Le Nain noir/VLa poursuite

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Traduction par Albert Montémont.
Ernest Sambrée (p. 93-102).

CHAPITRE VIII

La poursuite.


Maintenant à cheval et la lance à la main ! cria le laird ; maintenant à cheval, et vite la lance a la main ; que ceux qui ne voudront pas aller à Telfer’s-Kie ne me regardent jamais en face.
------(Ballade des frontières.)


« À cheval ! à cheval ! la lance en main », s’écria Hobbie en s’adressant à ses parents. Plusieurs avaient déjà le pied à l’étrier ; et tandis qu’Elliot rassemblait à la hâte des armes et des accoutrements, chose qui n’était pas facile dans cet état de confusion, tout le vallon retentissait de l’approbation de ses jeunes amis.

« Oui, oui, s’écria Simon de Hackburn, voilà comme on doit s’y prendre, Hobbie. Que les femmes restent à la maison, et se lamentent, rien de mieux ; mais les hommes doivent faire aux autres ce que les autres leur ont fait ; c’est l’Écriture qui le dit.

— Taisez-vous, jeune homme », s’écria l’un des vieillards d’un ton sévère ; « vous ne savez ce que vous dites.

— Avez-vous quelques nouvelles ? avez-vous quelques renseignements, Hobbie ? dit le vieux Dick de Dingle. Mes braves, ne soyez pas trop pressés.

— À quoi bon venir nous prêcher, justement dans un moment pareil, dit Simon. Si vous ne pouvez porter du secours vous-même, au moins n’empêchez pas ceux qui le peuvent.

— Comment, jeune homme, dit le vieillard, voudriez-vous vous venger avant de savoir qui vous a offensé ?

— Pensez-vous que nous ne connaissions pas la route d’Angleterre aussi bien que nos pères ? Tous les maux nous viennent de ce côté-là ; c’est un vieux proverbe qui est bien vrai : aussi allons-nous nous diriger sur cette route, comme si le diable nous poussait vers le sud.

— Nous suivrons la trace des chevaux d’Earnscliff, à travers la plaine, dit un des Elliot.

— Je les suivrais à travers le Moor le plus obscur, le long du Border, quand même il s’y serait tenu une foire la veille », dit Hugues, le maréchal ferrant de Ringleburn ; « car c’est toujours moi-même qui ferre son cheval.

— Lâchez les lévriers, cria un autre : où sont-ils ?

— Bah ! dit encore un autre, le soleil est levé depuis longtemps, et la rosée n’est plus sur la terre ; la piste ne tiendra jamais. »

Hobbie siffla aussitôt ses chiens qui erraient autour des décombres de la vieille habitation, remplissant l’air de leurs plaintifs hurlements.

« Maintenant, Killbuck, dit Hobbie, il faut essayer ton savoir faire… » Et puis comme si un trait de lumière fût tombé sur lui : « Cet affreux démon, continua-t-il, m’a dit quelque chose de tout ceci. Il peut en savoir davantage, soit par les brigands sur la terre, soit par les diables là-bas. Il faut que je le tire de lui, dussé-je tailler chaque parole sur son vilain corps avec mon sabre. » Il donna à la hâte quelques instructions à ses camarades. « Que quatre d’entre vous, avec Simon, s’en aillent tout droit à Grœme’s Gap. Si ce sont des Anglais, c’est par là qu’ils reviendront. Que le reste se disperse par troupes de deux, de trois cavaliers sur toute l’étendue de la lande, et qu’ils viennent me rejoindre à Trystin-Pool. Dites à mes frères, lorsqu’ils arriveront, de vous suivre, et de venir nous trouver là. Pauvres garçons ! leurs cœurs seront presque aussi désespérés que le mien, car ils ne se doutent guère dans quelle maison de deuil ils apportent leur venaison ! Je vais passer à Mucklestane-Moor moi-même.

— Et si j’étais à votre place, dit Dick du Dingle, je parlerais au sage Elshie. Il peut vous dire tout ce qui se passe dans le pays, s’il est bien disposé.

— Il faudra bien », dit Hobbie, tout occupé à mettre ses armes en ordre, « qu’il me dise ce qu’il sait sur l’affaire de la nuit dernière, ou je saurai bien pourquoi.

— Oui, mais parle-lui avec douceur, mon brave garçon, parle-lui avec douceur, Hobbie ; les gens de son espèce n’aiment pas à être rudoyés, dit le vieillard. Ils ont de si fréquentes communications avec les démons et les mauvais génies qui sont toujours hargneux, que leur caractère s’en ressent.

