Le Nain noir/Introduction

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Traduction par Albert Montémont.
Ernest Sambrée (p. 3-12).

INTRODUCTION


L’être idéal que l’on représente ici comme résidant dans une solitude, et tourmenté par le sentiment intérieur de sa difformité, ainsi que par l’idée qu’il s’était faite qu’il était l’objet général des railleries insultantes de ses semblables, n’est pas tout à fait imaginaire. L’auteur se rappelle que, de son temps, quoiqu’il y ait bien des années, il a existé un individu qui lui a servi de modèle pour le caractère qu’il a tracé. Le nom de ce pauvre infortuné était Davie Ritchie, natif de Tweeddale. Son père travaillait dans la carrière d’ardoise de Stobo ; et il est probable que l’enfant apporta en naissant la difformité de corps et de figure qui le rendait si remarquable, bien qu’il l’attribuât quelquefois aux mauvais traitements qu’il avait éprouvés dans son enfance. Il avait été élevé dans l’état de brossier à Édimbourg, et avait longtemps, erré de ville en ville, toujours exerçant le même métier, mais toujours renvoyé de chez ses maîtres à cause de l’attention désagréable qu’il attirait partout par la hideuse singularité de sa taille et de son visage. L’auteur croit même avoir entendu dire qu’il avait été jusqu’à Dublin.

Fatigué, à la fin, de se voir éternellement en butte aux cris, aux moqueries et aux insultes, Davie Ritchie résolut, à l’imitation du daim que le chasseur a séparé de son troupeau, de chercher une retraite dans quelque solitude où il pût avoir le moins de communication possible avec le monde qui l’accablait de ses railleries. Dans cette vue, il s’établit sur un petit coin de terre sauvage et marécageuse, au bas d’un tertre de la ferme de Woodhouse, au vallon solitaire de la petite rivière de Manor, dans le Peebles-Shire. Quelques personnes qui eurent occasion de passer par là furent très surprises, et il s’en trouva de superstitieuses qui furent alarmées en voyant une figure aussi étrange que celle de Bowed Davie (Davie le tortu) employé à une tâche qu’il était absolument incapable de remplir, celle de bâtir une maison. La cabane qu’il construisit était extrêmement petite ; mais les murs, ainsi que ceux du petit jardin qui régnait autour, montraient un certain désir ambitieux de leur donner de la solidité, car ils étaient composés de grosses pierres et de mottes de gazon ; même quelques-unes des pierres placées aux angles étaient tellement massives, que les personnes qui les voyaient ne pouvaient concevoir comment il avait été possible à un pareil architecte de les élever à cette hauteur. Dans le fait Davie se trouvait grandement aidé par les voyageurs qui passaient en cet endroit, et par les personnes qui étaient attirées par la curiosité ; et, comme aucun d’eux ne savait jusqu’à quel point il avait été assisté par d’autres, l’étonnement de chaque individu ne diminuait point.

Le propriétaire du terrain, feu sir James Naesmith, baronnet, passa par hasard devant cette singulière construction, qui, ayant été faite là sans aucun droit, sans aucune permission demandée ni obtenue, était exactement le pendant de la comparaison que fait Falstaff « d’une belle maison bâtie sur le terrain d’autrui », en sorte que le pauvre Davie aurait, bien pu perdre son édifice pour l’avoir élevé sur une propriété qui n’était pas la sienne. Mais sir James n’eut pas même l’idée d’en exiger la confiscation, et sanctionna au contraire cet empiétement sans conséquence.

La description de la personne d’Elshender de Mucklestane-Moor a été généralement regardée comme un portrait assez exact et nullement exagéré de Davie de Manor-Water. Sa taille n’était pas tout à fait de trois pieds et demi, puisqu’il pouvait se tenir debout à la porte de sa demeure qui avait justement cette hauteur. Les détails suivants relatifs à sa personne et à son caractère sont extraits des Scots Magazines pour 1817, et il est à présent connu qu’ils ont été fournis par le savant sir Robert Chambers d’Edimbourg, qui a recueilli avec beaucoup de talent les traditions de la Bonne-Ville, et qui a publié d’autres ouvrages dans, lesquels il a grandement et agréablement ajouté à nos connaissances en antiquités populaires. Il est originaire du même district que Davie Ritchie, et par conséquent a pu mieux qu’un autre rassembler diverses anecdotes sur son compte.

