Le Nain noir (traduction Dufauconpret)/3

La bibliothèque libre.
Traduction par Auguste-Jean-Baptiste Defauconpret.
Garnier (p. 13-17).

CHAPITRE III

Nain qui parcours cette plage,
Apprends-moi quel est ton nom ?
— L’Homme noir du marécage !

John Leydbn

L’objet qui alarma le jeune fermier fit tressaillir son compagnon, quoiqu’il fût moins superstitieux. La lune, qui s’était levée pendant leur conversation, semblait se disputer avec les nuages à qui régnerait sur l’atmosphère, de sorte que sa lumière douteuse ne se montrait que par intervalles. Un de ses rayons frappant sur la colonne de granit, leur fit apercevoir un être qui ressemblait à une créature humaine. Il ne paraissait pas vouloir aller plus loin, car il marchait lentement autour de la colonne.

Tout cela répondait si bien aux idées que Hobbie s’était formées d’une apparition, qu’il s’arrêta, sentit ses cheveux se dresser sur sa tête, et dit tout bas à Earnscliff : — C’est la vieille Aille, c’est elle-même ! lui tirerai-je un coup de fusil, en invoquant le nom de Dieu ?

— N’en faites rien, c’est un malheureux privé de raison.

— Vous la perdez vous-même de vouloir en approcher, dit Elliot en retenant son compagnon. Nous avons le temps de dire une petite prière avant que le spectre vienne à nous. Ah ! si je pouvais m’en rappeler une… Croyez-moi, Earnscliff, faisons un détour.

Malgré ces remontrances, Earnscliff continuait d’avancer, et Hobbie le suivait involontairement. Ils se trouvèrent enfin à dix pas de l’objet qu’ils cherchaient à reconnaître. Plus ils en approchaient, plus il leur paraissait décroître. C’était un homme dont la taille n’excédait pas quatre pieds ; mais il était presque aussi large que haut. Le jeune chasseur appela deux fois cet être extraordinaire sans en recevoir de réponse, et sans faire attention aux efforts continuellement répétés de son compagnon pour l’entraîner d’un autre côté : — Qui êtes-vous ? Que faites-vous ici à cette heure ? demanda-t-il une troisième fois.

Une voix aigre et discordante répondit : — Passez votre chemin ! ne demandez rien à qui ne vous demande rien ! — et ces mots, qui firent reculer Elliot de deux pas, firent même tressaillir Earnscliff,

— Pourquoi êtes-vous si éloigné de toute habitation ? Êtes-vous égaré ? suivez-moi, je vous donnerai un logement pour la nuit.

— À Dieu ne plaise ! s’écria Hobbie involontairement. — J’aimerais mieux loger tout seul dans le fond du gouffre de Tarrasflow.

— Passez votre chemin ! répéta cet être extraordinaire : je n’ai besoin ni de vous ni de votre logement. Il y a cinq ans que ma tête n’a reposé dans l’habitation des hommes.

— C’est un homme qui a perdu l’esprit, dit Earnscliff.

— Venez avec moi, mon ami, vous paraissez éprouver quelque grande affliction ; l’humanité ne me permet pas de vous abandonner ici.

— L’humanité ! s’écria le Nain. Vrai lacet de bécasse.

— Je vous dis, mon bon ami, que vous ne pouvez juger de votre situation. Vous périrez dans cet endroit désert. Il faut, par compassion pour vous, que nous vous forcions à nous suivre.

— Je n’y toucherai pas du bout du doigt, dit Hobbie.

— Si je péris ici, dit le Nain, que mon sang retombe sur ma tête ! mais vous aurez à vous accuser de votre mort, si vous osez souiller mes vêtements d’une main d’homme.

En ce moment la lune jeta une clarté plus pure, et Earnscliff vit que cet être singulier tenait en main quelque chose qui brilla comme la lame d’un poignard ou le canon d’un pistolet. C’eût été folie de vouloir s’emparer d’un homme ainsi armé. Earnscliff voyait d’ailleurs qu’il n’avait aucun secours à attendre d’Hobbie. Il rejoignit donc son compagnon, et ils continuèrent leur route.

Nos deux compagnons firent d’abord, chacun de son côté, leurs réflexions. Lorsqu’ils furent assez éloignés pour ne plus ni voir ni entendre le Nain, Hobbie dit à son compagnon :

— Je vous garantis qu’il faut que cet esprit ait fait ou ait souffert bien du mal quand il était dans son corps, pour qu’il revienne ainsi après être mort et enterré.

