apporté à la caserne des « libellés dégoûtants[8] ».

Hoche était un des plus beaux sergents de l’armée. On raconte qu’une duchesse, un jour de revue, l’avait montré en disant : « Quel beau général ferait ce jeune homme. » Grand, très bien fait, de tournure élégante, il portait dans sa physionomie et dans son attitude, ces signes indéfinissables qui semblent marquer un homme pour de hautes destinées ; il avait l’air de « quelqu’un qui doit commander aux autres ». La conscience qu’il avait de sa valeur, le sentiment de sa vocation, lui firent prendre la peine de se donner lui-même l’instruction qui lui manquait.

L’émigration, les épurations multipliées par la défiance jacobine, déblayaient incessamment les échelons de la hiérarchie militaire. Hoche mérita d’être un de ceux qui furent poussés le plus rapidement pour en remplir les vides. Adjudant au commencement de 92, il était déjà capitaine le Ier septembre de la même année. Après le siège de Namur, où il s’était distingué, le général Le Veneur se l’attacha comme aide de camp.

Le lieutenant général Le Veneur avait suivi La Fayette dans sa fuite et devait à Dumouriez d’avoir été rétabli dans son grade[9]. Quand Dumouriez eut, à son tour, accompli sa défection (avril 93), Le Veneur se trouva compromis. Pour prévenir l’effet des soupçons, il s’était hâté d’envoyer à Paris son aide de camp, chargé de rendre compte des faits et d’expliquer sa conduite. Hoche se comporta dans cette mission, en politique de haut vol. Il obtint la confiance de Danton, qui le fit nommer adjudant général, chef de bataillon (15 mai 93). Il eut même l’habileté de gagner les bonnes grâces de Marat et lui fit accepter un article de critique sur la conduite des opérations dans la campagne de Belgique. Ce n’est pas, bien certainement, qu’il y ait eu jamais sympathie ou communauté de vues entre ces deux hommes si dissemblables. L’Ami du peuple était une puissance, et quiconque voulait parvenir, ou seulement se sauver, recherchait sa protection. Cette protection paraît n’avoir pas été inutile à Hoche. Elle ne l’empêcha pas, il est vrai, d’être arrêté et mis en jugement, lorsque des poursuites furent exercées contre Le Veneur, mais elle servit peut-être à procurer son acquittement.

Ce n’est pas seulement auprès des rois que l’ambition se façonne à l’intrigue et à la flatterie. En ouvrant le champ à la lutte des factions et en laissant les chefs de parti accaparer successivement le pouvoir, la Révolution n’avait fait que généraliser le métier de courtisan. Jamais l’exercice des assouplissements ne fut plus pénible ; jamais aussi l’art n’en fut poussé plus loin. Les Mémoires du temps nous ont appris à quels manèges de basse courtisanerie durent se plier des hommes comme Bonaparte. Avec plus ou moins de servilité, tous ont passé par là. À peine y échappait-on en cachant sa vie et en se faisant oublier ; nul, à coup sûr, ne s’est élevé ou seulement maintenu aux emplois sans s’être assujetti à cette nécessité de plier le genou devant les divers maîtres que fit surgir chaque crise gouvernementale.

Mais la condition première, indispensable, fut de rester toujours bien noté dans les clubs ; de se tenir à l’unisson de ce qu’on appelait le patriotisme. On hurlait avec les loups pour ne pas être dévoré ; on hurlait plus fort que les loups pour sortir de la bande ou la dominer. Les tirades sur la liberté, le pathos jacobin étaient la seule monnaie ayant cours ; quiconque voulait circuler, agir, les conspirateurs aussi bien que les ambitieux, étaient forcés de s’en servir : juger les sentiments des hommes de ce temps d’après l’usage qu’ils en ont fait dans leurs professions de foi, leurs ordres du jour, leur correspondance publique et même privée, équivaudrait à juger les opinions des gens d’après l’effigie des écus avec lesquels ils payent leurs dépenses. Si Bonaparte était mort le 18 brumaire an VIII (comme le fait mourir Larousse[10]), on serait tout aussi fondé qu’on peut l’être pour Hoche, à le compter comme un fervent républicain.

