Le Nain noir/Préliminaire

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Traduction par Albert Montémont.
Ernest Sambrée (p. 13-20).


CHAPITRE PREMIER

Préliminaire.


Y a-t-il quelque philosophie en toi, berger ?
Shakspeare. Comme il vous plaira.


Dans une belle matinée du mois d’avril, quoiqu’il eût abondamment neigé la nuit précédente, et que la terre restât couverte d’un manteau éblouissant de six pouces d’épaisseur, deux hommes à cheval arrivèrent à l’auberge de Wallace. Le premier était fort, grand, puissant, vêtu d’une redingote grise, ayant un chapeau couvert d’une toile cirée, une énorme cravache garnie en argent, des bottes et pardessus un pantalon à l’épreuve du mauvais temps. Il montait une grande et forte jument grise, au poil rude, mais en bon état, avec une selle à la bourgeoise et une bride militaire à double mors. Celui qui l’accompagnait paraissait être son domestique : il montait un petit cheval à longs poils gris, avait un bonnet bleu sur sa tête et une grosse cravate rayée autour du cou, et portait de longs bas de laine bleus, au lieu de bottes ; ses mains, sans gants, étaient fortement noircies de goudron, et l’on remarquait en lui un air de déférence et de respect pour son compagnon, sans que les manières de celui-ci indiquassent cette supériorité et cette exigence pointilleuse que la haute bourgeoisie manifeste à l’égard de ses domestiques. Au contraire, les deux voyageurs entrèrent de front dans la cour, et la dernière phrase de la conversation qu’ils avaient tenue pendant longtemps, fut cette exclamation qu’ils firent ensemble : « Que Dieu nous conduise ! Si ce temps-ci dure, que deviendrons-nous ? » Ce que ces mots faisaient entendre suffirent à mon hôte, qui, s’avançant pour prendre le cheval du principal voyageur, et tenant la bride pendant qu’il descendait, tandis que le garçon d’écurie rendait le même service à son compagnon, dit à l’étranger qu’il était charmé de le voir à Gandercleugh, et presque sans reprendre haleine ajouta : « Quelles nouvelles des Highlands du Sud ?

— Quelles nouvelles ? dit le fermier, d’assez mauvaises ; car nous nous estimerons très heureux de pouvoir sauver les brebis ; quant aux agneaux, nous serons forcés de les abandonner aux soins du Nain Noir.

— Oui, oui, ajouta le vieux berger (car c’en était un), en secouant la tête, « il aura fort à faire ce printemps avec les morts ».

— Le Nain Noir ! dit mon savant ami et patron[1], M. Jedediah Cleishbotham ; et quelle espèce de personnage est ce Nain Noir ?

— Bah ! laissez donc, répondit le fermier ; vous devez avoir entendu parler de Carmy Elshie, le Nain Noir, ou je serais bien trompé ; tout le monde fait des histoires sur son compte, mais ce ne sont que des folies après tout, et quant à moi, je n’en crois pas un seul mot.

— Votre père y croyait pourtant bien fermement, dit le vieux berger, évidemment choqué du scepticisme de son maître.

« Oui, sans doute, Bauldie, répliqua celui-ci ; mais c’était du temps des noirauds (des faces noires), on croyait alors à de bien drôles de choses : mais depuis que les longs moutons sont venus, personne n’y ajoute plus foi.

— Tant pis, tant pis, dit le vieillard. Votre père, et je vous l’ai dit souvent, maître, aurait été furieusement contrarié s’il avait vu sa vieille maison de tourbe démolie pour faire des barrières autour du parc ; et le joli tertre couvert de genêts, où, enveloppé de son plaid, il prenait tant de plaisir à s’asseoir à la fin de la journée, regardant les vaches descendre le loanning ; il n’aurait pas du tout aimé à voir ce charmant tertre, qui était si bien exposé, bouleversé par la charrue comme il l’est à présent.

— Allons, Bauldie, prends ce petit verre qui t’est offert par l’hôte, dit le fermier, et ne te tourmente pas, tant que pour ton compte tu n’auras pas à te plaindre des changements qui ont lieu dans ce monde.

— À votre santé, messieurs, » dit le berger ; puis ayant vidé son verre et fait l’observation que le whisky était de bonne qualité, il continua : « Ce n’est pas à des gens tels que nous qu’il appartient de juger, assurément ; mais néanmoins, indépendamment de la beauté de ce tertre couvert de genêts c’était aussi un excellent abri pour les agneaux dans une matinée froide comme celle-ci.

— Oui, dit son patron ; mais vous savez qu’il nous faut des navets pour les brebis à longues jambes, et que pour les avoir, il nous faut fièrement travailler avec la charrue et la herse, et il nous siérait mal de nous asseoir sur ce tertre et de faire des contes au sujet de nains noirs et autres sottises pareilles, comme on le faisait autrefois, lorsque les brebis à jambes courtes étaient en vogue[2].