— Oh ! laissez-moi faire, pour en venir à bout, répondit Hobbie ; j’ai quelque chose en moi aujourd’hui qui me ferait braver tous les sorciers de la terre et tous les diables de l’enfer. »

Alors, se trouvant complètement équipé, il se jeta sur son cheval auquel il fit monter rapidement la colline. »

Elliot parvint bientôt au sommet, descendit l’autre côté avec la même vitesse, traversa un bois, puis une longue vallée, et arriva enfin à Mucklestane-Moor. Comme il avait été obligé, dans le cours de son voyage, de ralentir sa marche, en considération de la fatigue que son cheval pourrait encore avoir à essuyer, il avait eu le temps de, faire de mûres réflexions sur la manière dont il devait parler au Nain, afin de tirer de lui tous les renseignements dont il le croyait en possession sur les auteurs du malheur qui venait de l’accabler. Hobbie, quoique brusque, franc, et d’un caractère fort vif, comme la plupart de ses compatriotes, ne manquait nullement de cette finesse qui est aussi un de leurs traits caractéristiques. Il réfléchit que, d’après ce qu’il avait observé dans la soirée mémorable où il avait vu le Nain pour la première fois, et d’après la conduite de cet être mystérieux depuis ce temps-là, il était probable que les menaces et la violence, loin de le dompter, ne feraient que le rendre encore plus farouche.

« Je lui parlerai avec douceur, dit-il, comme le vieux Dickon me l’a conseillé. Quoiqu’on dise qu’il a fait un pacte avec Satan, il ne peut pas être diable incarné au point de ne pas avoir pitié de la position malheureuse où je me trouve. On dit d’ailleurs qu’il fait de temps en temps de bonnes actions, des œuvres charitables. Je me modérerai autant que possible et le caresserai suivant la direction du poil ; et au pis aller, je n’aurai qu’à lui tordre le cou, au bout du compte. »

Dans cette disposition accommodante, il s’approcha de la hutte du solitaire.

Le vieillard n’était pas sur son siège d’audience, et Hobbie ne put l’apercevoir ni dans le jardin ni dans les enclos.

« Il est renfermé dans sa forteresse, dit Hobbie, peut-être pour ne pas se laisser voir ; mais je la démolirai sur sa tête, si ne puis l’aborder autrement. »

Après cette réflexion, il leva la voix et appela Elshie d’un ton aussi suppliant que le tumulte de ses sentiments le lui permettait. « Elshie, mon bon ami ! » Point de réponse. « Elshie, mon bon père Elshie ! » Le Nain garda le silence. « Que le chagrin s’empare de ta carcasse crochue ! » dit le Borderer entre ses dents ; puis reprenant son ton de douceur : « Bon père Elshie, dit-il, le plus malheureux des hommes vient prendre un conseil de votre sagesse.

— Tant mieux ! répondit la voix grêle et discordante du Nain, à travers une très-petite fenêtre ressemblant à une fente pour lancer des flèches, qu’il avait pratiquée près de la porte de sa demeure, et par laquelle il pouvait voir tous ceux qui s’en approchaient, sans qu’ils puissent eux-mêmes voir dans l’intérieur.

— Tant mieux ! » dit Hobbie d’un air d’impatience. « Que signifie ce tant mieux, Elshie ? n’entendez-vous pas que je vous dis que je suis l’être le plus malheureux qui existe ?

— Et n’entendez-vous pas que je vous dis que c’est tant mieux ? répondit le Nain. Ne vous ai-je pas averti ce matin, lorsque vous vous croyiez si heureux, que la soirée qui se préparait pour vous ?

— Vous me l’avez dit en effet, répliqua Hobbie, et c’est ce qui fait que je viens maintenant vous demander conseil. Celui qui a prévu le mal doit en connaître le remède.

— Je ne connais point de remède aux maux de ce monde, dit le Nain, et si j’en connaissais, pourquoi soulagerais-je les autres, tandis que personne ne m’a soulagé ? n’ai-je pas perdu une fortune avec laquelle j’aurais acheté cent fois toutes ces montagnes stériles ? un rang auprès duquel le tien est comme celui du paysan ? une société où se trouvait réuni tout ce qu’il y avait d’aimable, tout ce qu’il y avait d’intellectuel ? N’ai-je pas perdu tout cela ? Ne demeurai-je pas ici, comme le plus vil rebut de la nature, dans la plus hideuse et la plus solitaire de ses retraites, moi-même plus hideux que tout ce qui m’environne ? Et pourquoi d’autres vermisseaux viendraient-ils se plaindre à moi d’avoir été foulés aux pieds, quand je me trouve moi-même écrasé sous la roue du char ?