L’exagération même qui se fait remarquer dans quelques-unes des proclamations et des dépêches de Hoche, sonne plutôt comme une enflure d’accent pour se mettre au ton des démagogues exaltés, que comme l’expression naturelle d’un sentiment sincère. Il est bien difficile notamment de prendre en sérieux l’affectation de son respect, de sa préférence, pour la suprématie de l’autorité civile ; cette préférence serait vraiment trop invraisemblable chez un soldat, qui n’avait eu d’autre éducation que celle des camps, où les malédictions contre le pouvoir des « avocats » étaient à l’ordre du jour permanent, et qui, personnellement, en avait reçu, en plusieurs circonstances, des dégoûts et des persécutions. On pourrait y voir un trait de ressemblance de plus avec un personnage qu’on voulait le croire appelé à faire revivre : Monck, lui aussi, inscrivait sur ses étendards : « Le gouvernement ne peut subsister que par l’entière soumission du pouvoir militaire au pouvoir civil. »

Il semble, du reste, que Hoche ait éprouvé le besoin de formuler une protestation contre les paroles que la nécessité des temps l’obligeait à prononcer ou à écrire ; on dirait même qu’avec une certaine crânerie ironique, il ait pris plaisir à l’afficher, lisible aux yeux perspicaces, dans sa devise : « Res, non verba. » Les faits, point de paroles, traduit un de ses biographes. Cette traduction reste probablement en deçà du sens vrai ; car, pour exprimer cette pensée assez banale, il n’était pas besoin de déformer l’adage consacré : « Acta, non verba. » Toute devise bien frappée comporte un double sens : ici le sens intime, essentiel, doit être : « Aux résultats on me jugera, mes paroles ne comptent point[11]. »

Quels résultats visait-il ?

Une étude sérieuse et sans parti pris conduit à démêler dans l’ensemble de ses actes, au milieu des variations d’attitude commandées par les circonstances, une tendance générale et constante vers la réconciliation des partis et, à dater d’un certain moment, vers un but plus précis, le rétablissement du gouvernement monarchique.

Avec Dumouriez et Le Veneur, il s’était évidemment laissé séduire par l’idée orléaniste ; avec Joséphine de Beauharnais et Térésia[sic] Cabarrus, madame Tallien, il s’éprit d’un rôle plus chevaleresque et plus digne d’une âme un peu haute ; il adopta le projet de jouer un grand rôle en se faisant le sauveur du roi prisonnier et le restaurateur de son trône.

C’est un fait admis que, pendant sa détention aux Carmes, avant thermidor, il s’était lié très intimement avec ces deux femmes, publiquement désignées pour leurs sentiments et leurs attaches royalistes. Il paraît douteux que Térésia Cabarrus se soit trouvée aux Carmes en même temps que lui[12] ; mais, que leur amitié ait pris naissance dans cette prison ou non, le fait est qu’elle date de cette époque. On peut se persuader, si l’on veut, que « l’amabilité » de ses deux compagnes de captivité, n’avait fait « qu’atténuer son jacobinisme et affiner au frottement de la vie ce jeune sauvage du faubourg, sans diminuer son amour de la patrie et son dévouement absolu, inébranlable, à la République plus largement comprise[13] ». Mais on peut aussi, et avec plus de vraisemblance, se demander si l’atténuation de son jacobinisme, — qui, s’il avait jamais été très ardent, était certainement très refroidi, — n’avait pas été, sans diminuer son amour de la patrie, jusqu’à lui en faire concevoir le salut dans le rétablissement de la monarchie, plus largement comprise[14].

Il est hors de doute que Hoche eut, à cette époque et après encore, des relations très sérieuses avec quelques-uns des royalistes les plus agissants. Une tradition qui a persisté en Bretagne jusqu’à nos jours, veut qu’il y ait eu un accord formel entre lui et les chefs du soulèvement de 95, pour reconnaître le vœu du pays en faveur de la restauration monarchique, si l’armée royale pouvait mettre cent mille hommes en ligne, faire prononcer ses troupes dans ce sens, prendre alors le commandement général et marcher sur Paris, qui ne pouvait qu’ouvrir ses portes et acclamer le roi.