— Oh bien ! oh bien ! maître, dit le berger, les courtes brebis donnaient de courtes sommes pour loyer, je pense. »

Ici mon digne et savant patron s’interposa de nouveau, et déclara qu’il n’avait jamais pu apercevoir aucune différence matérielle, en fait de longueur entre une brebis et une autre.

Ceci occasionna un grand éclat de rire de la part du fermier et un regard d’étonnement de la part du berger. « C’est la laine, monsieur, c’est la laine, et non la bête elle-même qui la fait appeler longue ou courte. Je crois que si vous mesuriez leur dos, la courte brebis serait celle des deux qui aurait le corps le plus long ; mais c’est la laine qui paie le loyer au temps où nous sommes, et nous en avons grand besoin.

— Ma foi, Bauldie a raison, dit le fermier ; les courbes brebis faisaient les courts loyers. Mon père payait alors 60 livres sterling pour notre ferme, qui m’en coûte aujourd’hui 300 tout compris[3], et cela est très vrai ? Mais je n’ai pas le temps de m’amuser ici à conter des histoires ; voyons, l’hôte, donnez-nous à déjeûner et ayez soin que l’on n’oublie pas nos chevaux. Il faut que j’aille chez Christy Wilson, pour voir si nous pouvons nous mettre d’accord sur le luckpenny (pot-de-vin) que je dois lui payer pour ses agneaux d’un an. Nous avons bu six pintes pendant que nous faisions le marché à la foire de Saint-Bothwell, et je ne sais comment cela s’est fait, mais nous n’avons pu nous entendre exactement sur quelques détails, malgré le long temps que nous y avons mis ; j’ai bien peur qu’il ne faille en venir à plaider. Mais écoutez, voisin, » dit-il en s’adressant à mon digne et savant patron, « si vous voulez savoir quelque chose de plus sur les brebis longues et courtes, je reviendrai ici manger ma soupe aux choux vers une heure ; et si vous êtes curieux d’entendre de vieilles histoires sur le Nain Noir et autres de cette espèce, payez une demi-pinte à Bauldie que voici, il causera volontiers avec vous comme un fusil de plume[4], et moi je vous régalerai d’une pinte, si je termine bien avec Christy Wilson. »

Le fermier revint à l’heure dite, accompagné de Christy Wilson, leur différend ayant été arrangé à l’amiable, et sans avoir eu recours aux gens à longue robe. Mon savant et digne patron ne manqua pas au rendez-vous, à cause du régal qui avait été promis, tant pour l’esprit que pour le corps, quoique, à l’égard du dernier, il soit bien connu pour n’en user qu’avec beaucoup de modération, et la compagnie à laquelle mon hôte s’était joint prolongea sa séance assez avant dans la soirée, assaisonnant la liqueur d’un grand nombre de contes et de chansons choisies. Le dernier incident que je me rappelle est la chute de mon savant et digne patron, qui glissa de sa chaise précisément au moment où il terminait une longue dissertation sur la tempérance, et répétait deux vers du Gentle Shepherd (Gentil Berger), qu’il appliqua fort heureusement à l’ivrognerie au lieu de l’avarice :

L’homme content de peu sait dormir sans faiblesse,
Le superflu ne sert qu’à hâter la vieillesse.

Dans le cours de la soirée, le Nain Noir[5] ne fut pas oublié, et le vieux berger Bauldie conta plusieurs histoires à ce sujet, qui excitèrent beaucoup d’intérêt. Il parut aussi, après que nous eûmes vidé le troisième bol de punch, que le scepticisme du fermier, à cet égard, n’était en grande partie qu’une affectation, parce qu’il voulait passer pour un homme à idées libérales, et exempt des antiques préjugés, ainsi qu’il convenait à celui qui payait une rente annuelle de trois cents livres. tandis que, dans le fait, il ajoutait secrètement foi aux traditions de ses ancêtres. Selon mon usage, je pris de nouveaux renseignements auprès des personnes qui étaient en rapport avec les habitants du canton sauvage et pastoral dans lequel se sont passés les événements dont on va rendre compte, et j’eus le bonheur de retrouver plusieurs chaînons qui n’étaient pas généralement connus, et qui expliquent, du moins jusqu’à un certain point, certaines circonstances que l’exagération faisait paraître merveilleuses, et que la superstition avait surchargées d’ornements dans les traditions vulgaires.







