Le Nain noir (traduction Dufauconpret)/4

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Traduction par Auguste-Jean-Baptiste Defauconpret.
Garnier (p. 18-23).

CHAPITRE IV

Oui, je suis misanthrope, et tout le genre humain
Ne mérite à mes yeux que haine, que dédain.
Que n’es-tu quelque chien ? je t’aimerai peut-être.

Shakespeare. Timon d’Athènes.

Le lendemain, après avoir déjeuné Earnscliff prit congé de ses hôtes, en leur promettant de venir manger sa part de la venaison qui était arrivée de chez lui. Hobbie eut l’air de lui faire ses adieux à la porte, mais quelques minutes après il était à son côté.

— Vous y allez donc, monsieur Patrick ! dit-il, eh bien, malgré tout ce qu’a dit ma mère, que le ciel me confonde si je vous y laisse aller seul ! Mais j’ai pensé qu’il valait mieux vous laisser partir sans rien dire, sauf à vous rejoindre ensuite, afin que ma mère ne se doutât de rien ; car je n’aime pas à la contrarier.

— Vous avez raison, Hobbie ; elle mérite tous vos égards.

— Mais croyez-vous que nous ne soyons point imprudents de retourner là-bas ?

— Si je pensais comme vous, Hobbie, peut-être n’irais-je pas plus loin ; mais je ne crois ni aux esprits ni aux sorciers, et je ne veux pas perdre l’occasion de sauver peut-être la vie à un malheureux.

— À la bonne heure, si vous le pensez ainsi, dit Hobbie d’un air de doute ; il est certain pourtant que les fées sont moins visibles de moitié dans notre temps. Je ne puis dire que j’en aie vu moi-même. Mais combien de fois mon père m’a-t-il dit qu’il en avait vu en revenant de la foire, quand il était un peu en train, le brave homme !

C’est ainsi que la superstition se transmet de plus en plus faible d’une génération à l’autre. Earnscliff le remarquait à part soi. Ils continuèrent à causer de la sorte jusqu’à ce qu’ils arrivassent en vue de la colonne qui donne son nom à la plaine.

— En vérité, dit alors le fermier, voilà encore cette créature qui se traîne là-bas. Mais il est grand jour, vous avez votre fusil, j’ai mon grand coutelas, et je crois que nous pouvons nous approcher.

— Très certainement, mais que peut-il faire là ?

— On dirait qu’il construit un mur avec toutes ces pierres.

En approchant davantage, Earnscliff reconnut que la conjecture de son compagnon n’était pas invraisemblable. L’être mystérieux semblait employer toutes ses forces à ramasser les pierres éparses, et à les placer les unes sur les autres, mais son travail n’était pas facile, et l’on avait peine à comprendre qu’il eût pu remuer les pierres énormes qui servaient de fondements à son édifice. Quand les deux jeunes gens arrivèrent, il s’occupait à en placer une très lourde, et il y mettait tant d’attention, qu’il ne les vit pas s’approcher.

— Il faut que ce soit l’esprit d’un maçon : voyez comme il manie ces grosses pierres. Si c’est un homme, après tout, je voudrais savoir combien il prendrait par toise pour construire un mur de digue. On aurait bien besoin d’en avoir un entre Cringlehope et les Shaws. — Brave homme, ajouta-t-il en élevant la voix, vous faites-là un ouvrage pénible.

L’être auquel il s’adressait se tourna de son côté en jetant sur lui des regards égarés.

