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Le Nécromancien ou le Prince à Venise/Lettre II

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LETTRE II.
Le baron de F***, au comte d’O***.
18 mai.


Je n’aurais pas cru que notre séjour à Venise pût être bon à quelque chose ; depuis qu’il a sauvé la vie à un homme, je me suis presque réconcilié avec lui.

Il y a quelques jours que le prince se faisait porter, assez avant dans la nuit, du Bucentaure chez lui ; deux domestiques, du nombre desquels était Biondello, l’accompagnaient. Il arriva, je ne sais comment, que la chaise se brisa, et cet accident força le prince de faire le reste du chemin à pied. Biondello allait en avant ; on passait dans des rues écartées et obscures ; les lanternes, à l’approche du jour, ne donnaient presque plus de lumière. On marchait depuis plus d’un quart-d’heure, quand Biondello s’aperçut tout à coup qu’il avait manqué le chemin : la ressemblance de deux ponts l’avait trompé, et au lieu d’arriver, ainsi qu’il se le proposait, à la place Saint-Marc, il se trouve, à sa grande surpries, au sestiere del Castello. Le quartier était si reculé qu’on n’y rencontrait pas un être vivant. Pour s’orienter, il n’y avait d’autre parti à prendre que de revenir sur ses pas, et gagner un quartier plus connu. A peine eut-on fait quelques pas, que tout à coup des cris de meurtre se font entendre d’une rue voisine. Le prince, sans armes, arrache aussitôt un bâton des mains d’un de ses domestiques, et, avec le courage que vous lui connaissez, il s’avance vers le lieu d’où partaient les cris. Trois brigands allaient abattre sous leurs coups un homme qui, avec son compagnon, ne pouvait se défendre que faiblement. Le prince fut assez heureux pour prévenir le coup mortel. Ses cris et ceux de ses domestiques effrayèrent les assassins, qui, s’attendant peu à cette rencontre, à une heure et dans un endroit si reculé, prirent la fuite, après avoir porté à leur homme quelques coups de poignard d’une main mal assurée. Le blessé, fatigué par ses longs efforts et près de s’évanouir, se laissa tomber dans les bras du prince ; et, tandis que celui-ci lui prodiguait ses soins, il apprit de son compagnon que la personne dont il sauvait la vie était le marquis de Civitella, neveu du cardinal A***i. Biondello pansa à la hâte les blessures du marquis, qui perdait beaucoup de sang ; on le transporta au palais de son oncle, qui n’était pas fort éloigné. Le prince l’y accompagna ; et après l’avoir remis à des mains sûres, il partit sans se faire connaître.

Trahi cependant par un domestique qui avait reconnu Biondello, il vit, le jour suivant, se présenter à lui le cardinal, l’une de ses connaissances du Bucentaure. La visite dura une heure ; lorsqu’ils sortirent, le cardinal était très-ému, des larmes coulaient de ses yeux, et le prince lui-même paraissait touché. Dès le jour même un chirurgien avait visité les blessures du marquis, et son rapport avait été aussi favorable qu’il était permis de l’espérer : le manteau qui enveloppait le marquis avait détourné et affaibli les coups qui lui avaient été portés. Depuis cet événement, il ne se passa pas de jour où le prince ne reçut la visite du cardinal, ou ne lui en rendît ; et la plus grande intimité ne tarda pas à s’établir entre eux.

Le cardinal est un respectable vieillard d’une figure imposante, et qui a conservé beaucoup de gaîté et de vigueur. Il passe pour un des plus riches prélats de la république ; il jouit, dit-on, en jeune homme, de son immense fortune, et, quoiqu’il porte un esprit d’ordre et même d’économie dans ses affaires, il ne se refuse aucun plaisir. Son neveu est son unique héritier, mais ils ne sont pas toujours parfaitement bien ensemble. Quoique l’oncle ne soit pas d’une austérité effrayante, il ne peut cependant approuver la conduite de son neveu, qui est telle en effet qu’elle lasserait la tolérance du philosophe le plus indulgent. Ses mœurs, singulièrement corrompues, et ses principes aussi déréglés que ses mœurs, soutenus d’ailleurs par tout ce qui peut embellir le vie et flatter les sens en font le fléau des pères et la terreur des maris. Sa dernières aventures était, à ce que l’on dit, la suite d’une intrique amoureuse avec la femme de l’envoyé de ***. Auparavant, il avait déjà eu une foule de mauvaises affaires, dont l’argent et le crédit du cardinal avaient à peine pu le tirer. Ce dernier est d’ailleurs l’homme le plus envié de l’Italie : rien de tout ce qui peut contribuer à rendre la vie agréable ne lui manque ; mais ce seul chagrin domestique corrompt pour lui tous les dons que la fortune lui a prodigués ; et la crainte continuelle où il vit de ne point laisser d’héritier, lui rend amère la jouissance même de tous les autres biens.

Je tiens tous ces détails de Biondello. C’est un véritable trésor pour le prince, que cet homme-là ; chaque jour nous le rend plus nécessaire, et découvre en lui de nouveaux talents. Dernièrement le prince était échauffé, il ne pouvait dormir : sa lampe de nuit s’était éteinte ; il avait beau sonner, son valet de chambre n’arrivait point ; il passait la nuit chez une belle de l’opéra. Le prince se lève pour appeler ses gens ; mais à peine a-t-il fait quelques pas hors de sa chambre, qu’une musique fort agréable vient frapper son oreille : il avance du côté où elle se fait entendre, et il trouve Biondello jouant de la flûte dans sa chambre, entouré de ses camarades. Il ne veut en croire ni ses yeux ni ses oreilles, et lui ordonne de continuer. Celui-ci reprend le même adagio, et l’achève en mettant dans l’exécution une précision et une délicatesse qui auraient fait honneur à un virtuose. Le prince, qui, comme vous le savez, est connaisseur, assure qu’il ne serait pas déplacé dans la meilleure chapelle d’Italie.

Je ne puis garder cet homme, me dit-il le lendemain matin ; il m’est impossible de la payer selon ses talents. Biondello entendit ce mot en entrant, et prenant la parole : Si vous me priverez de la plus belle récompense à laquelle je puisse aspirer. —

— Tu es fait pour quelque chose de mieux, reprit son maître ; je ne puis me résoudre à être un obstacle à ton bonheur. —

Je ne veux d’autre bonheur que celui que je me suis choisi. —

Mais négliger un talent pareil !… En vérité, je n’y puis consentir. —

Permettez-moi donc, mon prince, de l’exercer quelquefois en votre présence. —

On prit sur-le-champ des arrangements convenables pour cela. Biondello eut une chambre voisine de celle où couche son maître, et il peut de là l’endormir et le réveiller au son de son instrument. Le prince voulut aussi doubler son salaire. Biondello n’y consentit qu’avec peine, et après avoir obtenu qu’il pût laisser en dépôt chez le prince le supplément qu’il lui destinait, pour le retrouver au besoin. Le prince s’attend maintenant à quelque demande de sa part, et quel qu’en soit l’objet, il est résolu à ne point le lui refuser.

Adieu, cher ami ; j’attends avec impatience des nouvelles de K***n.