« Son crâne, dit l’auteur, qui avait une forme oblongue, et un peu hors de proportion, était tellement fort qu’il pouvait enfoncer le panneau d’une porte ou le fond d’un baril. Son rire était, dit-on, horrible, et sa voix de hibou, aiguë, dure et discordante, correspondait fort bien à ses autres singularités.

 » Son costume n’avait rien de bien extraordinaire. Il portait habituellement un chapeau à bords rabattus lorsqu’il sortait, et quand il était chez lui, un capuchon ou bonnet de nuit. Il n’avait point de souliers, parce qu’il n’aurait pu en adapter à ses pieds, qui ressemblaient presque à des nageoires de poisson ; ses jambes et ses pieds étaient enveloppés de morceaux de drap. En marchant, il s’appuyait sur une sorte de perche ou de pique beaucoup plus haute que lui. Ses manières étaient singulières sous plusieurs rapports, et indiquaient un esprit qui s’accordait avec la tournure désagréable de sa personne Il était d’un caractère extrêmement jaloux, misanthrope et irritable. La connaissance qu’il avait de sa difformité le poursuivait comme un fantôme ; et les insultes et les railleries auxquelles cette difformité, l’exposait, avaient empoisonné son cœur de sentiments de férocité et d’amertume que, sous d’autres points de vue, la nature ne paraissait pas lui avoir donnés en plus grande abondance qu’aux autres hommes.

 » Il détestait les enfants, à cause de leur penchant à l’insulter et à le tourmenter. À l’égard des étrangers, il était toujours réservé, bourru et même brutal ; et quoiqu’il ne refusât nullement un secours ou une aumône, il était rare qu’il exprimât ou qu’il montrât beaucoup de reconnaissance. Même envers ceux qui avaient été ses plus grands bienfaiteurs, et qui avaient la plus grande part dans sa bienveillance il avait fréquemment des moments de caprice et de jalousie. Une dame qui l’avait connu depuis son enfance, et qui a bien voulu nous fournir quelques détails sur la vie de cet homme, disait que, bien que Davie témoignât autant de respect et d’attachement pour la famille de son père qu’il lui était possible d’en témoigner pour qui que ce fût, cependant on était toujours obligé d’être très circonspect dans la conduite qu’on devait tenir envers lui. Un jour, étant allée lui faire une visite avec une autre dame, il les mena dans son jardin, et leur montra avec une sorte d’orgueil et beaucoup de bonne humeur toutes ses plates-bandes et bordures arrangées et diversifiées avec goût ; tout à coup elles s’arrêtèrent devant un carreau planté de choux, que les chenilles avaient un peu endommagés. Davie, remarquant qu’une des dames souriait, prit à l’instant son air dur et sauvage, se précipita au milieu des choux et les mit en pièces avec son bâton, en s’écriant : « Je déteste les chenilles, car elles se moquent de moi. »

 » Une autre dame, qui était également une de ses anciennes connaissances, commit, bien contre son intention, une offense envers Davie dans une circonstance semblable. Après l’avoir introduite dans le jardin, en marchant devant elle, il se retourna pour jeter sur elle un regard de jalousie, et se figura qu’il l’avait vue cracher. Aussitôt il s’écria avec une extrême férocité : « Suis-je un crapaud, femme, que vous crachiez sur moi…, oui, que vous crachiez sur moi ? » Et, sans écouter ni réponse ni excuse, il la chassa du jardin, en vomissant contre elle des imprécations et des injures. Lorsqu’il était irrité par des personnes pour lesquelles il avait peu de respect, sa misanthropie se déchaînait en paroles et quelquefois en actions encore plus grossières, et dans ces occasions, il employait un langage d’imprécations et de menaces les plus extraordinaires et les plus sauvages. »