Comme il regardait en silence les deux jeunes gens, Earnscliff, afin de l’adoucir, lui dit : — Vous vous êtes donné une tâche fatigante ; permettez-nous de vous aider ; — et, réunissant leurs efforts, Elliot et lui placèrent une pierre sur le mur commencé. Pendant ce temps, le Nain les regardait de l’air d’un maître qui inspecte ses ouvriers, et témoignait par ses gestes combien il s’impatientait de leur lenteur. Celle-ci posée, il leur en montra une seconde, puis une troisième, puis une quatrième, paraissant choisir avec un malin plaisir les plus lourdes et les plus éloignées ; mais lorsque le déraisonnable Nain leur en désigna une cinquième, plus difficile encore à remuer que les précédentes : — Oh ! ma foi, l’ami, dit Elliot, Earnscliff fera ce qu’il lui plaira ; car, que vous soyez un homme, ou tout ce qu’il peut y avoir de pire, le diable me torde les doigts si je m’éreinte plus longtemps comme un manœuvre, sans recevoir tant seulement un remerciement pour nos peines.

— Un remerciement ! s’écria le Nain en le regardant de l’air du plus profond mépris ; recevez-en mille, et puissent-ils vous être aussi utiles que ceux qui m’ont été prodigués !… Allons ! travaillez, ou partez.

— Notre présence paraît le contrarier, répondit Earnscliff ; retirons-nous, nous ferons mieux de lui envoyer quelque nourriture.

En effet, de retour à Heugh-Foot, ils chargèrent un domestique de porter au Nain un panier de provisions.

Le Nain continua ses travaux avec une activité qui paraissait presque surnaturelle ; il faisait en un jour plus d’ouvrage que deux hommes ensemble ; et les murs qu’il élevait prirent bientôt l’apparence d’une hutte qui, quoique très étroite et composée seulement de pierres et de terre, sans mortier, offrait un air de solidité très rare dans des cabanes si petites et d’une construction si grossière. Earnscliff, qui épiait tous ses mouvements, n’eut pas plut tôt compris son but, qu’il fit porter dans le voisinage du lieu les bois nécessaires pour la toiture, et il se proposait même d’y envoyer des ouvriers le jour suivant. Mais le Nain ne lui en laissa pas le loisir ; il passa la nuit à l’ouvrage, et fit si bien que, dès le lendemain matin, la charpente était en place.

Voyant que cet être bizarre ne voulait recevoir d’aide que le secours accidentel d’un passant, Earnscliff se contenta de faire porter dans son voisinage les matériaux et les outils qu’il jugeait pouvoir lui être utiles. Le solitaire s’en servait avec talent. Il construisit une porte et une fenêtre, se fit un lit en planches, et à mesure que ses travaux avançaient, son humeur semblait devenir moins irascible. Enfin, il songea à se fermer d’un enclos, dans lequel il transporta du terreau et travailla si bien le sol qu’il se forma un petit jardin. Dans les environs on ne croyait plus que ce fut un fantôme, — on l’avait vu d’assez près et assez longtemps pour être convaincu que c’était véritablement un homme de chair et d’os, — mais le bruit se répandait qu’il avait des liaisons avec des êtres surnaturels, et qu’il avait fixé sa résidence dans ce lieu écarté afin de n’être pas troublé dans ses relations avec eux. Il n’était jamais moins seul que quand il était seul, disait-on en donnant à cette phrase d’un ancien philosophe un sens mystérieux. On assurait aussi que des hauteurs qui dominent la bruyère on avait vu souvent un autre personnage qui aidait dans son travail cet habitant du désert, et qui disparaissait aussitôt qu’on s’approchait d’eux ; quelquefois ce personnage était assis à son côté sur le seuil de la porte, se promenait avec lui dans le jardin, allait avec lui dans le jardin, allait avec lui chercher de l’eau à une fontaine voisine. Earnscliff expliquait ce phénomène en disant qu’on avait pris l’ombre du Nain pour une seconde personne.

Dans d’autres cantons de l’Écosse, ces soupçons auraient pu exposer notre solitaire à des recherches peu agréables ; ils ne servirent qu’à faire regarder le prétendu sorcier avec une crainte respectueuse. Il voyait avec une sorte de plaisir l’air de surprise et d’effroi des gens qui s’approchaient de sa chaumière. Un bien petit nombre étaient assez hardis pour satisfaire leur curiosité en jetant un regard à la hâte sur son habitation.