Puisaye, dans ses Mémoires, ne dit rien de cet accord. Mais les Mémoires de Puisaye écrits en vue d’une justification personnelle et surtout d’une rentrée en grâce auprès du comte de Provence, sont pleins, à toutes les pages, de réticences calculées et même souvent d’allégations complaisantes manifestement fausses. Ce qu’il dit de Hoche ne laisse pas d’être assez significatif.


« Le résultat de mes informations sur le compte de Hoche avait produit dans mon esprit la persuasion que, parmi les individus qui étaient alors en évidence, il n’en était pas un qui fût plus propre que lui à faire triompher la cause du roi, si l’on savait s’y prendre de manière à tirer parti de son ambition, de son ressentiment, sans alarmer sa confiance, mais comme je n’avais eu aucun rapport même indirect avec lui et qu’une affaire aussi délicate ne pouvait être confiée à la médiation d’un tiers, aussi longtemps du moins que je serais absent de France, je m’étais réservé à entamer cette négociation à mon retour[15]. »


Conçoit-on qu’après cette déclaration, il ne soit pas dit si la tentative personnelle de négociation a été faite et qu’on trouve seulement l’expression du regret que les circonstances l’aient empêché d’entrer en relations directes avec Hoche[16] ? Le parti pris de réticence saute aux yeux d’une façon si violente, qu’au lieu de détourner l’attention, il la force sur l’inexplicable lacune du récit. Mais, en dehors des conjectures qui se présentent d’elles-mêmes pour la combler, ce qui précède suffit. Il est clair que les informations qui avaient produit dans l’esprit de Puisaye une persuasion aussi précise, lui venaient de royalistes qui avaient pu sonder les dispositions de Hoche. On lui avait rapporté ce mot dit à plusieurs d’entre eux : « Je n’oublierai point que la Convention m’a retenu six semaines dans les fers ; je m’en souviendrai lorsqu’il en sera temps[17]. » Cela indiquait bien un ressentiment à exploiter ; mais il fallait quelque chose de plus pour désigner l’homme « le plus propre à servir la cause royale ».

Il y avait en effet quelque chose de plus.

Si Puisaye n’avait pas été retenu par la préoccupation de garder jusqu’à la fin l’attitude d’unique organisateur du soulèvement royaliste de 95 et par quelques autres raisons encore, plus graves peut-être, il aurait pu dire que Frotté l’avait mis au courant de ses relations avec Hoche.

Il est impossible de mettre en doute ces relations. Hoche lui-même, dans des circonstances qui ne sont pas tout à fait à son honneur, a fourni un document qui en révèle irréfutablement l’existence. Un an environ après l’affaire de Quiberon, Frotté avait fait passer au général républicain une lettre pour lui demander un rendez-vous, afin de se concerter sur les mesures à prendre en vue du bien public. Hoche, qui se sentait surveillé, répondit diplomatiquement que, s’il s’agissait du bien public, il n’était pas besoin de mystère et qu’il suffisait de lui faire connaître ouvertement de quoi il était question. Cela n’était qu’un acte de prudence, peut-être nécessaire, non blâmable. Ce qui est moins excusable, c’est qu’ayant promis le secret à Frotté, il se hâta d’envoyer la lettre au gouvernement. Or les termes de cette lettre, quoique visiblement calculés pour éviter toute allusion compromettante, ne sont compréhensibles qu’en raison de rapports antérieurs ayant un caractère de confiance[18]. Et quand on verra, plus loin, qu’au moment des négociations de La Jaunaye, Hoche et Frotté se sont trouvés ensemble à Nantes dans la même maison et ont suivi une conduite pareille, on sera forcé de conclure que leurs rapports de confiance avaient précédé la rentrée de Puisaye sur le continent[19].

Ils avaient même précédé les négociations de La Jaunaye, car Hoche fut certainement, avec Joséphine et Frotté, un des principaux collaborateurs à l’entreprise de l’évasion. Ce fait, qu’il est impossible de traiter ici, a été mis hors de doute dans des ouvrages historiques spéciaux[20].