— Vous pouvez avoir perdu tout cela », répondit Hobbie dans l’amertume de son émotion. « Terres, amis, propriétés et richesses, vous pouvez avoir perdu tout cela ; mais votre cœur n’a jamais été aussi affligé que le mien, car vous n’avez jamais perdu de Grâce Armstrong ; et maintenant mes dernières espérances se sont évanouies, je ne la verrai plus ! »

Ces paroles furent prononcées avec l’accent de la plus profonde émotion. Il garda le silence, car le nom de sa fiancée avait apaisé tout autre sentiment haineux ou irritable du pauvre Hobbie. Avant qu’il eût pu adresser de nouveau la parole au solitaire, une main sèche et aux longs doigts tenant un gros sac de cuir, fut passée hors de la petite fenêtre, et comme elle lâchait le fardeau et le laissait tomber avec bruit sur la terre, le Nain dit alors à Elliot d’une voix rude :

« Tiens, voilà le baume qui guérit tous les maux de l’humanité, du moins c’est ainsi que pense chaque misérable mortel. Retourne-t’en deux fois aussi riche que tu l’étais avant-hier, et ne me tourmente plus de questions, de plaintes, ou de remercîments, car tout cela m’est également odieux.

— De par le ciel, tout cela est de l’or ! » dit Hobbie après avoir jeté un coup d’œil sur le contenu du sac. Puis s’adressant de nouveau à l’ermite : « Je vous remercie beaucoup de votre bonne volonté, et je vous donnerais même une obligation pour une partie de cet argent, ou une hypothèque sur les terres de Wide-Open ; mais je ne sais, Elshie ; à vous parler franchement, je n’aimerais pas à faire usage de cet argent à moins de savoir s’il est légalement acquis. Il pourrait arriver que quelques-unes de ces pièces se tournassent en ardoises, et que je fisse tort à quelque pauvre homme.

— Ignorant idiot ! répliqua le Nain ; cette vilaine ordure que je te donne est un poison aussi vrai et aussi naturel que jamais on en ait extrait des entrailles de la terre. Prends-le, fais-en usage, et puisse-t-il prospérer entre tes mains comme entre les miennes !

— Mais je vous dis, reprit Elliot ! que ce n’était pas pour des richesses que je venais vous consulter. J’avais une belle grange, sans doute, et trente têtes de superbe bétail, comme on n’en voit pas de pareil de ce côté-ci du Cat-Rail ; mais je me soucie fort peu de tout cela ; si vous pouviez me donner quelques renseignements sur la pauvre Grâce, je consentirais à être votre esclave pour la vie, en tout ce qui ne compromettrait pas mon salut. Ô Elshie ! parlez, je vous en prie, parlez !

— Eh bien donc ! » répondit le Nain comme fatigué par l’importunité d’Elliot ! « puisque tu n’as pas assez de tes propres chagrins, et que tu veux absolument te charger de ceux d’une compagne, cherche à l’ouest celle que tu as perdue.

— À l’ouest ! répéta Hobbie ; c’est un mot bien vague.

— C’est le dernier que je me résous à prononcer », dit le Nain, et il tira les contrevents de sa fenêtre, laissant à Hobbie le soin de peser ce qu’il lui avait donné à entendre.

« L’ouest, l’ouest ! pensa Elliot ; le pays est assez tranquille de ce côté-là, à moins que ce ne fût Jack des Tod-Holes ; mais il est trop vieux pour de pareilles expéditions. Ouest ! sur ma vie, ce doit être Westburnflat ? si je me trompe, dites-le moi. Je ne voudrais pas me rendre coupable de violence envers un voisin innocent. Point de réponse ? ce doit être le brigand Rony. Je n’aurais pas cru cependant qu’il se fût attaqué à moi, qui ai un si grand nombre de parents. Je crois qu’il est appuyé par d’autres personnes que ses amis du Cumberland. Adieu, Elshie, et bien des remercîments. Je ne me charge pas de l’argent pour le moment, car il faut que j’aille trouver mes amis au Trysting-Pool. Ainsi, si vous ne vous souciez pas d’ouvrir la fenêtre, vous pouvez venir le chercher quand je serai parti. »

Le Nain ne répondit encore rien.

« Il est sourd ou fou, ou l’un et l’autre ; mais je n’ai pas le temps de disputer avec lui. »

Et il partit pour le lieu du rendez-vous qu’il avait indiqué à ses amis.

Quatre ou cinq cavaliers étaient déjà réunis au Trysting-Pool. Ils étaient en consultation sérieuse, pendant qu’ils laissaient paître leurs chevaux sur les bars de l’étang entouré de peupliers. On vit bientôt arriver une troupe plus nombreuse venant du côté du sud. C’était Earnscliff avec ses compagnons ; ils avaient suivi la trace du bétail jusqu’à la frontière d’Angleterre ; mais ils avaient fait halte sur la nouvelle qu’on leur avait donnée d’un rassemblement considérable sous les ordres de quelques jacobites de ce district, à quoi on ajoutait qu’il se préparait des insurrections dans diverses parties de l’Écosse.