— Je crois que c’est un fou misanthrope, répondit Earnscliff.

— Vous ne croyez donc pas que ce soit un être surnaturel ?

— Moi ? non, en vérité !

— Eh bien, je suis presque d’avis moi-même que ce pourrait bien être un homme véritable.

— Quoi qu’il en soit, je reviendrai ici demain. Je veux voir ce que sera devenu ce malheureux.

— En plein jour !… alors, s’il plaît à Dieu, je vous accompagnerai. Mais nous sommes plus près d’Heugh-Foot que d’Earnscliff ; ne feriez-vous pas mieux, à l’heure qu’il est, de venir coucher à la ferme ? Nous enverrons le petit garçon avertir vos gens que vous êtes chez nous.


Passez votre chemin ! répéta cet être extraordinaire.

Cette affaire réglée, nos deux chasseurs doublèrent le pas et gravirent bientôt une petite éminence. — Monsieur Patrick, dit Hobbie, j’éprouve toujours du plaisir quand j’arrive en cet endroit. Voyez-vous là-bas cette lumière ? c’est là qu’est ma grand’mère. La bonne vieille travaille à son rouet. Et plus haut, à la fenêtre au-dessus, en voyez-vous une autre ? c’est la chambre de ma cousine, de Grâce Armstrong. Elle fait à elle seule plus d’ouvrage dans la maison que mes trois sœurs ensemble. Quant à mes frères, l’un est parti avec les gens du chambellan, l’autre est à Moos-Phadraig, la ferme que nous faisons valoir.

— Vous êtes heureux d’avoir une famille si estimable.

— Heureux, oui certes. Mais à propos, monsieur Patrick, dites-moi donc, non que cela me concerne particulièrement, mais j’entendais cet hiver le prêtre de Saint-John et notre ministre discuter là-dessus, et tous deux, ma foi, ils parlaient très bien. Le prêtre donc dit qu’il est contre la loi d’épouser sa cousine ; mais je ne crois pas qu’il citât aussi bien les autorités de la Bible que notre ministre.

— Le mariage est reconnu par tous les chrétiens protestants aussi libre que Dieu l’a fait dans la loi lévitique ; ainsi, mon cher Hobbie, il ne peut y avoir aucun obstacle à ce que vous épousiez miss Armstrong.

— Oh ! oh ! monsieur Patrick, vous qui êtes si chatouilleux, ne plaisantez donc pas comme cela ! Il n’était pas question de Grâce. D’ailleurs elle n’est pas ma cousine germaine. Mais nous allons arriver, il faut que je tire un coup de fusil ; c’est ma manière de m’annoncer.

Dès qu’il eut donné le signal, on vit différentes lumières se mettre en mouvement. Hobbie en fit remarquer une qui traversait la cour : — C’est Grâce ! dit-il à son compagnon. Elle ne viendra pas me recevoir à la porte ; elle va voir si le souper de mes chiens est préparé.

— Qui m’aime, aime mon chien. Vous êtes un heureux garçon.

Cette observation d’Earnscliff fut accompagnée d’un soupir qui n’échappa pas à l’oreille du jeune fermier. — En tout cas, dit-il, je ne suis pas le seul. Aux courses de Carlisle, j’ai vu plus d’une fois miss Isabelle Vere détourner la tête pour regarder quelqu’un qui passait près d’elle. Qui sait ce qui peut arriver dans ce monde ?

Earnscliff eut l’air de murmurer tout bas une réponse.

Ils avaient déjà dépassé le loaning, ils se trouvèrent en face de la ferme où demeurait la famille d’Hobbie Elliot. Elle était couverte en chaume, mais d’un abord confortable. De riantes figures étaient déjà à la porte ; mais la vue d’un étranger émoussa les railleries qu’on se proposait de décocher contre Hobbie à cause de sa mauvaise chasse. Trois jeunes et jolies filles semblaient se rejeter l’une à l’autre le soin de montrer le chemin à Earnscliff, parce que chacune d’elles aurait voulu s’esquiver pour aller faire un peu de toilette et ne pas paraître devant lui dans le déshabillé du soir.

Cependant Hobbie se permit quelques plaisanteries générales sur ses deux sœurs (Grâce n’était plus là) ; et prenant la chandelle des mains d’une de ces coquettes villageoises, il introduisit son hôte dans le parloir de la famille.

Après avoir fait un bon accueil à Earnscliff, et donné tout bas quelques ordres pour faire une addition au souper ordinaire de la famille, la vieille grand’mère et les sœurs d’Hobbie commencèrent leur attaque, qui n’avait été que différée.