Quoi qu’il en soit, si l’on veut s’en tenir à ce qui est indiscutablement acquis à l’histoire, il faut constater que Hoche avait été déjà accusé de tendances réactionnaires. Les conditions dans lesquelles il sortait de la prison des Carmes n’étaient pas de nature à faire croire que son républicanisme s’y fut fortifié. Le 9 thermidor avait déterminé une crise de « modération » ; il était tout naturel que Hoche en bénéficiât comme beaucoup d’autres ; il l’était moins qu’il fut désigné précisément pour un commandement dans l’Ouest. Dans l’état présent, il semble qu’un gouvernement sérieusement préoccupé de réfréner le mouvement qui se dessinait si fort dans le sens monarchique, devait faire tout autre choix que celui de ce jeune général, pour un poste où ses amitiés nouvelles l’exposeraient à des tentations, ou tout au moins à des embarras dangereux.

Un seul choix singulier ne prouverait rien ; mais si l’on constate que tous les choix faits à ce moment sont dans le même sens, il faut bien conclure, ou à l’incapacité complète des gouvernants se laissant dominer par une coterie royaliste, ou à un calcul raisonné de ces mêmes gouvernants suivant un plan secret de restauration.

Pendant qu’au nord de la Loire, le commandement est donné à l’ami des reines du monde royaliste, le commandement sur la rive gauche est confié à l’ex-marquis de Canclaux, l’ami personnel de plusieurs des chefs insurgés.

Voilà pour les emplois militaires.

Pour les missions civiles auprès des armées, pour les négociations avec les chefs de l’Ouest, c’est à des royalistes notoires que les pouvoirs sont remis[21].

Car, à ce moment, les Comités ont décidé d’entrer en négociations.

La façon dont les négociations sont entamées, conduites et conclues mérite attention ; il en résulte la preuve :

Que l’idée d’une restauration monarchique dominait, en somme, dans les sphères gouvernementales ;

Mais, en même temps, que cette restauration n’était pas comprise de la même manière par tous les hommes au pouvoir et qu’un certain nombre d’entre eux cherchaient à diriger ce mouvement dans un sens favorable à l’usurpation de M. de Provence.

Enfin, que chez les insurgés de l’Ouest, les deux courants indiqués continuaient à se mouvoir, sans se confondre, tendant généralement, il est vrai, au même but final, mais suivant la voie de combinaisons différentes.

Les plus redoutables, — les plus immédiatement redoutables, — ennemis de l’usurpation, étaient ceux que l’on savait, ou du moins que l’on croyait avoir en leur possession la personne du jeune roi. C’étaient Frotté, Puisaye et les chefs royalistes de la Bretagne et de la Normandie[22].

Charette n’était pas dans le secret des projets d’évasion, et par l’effet d’une rivalité soigneusement entretenue, le défaut d’entente, la défiance même, étaient toujours faciles à faire renaître entre les commandants royalistes des deux rives.

C’était un coup de maître de profiter de ces circonstances pour tromper Charette et, en exaltant ses plus hautes ambitions par des promesses d’une portée irrésistible, lui faire déposer les armes au moment même où son concours était nécessaire au mouvement réellement redouté.

Les négociations de La Jaunaye n’eurent peut-être pas au fond d’autre but[23].

Elles avaient été précédées d’une série d’actes, de mesures, d’agissements qui avaient enfoncé profondément dans tous les esprits cette impression produite par l’événement du 9 thermidor, que la République était prête à capituler.

Le 20 frimaire an III (2 décembre 1794[sic]), la Convention avait rendu un décret portant que « toutes les personnes connues dans les arrondissements des armées de l’Ouest, des Côtes de Brest et des Côtes de Cherbourg, sous les noms de rebelles de la Vendée et de Chouans, qui déposeraient les armes dans le mois suivant le jour de la publication du décret, ne seraient ni inquiétées, ni recherchées dans la suite, pour le fait de leur révolte[24] ».

Ceci n’était rien car, dans ce décret, les avances de la Convention gardaient la forme d’un appel à la soumission, mais les faits qui suivirent lui donnèrent une autre signification.