La nature conserve dans tous ses ouvrages un certain équilibre entre le bien et le mal, et il n’est peut-être pas de position si complètement misérable qui ne possède quelque source de plaisir pour en adoucir le désagrément. Ce pauvre homme, dont la misanthropie était fondée sur le sentiment de sa difformité extraordinaire, avait néanmoins ses jouissances particulières. Forcé de se retirer dans une solitude, il devint un admirateur des beautés de la nature. Son jardin, qu’il cultivait avec le plus grand soin, et qui, d’un mauvais terrain de bruyères et de marécages, était devenu un sol très productif, lui offrait un sujet d’orgueil et de délices ; mais il était également enchanté de beautés plus naturelles ; la pente douce d’une verte colline, le murmure d’une source limpide, ou le labyrinthe compliqué d’un bosquet sauvage, étaient des scènes qu’il contemplait, disait-il, avec un plaisir inexprimable pendant des heures entières. C’est peut-être pour cette raison qu’il aimait à lire les poésies pastorales de Shenstone et quelques passages du Paradis perdu. L’auteur l’a entendu répéter d’une voix discordante la fameuse description du Paradis terrestre, et il paraissait en sentir toute la beauté. Ses autres études étaient d’un genre différent et avaient principalement rapport à la polémique religieuse. Il n’allait jamais à l’église de sa paroisse, ce qui faisait qu’on le soupçonnait d’avoir des opinions hétérodoxes, quoiqu’il soit probable que sa répugnance avait pour motif le désagrément d’exposer sa tournure difforme aux regards d’un nombre considérable de personnes. Il parlait de la vie future avec un sentiment profond de piété, et même en versant des larmes. Il ne pouvait soutenir l’idée que ses restes seraient mêlés avec les ordures du cimetière comme il appelait les ossements du vulgaire : aussi, avec son goût ordinaire, fit-il choix d’un endroit charmant et agreste dans le vallon où était situé son ermitage, pour y reposer après sa mort. Dans la suite, cependant, il changea d’avis, et il finit par être enterré dans le cimetière commun de la paroisse de Manor.

L’auteur a donné au sage Elshie quelques qualités qui le faisaient passer aux yeux du vulgaire pour un homme doué d’un pouvoir surnaturel. Davie Ritchie jouissait de la même réputation, car quelques-uns des paysans pauvres et ignorants, aussi bien que tous les enfants, dans les environs, le regardaient comme ce qu’ils appelaient uncunny, non bon, méchant. Lui-même ne cherchait pas à détruire tout à fait cette idée ; elle reculait les bornes très étroites de son pouvoir, et son amour-propre s’en trouvait satisfait d’autant ; elle tournait aussi à l’avantage de sa misanthropie en ce qu’elle lui donnait des moyens plus nombreux d’inspirer la terreur et d’exercer sa méchanceté. Mais déjà, depuis trente ans, la peur des sorciers avait considérablement diminué même dans les cantons les plus sauvages de l’Écosse.

Davie Ritchie affectait de s’enfoncer dans les lieux les plus solitaires, surtout dans ceux que l’on croyait fréquentés par les esprits, et il se faisait un grand mérite du courage qu’il montrait dans ces occasions. Il est sûr qu’il courait peu de chance de rencontrer un être qui fût plus effrayant que lui-même ; mais au fond, il était superstitieux ; aussi avait-il planté an grand nombre de frênes autour de sa cabane comme une protection assurée contre la nécromanie ; c’est aussi, sans doute, pour la même raison qu’il ordonna que l’on en mît autour de sa tombe.