Ceci ôtait à l’acte de violence qui avait été commis toute idée d’animosité particulière, ou de soif du pillage, et Earnscliff était maintenant disposé à le regarder comme un symptôme de guerre civile. Le jeune homme embrassa Hobbie avec les témoignages du plus tendre intérêt, et l’informa des nouvelles qu’il avait reçues.

« Eh bien ! dit Elliot, je veux ne jamais bouger de cette place, si le vieux Ellieslaw ne fait pas partie de ce complot infernal ; il est lié, voyez-vous, avec les catholiques du Cumberland, et cela s’accorde fort bien avec ce qu’Elshie m’a donné à entendre au sujet de Westburnflat ; car Ellieslaw l’a toujours protégé, et il voudra harasser et désarmer le pays, et s’emparer des armes avant de se déclarer. »

Quelques cavaliers se rappelèrent alors qu’on avait entendu dire à ces brigands qu’ils agissaient au nom de Jacques VIII, et qu’ils étaient chargés de désarmer tous les rebelles. Westburnflat avait dit, dans des parties de débauche, qu’Ellieslaw serait bientôt à la tête des troupes du parti jacobite ; il s’était aussi vanté qu’il aurait lui-même un commandement sous ce chef, et qu’ils seraient de mauvais voisins pour le jeune Earnscliff et pour tous ceux qui étaient fidèles au gouvernement établi. On crut alors généralement que Westburnflat s’était mis à la tête des brigands, sous les ordres d’Ellieslaw, et on résolut de se porter sur-le-champ à la demeure du premier, et s’il était possible, de s’assurer de sa personne. Ils furent en ce moment rejoints par un si grand nombre de leurs amis dispersés, que la troupe se trouva forte de plus de vingt cavaliers bien montés, et passablement, quoique diversement, armés.

Un ruisseau, qui sortait d’un vallon étroit, parmi les collines, entrait à Westburnflat sur un terrain plat, ouvert et marécageux, qui, s’étendant à environ un demi-mille dans tous les sens, donne son nom à cet endroit ; c’est là que le ruisseau change de caractère ; au lieu d’un torrent descendant assez rapidement de la montagne, ce n’est plus qu’une eau stagnante, tel qu’un gros serpent azuré, étendant son corps sinueux sur la plaine marécageuse. Près de la rive du courant, et à peu près au centre de la plaine, s’élevait la tour de Westburnflat, un de ces châteaux forts autrefois si nombreux sur les frontières, et dont il ne reste plus qu’un petit nombre. Le terrain sur lequel elle était construite s’élevait par une pente douce au-dessus du marais, l’espace d’une centaine de verges, formant une esplanade de gazon sec qui s’étendait dans le voisinage immédiat de la tour ; mais au delà, la surface qui se présentait aux étrangers n’était plus qu’un marais impraticable et dangereux. Il n’y avait que le propriétaire et les habitants du château qui connussent les sentiers tortueux et compliqués, qui, pratiqués sur un terrain comparativement ferme, conduisaient à la forteresse ceux qui venaient visiter la famille. Mais parmi les personnes qui s’étaient réunies sous la conduite d’Earnscliff, il y en avait plus d’une qui était en état de servir de guide ; car, quoique le caractère et le genre de vie du propriétaire fussent généralement connus, cependant le relâchement de principes avec lequel on examinait la source de la propriété éloignait l’aversion qu’on n’eût pas manqué d’avoir pour lui dans un pays plus civilisé. Considéré parmi ses voisins plus paisibles comme un joueur de profession, un amateur de combats de coqs ou un jockey, il passait pour un homme dont les habitudes étaient blâmables, et dont, en général, on devait éviter la société, mais que cependant on ne pouvait regarder comme flétri de l’infamie ineffaçable attachée à sa profession, puisque, assez habituellement, il se conformait aux lois. Aussi l’indignation excitée contre lui dans cette occasion ne provenait point de la nature du fait en lui-même qu’on lui attribuait, puisque c’était à quoi on devait s’attendre de la part d’un maraudeur ; mais, de ce que cet acte de violence avait été commis contre un voisin avec qui il n’avait aucun sujet de querelle, contre un de leurs amis, et surtout contre un Elliot, qui était le clan auquel ils appartenaient presque tous. Il n’était donc pas surprenant qu’il se trouvât dans la troupe plusieurs personnes connaissant assez bien les localités, pour guider et placer bientôt toute la bande sur la grande esplanade de terrain ferme, en face de la tour de Westburnflat.