Le Nécromancien ou le Prince à Venise/Lettre IV
Je vous remercie, mon bon ami, du témoignage de votre souvenir que j’ai reçu par le jeune Bo..tel. Mais de quelles lettres me parlez-vous ? Je n’en ai reçu aucune, je vous jure ; il faut qu’elles aient fait un bien long détour. A l’avenir, mon cher O***, écrivez-moi par Trente, et sous l’adresse du prince.
Nous avons enfin été obligés d’en venir à l’expédient auquel jusqu’à présent nous avions évité si soigneusement de recourir : les remises que nous attendions, et dont nous avions le plus pressant besoin, n’étant point arrivées, nous nous sommes vus dans la nécessité de traiter avec un usurier. Le prince a mieux aimé payer plus chèrement que laisser connaître ses besoins. Ce que je vois au reste de plus fâcheux dans l’embarras de nos finances, c’est qu’il retarde nécessairement notre départ.
A cette occasion, nous avons eu, le prince et moi, quelques explications. Toute l’affaire a été traitée par l’unique entremise de Biondello : le Juif était là, avant que j’en eusse le moindre soupçon. Lorsqu’il sortit, ma physionomie laissa voir sans doute au prince ce qui se passait dans mon âme. Je souffrais en effet de le voir réduit à cette fâcheuse extrémité ; le souvenir du passé et des craintes pour l’avenir oppressaient mon cœur. Le prince lui-même paraissait préoccupé ; l’opération qu’il venait de faire lui donnait sans doute de l’humeur ; il se promenait à grands pas dans la chambre : les rouleaux étaient encore sur la table ; nous gardions le silence, et, pour en remplir le vide, je m’occupais à compter, de l’embrasure où j’étais placé, les fenêtres de la procuratie qui se présentait devant moi…
F***, me dit-il enfin, je n’aime pas les visages tristes. —
Je me tus. —
Pourquoi ne répondez-vous pas ? Ne vois-je pas que votre cœur est plein d’un mécontentement qui voudrait s’exhaler ? Je veux que vous parliez ; ne me cachez pas, je vous prie, les choses admirables que vous avez à me dire dans votre sagesse. —
Si j’ai l’air triste, mon prince, lui dis-je, c’est l’effet de la même impression que je remarque sur vos traits.
Je sais, continua-t-il, que depuis longtemps vous n’approuvez pas ma conduite ; je sais… Que vous écrit le comte d’O*** ? —
Le comte d’O*** ne m’a point écrit. —
Non ?… Pourquoi le nier ? Vous vous faites des confidences mutuelles le comte et vous ; je ne l’ignore point ; ainsi, avouez-le moi… Je ne cherche point au reste à pénétrer vos secrets. —
Le comte d’O*** n’a pas encore répondu à la première des trois lettres que je lui ai écrites depuis son départ. —
C’est impardonnable. Puis prenant en sa main un des rouleaux qui venaient de lui être remis : Voilà mon tort, continua-t-il ; n’est-il pas vrai ? —
Je vois fort bien que cela était nécessaire. —
Mais je n’aurais pas dû me mettre dans cette nécessité ? —
Je me tus. —
Sans doute ; j’aurais dû ne jamais étendre la sphère de mes idées et de mes désirs ; j’aurais dû arriver à l’âge de la vieillesse, de la manière dont je suis parvenu à celui de l’homme fait. On me blâmera d’être sorti un instant de la triste uniformité où ma vie jusqu’ici a été condamnée à languir ; d’avoir regardé autour de moi, pour chercher quelque source de bonheur inconnue à l’homme vulgaire ; d’avoir… —
Si c’est un essai, mon prince, je n’ai plus rien à dire ; et quand vous auriez payé trois fois davantage l’expérience que vous avez acquise, elle ne serait pas trop chère encore. J’avoue que ce qui me faisait de la peine était d’imaginer que vous laissiez à l’opinion du monde à décider la question : comment vous devez être heureux. —
— Félicitez-vous de pouvoir la mépriser cette opinion : Je suis son ouvrage, il faut que je sois son esclave. Que sommes-nous autre chose qu’opinion ? Tout en nous est opinion : l’opinion est, dans l’enfance, notre mère nourricière, notre institutrice dans l’âge viril, et notre béquille dans la vieillesse. Otez-nous ce que l’opinion nous donne, et le dernier individu des classes inférieures, qui a la philosophie de son état, sera mieux partagé que nous. Un prince qui se moque de l’opinion se fait le même tort qu’un prêtre qui nierait l’existence du Dieu dont il sert les autels. —
Et cependant, mon prince… —
Je sais ce que vous aller me dire ; mais… si je puis sortir du cercle où ma naissance m’a placé, puis-je de même effacer de ma mémoire toutes les fausses notions que l’éducation y a imprimées ? Puis-je rompre tout d’un coup avec des habitudes que je reçus, pour ainsi dire, avec la vie, et dont les discours et la conduite de tous les sots qui nous entourent n’ont cessé de multiplier les liens ? Tout homme aime à être complètement ce qu’il est ; et qu’est-ce que notre existence ? Paraître heureux : nous ne pouvons pas l’être à notre manière ; faut-il donc que nous ne le soyons point du tout ? Nous ne pouvons puiser le bonheur à sa source première et véritable, et lorsque la main qui nous enlève des jouissances pures et réelles, nous en offre, comme par dédommagement, quelques-unes d’artificielles, nous sera-t-il interdit de les recevoir et de les goûter ? —
Jusqu’ici cependant vous aviez su trouver les premières dans votre cœur. —
Si je ne les y trouve plus ! pourquoi m’en rappeler le souvenir ? et si j’ai recours à ce tumulte des sens pour étouffer une voix intérieure qui fait le malheur de ma vie ! si je cherche à échapper par-là à une raison importune, qui, semblable à une faux acérée, se promène ça et là dans mon cerveau, et coupe à chaque pas qu’elle fait quelque branche de mon bonheur ! —
Cher prince !… (il s’était levé précipitamment, et se promenait dans la chambre avec une extrême agitation.)