Nous avons dit que Davie Ritchie aimait les objets de beauté naturelle. Ses seuls favoris vivants étaient un chien et un chat, auxquels il était singulièrement attaché, et ses abeilles, dont il avait le plus grand soin. Dans les dernières années de sa vie, il prit avec lui une de ses sœurs qu’il logea dans une hutte attenante à la sienne, mais à qui il ne permit jamais d’entrer chez lui. Elle était faible d’esprit, mais non difforme dans sa personne ; simple, ou plutôt bête, mais non d’un caractère bourru et fantasque comme son frère. Davie n’eut jamais une grande affection pour elle, ce n’était pas dans son caractère, mais il l’endurait. Ils fournissaient à leurs besoins par la vente du produit de leur jardin et de leurs ruches, et dans les derniers temps ils obtinrent une petite pension de la fabrique de la paroisse. Au fait, dans l’état de simplicité patriarcale où se trouvait alors le pays, ceux qui étaient dans la position de Davie et de sa sœur étaient surs de trouver des secours. Il ne s’agissait que de s’adresser aux premiers propriétaires et fermiers un peu à leur aise, qui étaient toujours disposés à subvenir à leurs besoins d’ailleurs très modérés. Davie recevait souvent de la part des étrangers de petites douceurs, qu’il ne demandait point, qu’il ne refusait point, mais pour lesquelles il ne se croyait point obligé de montrer de la reconnaissance. Effectivement, il se considérait avec raison comme un des pauvres de la nature, à qui elle avait donné un titre pour être entretenu par les membres de sa propre espèce, lequel titre était justement cette difformité qui le privait de tout autre moyen de se suffire par son propre travail. En outre, il y avait un sac qui était suspendu au moulin pour être rempli au profit de Davie Ritchie, et ceux qui remportaient leur farine manquaient rarement d’en verser une poignée dans le sac éléemosynaire du pauvre estropié. En un mot, Davie n’avait jamais besoin d’argent, excepté pour acheter du tabac à priser, seul plaisir qu’il cherchât à se procurer, et dont il jouissait amplement. Lorsqu’il mourut, au commencement de ce siècle, on trouva qu’il avait amassé une somme de vingt livres sterling, manie qui s’accordait parfaitement avec son caractère ; car être riche c’est avoir du pouvoir, et le pouvoir était ce que Davie Ritchie ambitionnait le plus de posséder, comme une compensation de son exclusion de la société humaine.

Sa sœur lui survécut jusqu’à la publication du conte auquel cette courte notice sert d’introduction. L’auteur a appris avec peine qu’une sorte de sympathie locale et la curiosité que le public manifesta dans le temps concernant l’auteur de Waverley et des sujets de ses contes, ont exposé cette pauvre fille à des recherches et à des questions qui lui ont causé des désagréments. Lorsqu’on la pressait de donner quelques détails sur les singularités de son frère, elle demandait pourquoi on ne voulait pas laisser les morts reposer en paix, et lorsque d’autres personnes lui demandaient des renseignements au sujet de sa famille, elle répondait avec le même sentiment de mauvaise humeur et d’impatience.

L’auteur vit ce pauvre, et l’on peut dire, malheureux individu dans le courant de l’automne de 1797. Étant alors, comme il a le bonheur de l’être encore, intimement lié avec la famille du vénérable docteur Adam Ferguson, le philosophe et l’historien, qui résidait à cette époque à la maison seigneuriale du Halyards, dans la vallée de Manor, à environ un mille de l’ermitage de Ritchie, l’auteur se trouvait à Halyards, où il passa quelques jours, pendant les quels il fit la connaissance de ce singulier anachorète, que le docteur Ferguson regardait comme un personnage extraordinaire, à qui il rendait service de diverses manières, et à qui il prêtait, de temps en temps, quelques livres. Quoique le goût du philosophe et celui du paysan ne s’accordassent pas toujours ensemble, comme on peut bien se l’imaginer, cependant le docteur Ferguson le considérait comme un homme d’une grande capacité et plein d’idées originales, mais dont l’esprit avait été entraîné hors de sa pente naturelle et juste par un excès d’amour-propre et de ténacité d’opinion, rendu plus violent par le sentiment amer du ridicule et du mépris, et vindicatif contre la société, du moins en idée, par une farouche misanthropie.

Davie Ritchie, outre qu’il a vécu dans une obscurité totale, était mort depuis plusieurs années, lorsque l’auteur conçut l’idée de faire de ce personnage le héros d’un roman. En conséquence, il esquissa le caractère d’Elshie de Mucklestane-Moor. La narration devait être plus longue, et la catastrophe amenée avec plus d’art ; mais un critique de mes amis, au jugement de qui je soumis l’ouvrage, pendant que j’y travaillais encore, fut d’avis que l’idée que je donnais du solitaire était d’un genre trop révoltant et dégoûterait le lecteur au lieu de l’intéresser. Comme j’avais des raisons de croire que celui que je consultais était un excellent juge de l’opinion publique, je me débarrassai de mon sujet, en précipitant le plus vite possible la conclusion de l’histoire ; et en serrant pêle-mêle dans un seul volume les matériaux destinés à en remplir deux, j’ai peut-être produit un ouvrage aussi disproportionné et aussi mal tourné que le Nain Noir qui en est le sujet.