— Jenny n’avait pas besoin d’apprêter un si grand feu pour cuire ce qu’Hobbie a rapporté, dit une des sœurs.

— Non, sans doute, repartit une autre : la poussière de la tourbe, bien soufflée, aurait suffi pour rôtir tout le gibier de notre Hobbie.

— Ma foi ! si j’étais que de lui, j’aurais rapporté un corbeau plutôt que de revenir sans la corne d’un daim.

Hobbie les regardait alternativement et il chercha à les adoucir en annonçant le présent qu’Earnscliff avait promis.

— Dans ma jeunesse, dit la vieille mère, un homme aurait été honteux de sortir une heure avec son fusil sans rapporter au moins un daim de chaque côté de son cheval.

— C’est pour cela qu’il n’en reste plus, répliqua Hobbie.

— Il y a pourtant des gens qui savent encore trouver du gibier, remarqua la sœur aînée en jetant un coup d’œil sur Earnscliff.

— Eh bien ! Il a du bonheur aujourd’hui, une autre fois ce sera mon tour. N’est-il pas bien agréable, après avoir couru les montagnes toute la journée, d’avoir à tenir tête à une demi-douzaine de femmes qui n’ont rien eu à faire que de remuer par-ci par-là leur aiguille ou leur fuseau, surtout quand, en revenant à la maison, on a été effrayé par des esprits ?

— Effrayé par des esprits ! s’écrièrent toutes les femmes à la fois.

— Effrayé ! non ; c’est surpris que je voulais dire.

Et Hobbie se mit à raconter en détail ce qui leur était arrivé en disant, pour conclure, qu’il ne pouvait conjecturer ce que ce pouvait être, à moins que ce ne fût ou l’ennemi des hommes en personne, ou un des vieux Peghts[1] qui habitaient le pays au temps jadis.

— Vieux Peght ! s’écria la grand’mère ; non, ce n’est pas un Pegth. — C’est l’Homme brun des marécages[2]. Ô maudits temps que ceux où nous vivons ! Que va-t-il donc arriver à ce malheureux pays ? Jamais il ne paraît que pour annoncer quelque désastre. Feu mon père m’a dit qu’il avait fait une apparition l’année de la bataille de Marston-Moor, une autre fois du temps de Montrose, et une autre la veille de la déroute de Dunbar. De mon temps même, on l’a vu deux heures avant le combat du pont de Bothwell ; et l’on dit encore que le laird de Benarbuck, qui avait le don de seconde vue, s’entretint avec lui quelque temps avant le débarquement du duc d’Argyle.

Earnscliff prit la parole. Il était convaincu, dit-il, que l’être qu’ils avaient vu était un malheureux privé de raison, mais il parlait à des oreilles qui ne voulaient pas entendre, et tous se réunirent pour le conjurer de ne pas songer à retourner le lendemain à Mucklestane-Moor.

— Songez donc, mon cher enfant, lui dit la vieille dame, songez que vous devez prendre garde à vous plus que personne. La mort sanglante de votre père, les procès et maintes pertes ont faits de grandes brèches à votre maison. — Et vous êtes la fleur du troupeau ; vous devez moins que personne vous risquer dans de téméraires aventures.

— Mais bien certainement, mistress Elliot, vous ne voudriez pas que j’eusse peur d’aller dans une plaine ouverte, en plein jour ?

— Et pourquoi non ? Je n’empêcherai jamais ni mes enfants ni mes amis de soutenir une bonne cause, au risque de tout ce qui pourrait leur arriver ; mais, croyez-en mes cheveux blancs, se jeter dans le péril de gaieté de cœur, c’est agir contre la loi et l’Écriture.

Earnscliff ne répondit rien, car il voyait que ses arguments seraient paroles perdues, et l’arrivée du souper mit fin à la conversation. Miss Grâce était entrée peu auparavant, et Hobbie s’était placé à côté d’elle, non sans avoir lancé à Earnscliff un coup d’œil d’intelligence. Un entretien enjoué, auquel la grand’mère prit part avec cette bonne humeur qui sied si bien à la vieillesse, fit reparaître sur les joues des jeunes personnes les roses qu’en avait bannies l’histoire de l’apparition, et à la suite du souper on dansa ou l’on chanta aussi gaiement que s’il n’eût pas existé d’apparitions dans le monde.

  1. Probablement les Pictes, que le peuple en Écosse croit avoir été des êtres surnaturels
  2. Sans doute de la famille des Browniss.