Lorsque tout ce que j’interroge devant et derrière moi reste dans le silence ; que le passé ne m’offre, dans sa triste uniformité, qu’une longue suite d’être inanimés ; que l’avenir, toujours couvert de ses voiles, semble craindre de me laisser deviner le moindre de ses secrets : quand je vois le cercle entier de mon existence renfermé dans l’espace étroit du moment présent… qui me blâmera d’embrasser ce maigre présent du temps avec les mêmes étreintes que j’embrassais un ami qui s’éloignerait de moi pour jamais, et si je me hâte de jouir d’un bien si fugitif, comme l’octogénaire de sa tiare ? Ah ! je sais maintenant l’apprécier, ce moment qui ne revient plus : il est pour nous comme une tendre mère ; chérissons-le, comme celle-là est chérie de ses enfants. —
Mon prince… il fut un temps où vous connaissiez des avantages moins fugitifs !… —
Ah ! faites que ce château de nuages se fixe à ma vue ; avec quel empressement mes bras s’étendront encore vers lui ! Mais quel plaisir puis-je trouver à faire le bonheur d’apparitions qui demain doivent s’évanouir avec moi ? Tout se presse, tout s’enfuit autour de moi ; chacun pousse son voisin pour se hâter de boire quelques gouttes à la source de l’existence, et s’en va ensuite en les savourant. Dans ce moment même, où je jouis du sentiment agréable de mes forces, plus d’un être à venir a déjà sa place assignée sur ma destruction… Montre-moi un seul de ces êtres qui dure, et je serai vertueux. —
Comment se sont perdus chez vous ces sentiments de bienfaisance qui, composant votre bonheur de celui des autres, furent si longtemps la règle de votre vie ? Vous semiez alors dans l’espérance de recueillir, et vous vous honoriez de servir au grand tout, à l’ordre éternel des choses. —
Servir ! oui… comme la pierre la plus insignifiante sert à l’ordonnance du palais dont elle fait partie. Mais servir comme un être que l’on consulte, et qui a part à la jouissance, homme simple, quelle est ton erreur !……[1]
Ici nous fûmes interrompus par une visite qu’on annonça ; et vraiment il en était bien temps, direz-vous. Pardonnez-moi, mon cher comte d’O***, cette immense lettre. Vous m’avez demandé des détails sur tout ce qui concernait le prince ; j’ai cru devoir y comprendre sa philosophie morale. Je sais que l’état de son âme vous intéresse, et que sous ce point de vue aucune de ses actions ne peut vous être entièrement indifférente. Je vous parlerai, dans ma première lettre, d’événements auxquels vous ne devez pas sans doute vous attendre après un entretien de la nature de celui-ci. Adieu.
- ↑ L’on me permettra de supprimer ici une
suite de raisonnemens trop subtils pour que
le plus grand nombre de mes lecteurs puisse
en saisir le fil ; et trop arides pour pouvoir
intéresser les autres. C’est avec peine que
l’on voit un prince, d’un caractére d’ailleurs
si estimable, s’enfoncer dans le labyrinthe
d’une obscure métaphysique, pour y chercher
de quoi justifier ses erreurs, On me saura gré
peut-être de ne l’avoir point suivi dans les
sentiers rocailleux et les défilés glissans où
sa manie le conduit. Ce que j’ai conservé de
ses sophismes est la partie la plus saillante de
cette longue et fastidieuse discussion ; on
pourra, par elle, se faire une idée du reste.
Le baron de F*** y répond ; mais trop faible
raisonneur pour tenir tête à un adversaire si bien exercé, et que d’ailleurs il doit ménager ses aveux, ses observations et ses réponses
sont plus propres à affermir le prince
dans le triste système qu’il défend, qu’à en
dissiper l’illusion.
Note du Traducteur.