  1. Michelet, Histoire de la Révolution, p. 1971.
  2. Ch. L. Chassin, Hoche et Quiberon, p. 22.
  3. On ne peut oublier qu’en avril 93, les troupes de Dumouriez lui remirent des adresses contenant le vœu de marcher sur Paris pour rétablir le Roi et la Constitution de 1789 (voir ses Mémoires, t. 2, p. 184).
  4. Voir Rapport de police, Append. n° 2.
  5. « Le général en chef écrit, le 8 avril 1796 (dix mois après la prétendue mort du Dauphin), au Directoire : « J’ai trouvé cette armée non seulement dénuée de tout, mais sans discipline, dans une insubordination perpétuelle. Le mécontentement était tel que les malveillants s’en étaient emparés : l’on avait formé une compagnie du Dauphin, et l’on chantait des chansons contre-révolutionnaires. » (Laurent de l’Ardèche, Histoire de l’empereur Napoléon, p. 45.)
  6. Mém. sur la Restauration, t. I, p. 17.
  7. Ordonnance du 22 mars 1785. Ce fut certainement une des mesures qui, en décourageant et en poussant dans le mouvement révolutionnaire l’élite des sous-officiers, ont le plus contribué à la perte du malheureux Louis XVI.
  8. Voir Appendice, n° 3.
  9. Mém. de Dumouriez, t. II, p. 196.
  10. Si la bourde attribuée au P. Loriquet, et qui a servi de texte à tant de railleries, de nommer le marquis de Buonaparte lieutenant général de S. M. Louis XVIII, était authentique, il faut convenir qu’elle ne vaudrait pas la plaisanterie, — authentique, celle-là, — de Larousse, faisant mourir le général Bonaparte, le 18 brumaire an VIII, et, faisant plus loin, entrer en scène un personnage nouveau sous le nom de Napoléon. De cette énormité on s’est bien gardé de rire (le respect dû à un apôtre de l’idée révolutionnaire !). On s’est décidé pourtant à la supprimer dans les éditions nouvelles. Car l’école républicaine a sa congrégation de l’Index, qui ne veille pas seulement à proscrire les écrits contraires aux bons principes, mais qui s’applique à expurger les œuvres de ses docteurs de ce qui pourrait scandaliser les faibles. On en est à expurger Michelet.
  11. La composition des devises, comme celle des médailles, est un art très subtil. Dans les médailles, très souvent, le symbole destiné à célébrer un fait, à en fixer la date, accuse une ironie, parfois un démenti. C’est dans un détail peu apparent, un ornement accessoire, un agencement singulier, une déformation voulue, que se cache le signe pour l’indication du sens hermétique. Dans la devise, le calembour joyeux, l’allusion significative ou la pensée profonde, se laissent deviner dans le choix et l’arrangement des mots. Ici le choix du mot : « Res » préféré et substitué au mot : « Acta », semble le signe indicateur. Res n’est pas synonyme de Acta. Acta, ce sont les actes qu’on voit accomplir chaque jour. Res, ce sont les choses, les résultats des actes. Si la déformation de l’adage classique n’est pas intentionnelle, elle est au moins curieuse.
  12. D’après les recherches très sérieuses de M. Alex. Sorel, Térésia Cabarrus fut incarcérée à la Force (Le Couvent des Carmes, p. 320).
  13. Chassin, Hoche à Quiberon, p. 18.
  14. « Si j’eusse encore commandé à Vannes, dit le général Danican, je me serais joint franchement aux royalistes. Réunir des Français à des Français quel beau crime à commettre ! » (Les Brigands démasqués, p. 192.) Plus grandement que Danican, Hoche avait rêvé ce beau crime.
  15. Mémoires de Puisaye, Londres, 1803, t. 3, p. 439.
  16. Mémoires de Puisaye, Londres, 1803, t. 3, p. 439.
  17. Mémoires de Puisaye, Londres, 1803, t. 3, p. 437.
  18. Voir Append. n° 4.
