Le Nécromancien ou le Prince à Venise/Lettre III

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Le baron de F***, au comte d’O***. 4 juin.

Le marquis de Civitella, qui est aujourd’hui entièrement guéri de ses blessures, s’est fait présenter au prince, la semaine dernière, par son oncle, et depuis ce moment il ne le quitte pas plus que son ombre. Il faut que Biondello ne nous ait pas dit la vérité sur l’irrégularité de ses mœurs, ou qu’il ait du moins singulièrement chargé le tableau : son extérieur et son commerce sont également séduisants. Il est impossible d’avoir mauvaise opinion de lui ; et, je l’avoue, il a fait ma conquête dès le premier moment où je l’ai vu. Imaginez-vous une figure charmante, où se trouvent réunies la dignité et les grâces, un air ouvert et prévenant, une physionomie pleine d’âme et de génie, un son de voix pénétrant, une éloquence entraînante, tous les avantages enfin qu’une jeunesse brillante et l’éducation la mieux soignée peuvent donner. Il n’a rien de cet orgueil méprisant, ni de cette roideur solennelle qui nous paraissant si insupportables dans les autres nobilissimi. Tout est chez lui gaîté, bienveillance, chaleur de sentiment. Ce que l’on dit de ses débauches doit être excessivement exagéré ; je n’ai vu nulle part une plus belle image de la santé. Assurément, s’il était aussi corrompu que Biondello l’a représenté, ce serait une sirène, on ne saurait lui résister. Dès le premier moment, il fut très-ouvert avec moi ; il convint avec une aimable ingénuité qu’il n’était pas fort bien dans l’esprit de son oncle, et qu’il pouvait l’avoir mérité ; mais que, résolu de changer de conduite, il espérait avoir cette obligation au prince, ainsi que celle de le réconcilier avec son parent, sur l’esprit duquel il avait le plus grand pouvoir : il ajouta que jusqu’à ce moment il n’avait manqué que d’un guide sûr et d’un ami sincère, mais qu’il avait trouvé tous les deux dans le prince.

C’est effectivement le rôle que joue ce dernier auprès du marquis ; il veille sur lui avec la sévérité d’un Mentor : mais cette relation même donne au jeune homme de certains droits qu’il sait fort bien faire valoir. Il est de toutes ses parties ; il ne le quitte plus. Son âge seulement lui ferme l’entrée du Bucentaure, et c’est un bonheur dont je crois qu’il doit s’applaudir. En général, partout où il rencontre le prince, il le séquestre de la société par la manière adroite dont il sait l’attirer à lui et le tenir occupé de lui. Personne jusqu’à présent n’a obtenu, dit-on, le moindre empire sur son esprit ; si le prince parvient à le gagner, il méritera une place honorable dans la légende. Mais s’il fallait tourner la médaille ! si le guide ne se trouvait être que l’écolier de l’élève !... C’est à quoi cependant une personne qui suit de près leurs liaisons peut assez naturellement s’attendre.

Le prince de *** d*** est parti, à la très-grande satisfaction de nous tous, sans en excepter même le prince. Ce que j’avais prévu, mon cher O***, s’est complètement réalisé. cette bonne intelligence ne pouvait pas durer entre des caractères si différents, qui devaient trouver dans des relations si intimes des occasions bien fréquentes de se heurter. Le prince de *** d*** n’eut pas été longtemps à Venise, qu’il fit naître un schisme dans la société de gens d’esprit où il s’était introduit, et que notre prince se vit au moment de perdre pas ses bons offices la moitié de ses admirateurs. Partout où il se montrait, il rencontrait un concurrent jaloux de sa gloire, et celui-ci possédait la dose nécessaire de vanité et de confiance en lui-même pour tirer le plus grand parti de tous les petits avantages que le prince lui donnait sur lui. Comme d’ailleurs il était familier avec une foule de manœuvres trop au-dessous du prince pour qu’il ne dédaignât pas d’y recourir, les sots ne tardèrent pas à se ranger de son côté, et il se vit en très-peu de temps à la tête d’un parti digne de lui . Il aurait sans doute été plus raisonnable de ne point entrer en lice avec un tel adversaire, et quelques mois plutôt le prince aurait indubitablement pris ce parti : mais il était trop tard ; le torrent où il s’était imprudemment jeté l’entraînait avec trop de rapidité pour qu’il pût espérer de regagner aisément le bord. Toutes ces misères avaient pris à ses yeux un degré d’importance qu’elles n’auraient point eu dans un autre temps, et son amour-propre répugnait à une retraite qui eût trop ressemblé à un aveu de sa défaite. Des propos inconsidérés des deux parts furent tenus et rapportés par des gens officieux qui ne craignaient que de ne les rendre point assez piquants. Les deux parties se prononcèrent, et bientôt éclata entre les chefs eux-mêmes le même esprit de rivalité et de jalousie qui animait leurs partisans. Dans le dessein de conserver ses conquêtes et de se maintenir au poste honorable que l’opinion publique lui avait assigné, le prince crut devoir redoubler d’effort pour briller, obliger et plaire, et il ne vit pas d’autre moyen d’y parvenir que d’augmenter son train de dépense. Les présents, les fêtes, les concerts se succédèrent sans interruption ; l’on joua un jeu énorme ; et comme cette manie devait naturellement gagner la suite des princes, qui, des deux côtés, pour l’honneur du chef, ne voulait pas rester en arrière, il fallut que la libéralité du nôtre vînt bientôt au secours de la bonne volonté de ses gens. Tout cela a été la suite malheureuse et inévitable d’un premier instant de faiblesse.

Nous sommes, il est vrai, délivrés dans ce moment de notre rival ; mais le mal qu’il a fait ne se réparera pas aisément. La caisse du prince est épuisée ; il a dépensé en peu de temps le fruit d’une économie de plusieurs années. Il nous faut sortir incessamment de Venise, si nous ne voulons pas nous endetter ; ce que le prince a soigneusement évité jusqu’à présent : aussi n’attendons-nous pour partir que quelques remises que nous devons toucher au premier jour. Quant à moi, je me consolerais de toutes ces dépenses, si le prince du moins en avait retiré quelque satisfaction qui pût le dédommager ; mais non, jamais il ne fut moins heureux que dans ce moment. Il sent qu’il n’est plus ce qu’il était ; il se cherche lui-même ; et, mécontent de ne plus se trouver, il se jette, pour échapper à des réflexions qui l’obsèdent, dans de nouvelles dissipations qui tendant à lui en augmenter l’amertume. A chaque instant c’est quelque nouvelle connaissance qui vient ajouter de nouveaux pièges à ceux dont il est entouré. Je ne sais ce que deviendra tout ceci. Il faut partir ; je ne voix pas d’autre salut pour nous : il faut partir, il faut quitter Venise.

Mais comment arrive-t-il, mon cher comte, que je ne reçoive pas une ligne de vous ? Dites-moi comment je dois expliquer ce silence ?