  1. Walter Scott, fidèle à son premier rôle d’auteur gardant l’incognito, fait ici observer que les épithètes de savant, et autres données à Jedediah Cleishbotham, paraissent avoir été interpolées dans le texte de M. Pattieson. C’est une manière d’excuser la redondance de ces mots qui « chatouillent du cœur l’orgueilleuse faiblesse. »
  2. Les moutons à jambes longues sont de l’espèce anglaise, avec leur laine longue et fine ; les moutons à jambes courtes sont de l’espèce écossaise, avec la laine courte et rude.
  3. Le texte parle de placks and bairbies, anciennes monnaies d’Écosse qui n’existent plus que dans les souvenirs.
  4. Like a pen-gun, dit le texte, comme un canon de plume, par allusion aux boulettes de pommes de terre qu’il lance à la figure dans les jeux enfantins. A M.
  5. Le Nain Noir, presque oublié maintenant, était autrefois regardé comme un personnage formidable par les Dalesmen (les habitants des vallées) du Border (de la frontière), qui l’accusaient de tout le mal qui arrivait à leurs moutons et à leur bétail. « C’était, » dit le docteur Leyden, qui lui fait jouer un très grand rôle dans la ballade intitulée le Cowt de Ceeldar, « un démon ou esprit-fée de la race la plus malfaisante, un vrai Duergard du Nord. » Ce que l’on raconte de mieux et de plus authentique au sujet de cet être dangereux et mystérieux se trouve dans une historiette communiquée à l’auteur par cet éminent antiquaire, Richard Surtees, écuyer, demeurant à Mainsfort, auteur de l’histoire de l’évêché de Durham.

    Selon cette légende très bien attestée, deux jeunes gens du Northumberland, étant à faire une partie de chasse, s’enfoncèrent fort avant au milieu des montagnes et des marécages qui longent la frontière du Cumberland. Ils s’arrêtèrent pour prendre quelques rafraîchissements, dans un vallon solitaire, au bord d’un petit ruisseau. Après avoir satisfait leur appétit en mangeant ce qu’ils avaient apporté, l’un d’eux s’endormit ; l’autre, ne voulant pas troubler le repos de son ami, s’éloigna sans faire de bruit, dans le dessein d’observer les objets qui étaient aux environs. Tout à coup, à son grand étonnement, il se trouva tout près d’un être qui paraissait ne pas appartenir à notre monde, le nain le plus hideux que le soleil eût jamais éclairé. Sa tête était aussi grosse que celle d’un homme fait, ce qui formait un contraste effrayant avec sa taille, qui était de beaucoup au-dessous de quatre pieds. Elle n’avait d’autre couverture que de longs cheveux nattés, ressemblant pour l’épaisseur aux soies du blaireau, et pour la couleur, qui était d’un brun rougeâtre, à la fleur de la bruyère. Ses membres semblaient extrêmement forts ; et on n’apercevait en lui aucune difformité, excepté celle qui provenait de la disproportion extraordinaire entre leur grosseur et la petitesse du corps. Le chasseur épouvanté tint ses regards fixés sur cette horrible apparition, jusqu’à ce que cet être horrible lui demandât d’une voix courroucée, de quel droit il venait parmi ces montagnes, et en détruisait les paisibles habitants. L’étranger, tout déconcerté, chercha à apaiser la colère du nain en offrant de lui livrer son gibier, comme il le ferait au seigneur terrestre du manoir. Cette proposition ne fit qu’ajouter à l’offense commise envers le nain, qui déclara qu’il était le lord de ces montagnes et le protecteur des animaux qui trouvaient une retraite dans ces solitudes, et qu’il avait souverainement en horreur toutes les dépouilles qui provenaient de leur mort ou de leurs souffrances. Le chasseur s’humilia devant l’esprit irrité, protestant de son ignorance, et l’assurant qu’il était bien résolu de s’abstenir dorénavant d’une semblable intrusion, et parvint ainsi à l’apaiser. Le gnome devint alors communicatif, et parla de lui-même comme appartenant à une race d’êtres qui tenait en quelque sorte le milieu entre celle des anges et celle des hommes. Il ajouta en outre, ce à quoi on n’aurait guère pu s’attendre, qu’il avait l’espoir de participer à la rédemption de la race d’Adam. Il invita instamment le chasseur à venir visiter sa demeure, qui était, dit-il, tout près de là, lui donnant sa parole qu’il en reviendrait sain et sauf. Mais, dans ce moment, la voix de l’autre chasseur se fit entendre, appelant son ami ; et le nain, comme s’il eût désiré n’être vu que par une seule personne, disparut à l’instant où le jeune homme sortit du vallon pour rejoindre son camarade.

    Ceux qui avaient le plus d’expérience dans ces matières étaient généralement d’opinion que, si le chasseur eût accompagné l’esprit, il aurait, malgré toutes les belles paroles du nain, été mis en pièces, ou enfermé pendant plusieurs années dans quelque montagne enchantée.

    Tel est le récit le plus authentique et le plus récent de l’apparition du Nain Noir.