  19. Le jour de la clôture, Hoche reconduisit Frotté jusqu’à sa voiture ; des Conférences de La Mabilais, Frotté lui serrant la main, lui avait dit : « L’Angleterre eut son Monck. La France en offrira un, je l’espère, plus illustre encore, et alors je serai fort aise de servir sous vos ordres ! » Hoche n’avait pas protesté. Après Quiberon, à Angers, Constant de Suzannet lui dit : « Vous êtes dans le pays de Du Guesclin… Le Roi de France peut faire un connétable… Un seul homme au monde sera au-dessus de vous, et cet homme est le petit fils de Henri IV et de Louis XIV : il vous traitera presque en égal. » Hoche ne protesta pas encore. Une pièce intéressante éclaire singulièrement tout cela. C’est une lettre adressée à Puisaye par le président de la Commission intérimaire de la Bretagne : « Hoche a prouvé qu’il entrait dans les plans de ceux qui ont effectué la journée du 18 (fructidor) puisqu’il y a eu une part active, et Mermet, son ami, m’a dit qu’il partageait notre opinion, que nous aurions un Roi, que l’on ne différait que de quelque chose. A. Hoche, cousin du général en chef de l’Ouest, a tenu les mêmes discours à M. Z… Ce ne saurait être le duc d’Orléans que ce parti voulait porter au trône, puisqu’il avait à se plaindre de ses agents, qui, plusieurs fois, avaient formé le plan même de l’assassiner. L’événement a prouvé qu’il était l’ennemi de Louis XVIII et de ceux qui soutiennent ses droits avec constance, et cependant le soin qu’il prenait de se faire des partisans de ceux même qu’il avait combattus, en proposant aux uns des bataillons, quoiqu’il n’ignorât nullement qu’ils fussent émigrés, aux autres des sommes assez considérables s’ils pouvaient découvrir la retraite et les plans de M. de Puisaye, donnait à entendre qu’il voulait, aussi lui, se défaire d’un homme dont l’Espagne semblait avoir décidé la mort… » (Mémoires de Puisaye, t. 5, p. 210.) Si l’on rapproche cela de la phrase (citée plus haut) de Vauban, constatant qu’au moment de Quiberon, la Normandie était « conduite par une main qui ne voulait agir qu’à une condition qui n’existait pas encore », il devient évident que les projets de Frotté et de Hoche étaient conformes à ceux des royalistes bretons que commandait Puisaye, mais qu’il y eut de la part de Hoche, à l’égard de Puisaye personnellement, rivalité d’ambition, ou plus probablement défiance pour l’exécution de ces projets.
  20. Voir Le Dernier Roi légitime de France, par M. Henri Provins. Voir aussi Louis XVII et le secret de la Révolution. Dujarric, éditeur.
  21. « Quelques membres de la Convention nationale, choisis parmi ceux qui n’avaient pas voté la mort du Roi, furent chargés d’entamer des négociations avec les principaux chefs des armées catholiques et royales. » (F. Hue, Dernières années du règne de Louis XVI, p. 557.) Le panégyriste républicain de Hoche, Rousselin, constate le même fait en termes plus énergiques : « On avait, dit-il, choisi des hommes taxés d’incivisme. » (Vie de L. Hoche, t. I, p. 214.)
  22. Il faudrait entrer dans de trop longs développements pour expliquer ici sur quoi était fondée cette croyance mais il est certain qu’à ce moment (fin de l’hiver 94), les affidés du comte de Provence et un certain nombre des Conventionnels pouvaient croire le jeune roi déjà évadé et supposer qu’on le ferait reparaître dans l’Ouest. Voir Louis XVII et le secret de la Révolution.
  23. « Les grands chefs vendéens en voulaient à Puisaye, aux Anglais. Ils ne refusaient pas tout à fait, mais ils disaient qu’ils n’agiraient que quand Scépeaux, l’un d’eux, reviendrait de Paris, où il négociait. » (Michelet, Histoire de la Révolution, p. 1976.)
  24. Ce n’était que la confirmation ou la ratification des avances et des promesses déjà faites par les délégués de la Convention. Voici ce qu’écrivait, à la fin d’octobre, un bourgeois de Nantes, M. Gasnier, parent de Madame Gasnier-Chambon, dont il est question plus loin :
        « 4 brumaire (25 octobre 94),
     » Nous avons ici, depuis huit à dix jours, le citoyen Ruelle, qui est des environs de chés vous, pour notre représentant. Il y est venu avec son collègue Boursault, qui a fait une proclamation à Rennes pour une amnistie pour les Chouans et brigands, et qui vient aussi d’être imprimée et affichée icy ; elle doit l’être aussy dans toutes les communes… » — Extrait de lettres d’un bourgeois nantais (H. Gasnier, jeune) pendant les guerres de la Vendée (1793-1795), publ. par la Nouvelle Revue rétrospective, 14 mars 1903.