Le Nain semblait s’être établi dans sa hutte pour la vie, et rarement Earnscliff passait-il par là sans lui demander de ses nouvelles ; mais il était impossible de l’engager dans aucune conversation sur ses affaires personnelles. Il acceptait les choses nécessaires à la vie, mais rien au delà, quoique Earnscliff par humanité, et les habitants du canton par crainte superstitieuse, lui offrissent bien davantage. Il récompensait ceux-ci par des conseils lorsqu’il était consulté sur leurs maladies et celles de leurs troupeaux, leur fournissant même, non seulement les médicaments tirés des simples qui croissaient dans le pays, mais encore des médicaments coûteux, produit de climats étrangers. On juge bien que cela ne faisait que confirmer le bruit de ses liaisons avec des êtres invisibles. Avec le temps, il fit connaître qu’il se nommait Elshender-le-Reclus, nom que les habitants du pays changèrent en celui du bon Elshie, ou le Sage de Mucklestane-Moor.

Ceux qui venaient le consulter déposaient ordinairement leur offrande sur une pierre peu éloignée de sa demeure. Était-ce de l’argent, quelque autre objet qu’il ne lui convînt pas d’accepter, il le jetait loin de lui, ou bien encore il affectait de ne pas vouloir y toucher. Dans toutes ces occasions, ses manières étaient celles d’un misanthrope bourru ; il ne prononçait que le nombre de mots strictement nécessaire pour répondre à la question qu’on lui adressait, et si l’on voulait lui parler de choses indifférentes, il rentrait chez lui.

Lorsque l’hiver fut passé, Elshender commença à récolter quelques légumes dans son jardin, et il en fit sa principale nourriture. Earnscliff, était alors parvenu à lui faire accepter deux chèvres qui se nourrissaient dans la plaine, et qui lui fournissaient du lait, résolut de lui faire une visite.

Le vieillard s’asseyait ordinairement sur un banc de pierre, près de la porte de son jardin, et c’était là son siège quand il était disposé à donner audience, car il n’admettait personne dans l’intérieur de son habitation. Lorsqu’il était enfermé chez lui, aucune prière n’aurait pu le déterminer à se rendre visible ou à donner audience.

Earnscliff donc avait été pêcher dans un ruisseau, voyant l’ermite sur son banc, il vînt s’asseoir sur une pierre qui était en face, ayant en main sa ligne et un panier dans lequel étaient quelques truites. Habitué à sa présence, le Nain ne donna d’autre signe qu’il l’avait vu qu’en levant les yeux un moment. S’apercevant qu’Elshender avait adossé à sa demeure un petit abri pour ses deux chèvres, il lui dit :

— Vous travaillez beaucoup, Elshie.

— Travailler ! s’écria le Nain ; c’est le moindre des maux de la misérable humanité. Il vaut mieux travailler comme je le fais, que de chercher des amusements tels que les vôtres.

— Je ne prétends pas que nos amusements champêtres soient des exercices inspirés par l’amour de l’humanité, et cependant…

— Et cependant ils sont préférables à votre occupation. Il vaut mieux que l’homme assouvisse sa férocité sur les poissons que sur les créatures de son espèce. Mais pourquoi parlè-je ainsi ? Pourquoi la race des hommes ne s’entr’égorge-t-elle pas, jusqu’à ce que, le genre humain détruit, il ne reste plus qu’un monstre énorme comme le Béhémoth de l’Écriture ; qu’alors ce monstre, le dernier de la race, privé de nourriture, s’éteigne, consumé par la faim ?

— Vos actions valent mieux que vos paroles, Elshie : votre misanthropie maudit les hommes, et cependant vous les soulagez !

— Pourquoi ? Écoutez : vous êtes un de ceux que je vois avec le moins de dégoût ; et, par compassion pour votre aveuglement, je veux bien perdre avec vous quelques paroles. — Je ne puis envoyer dans les familles la peste et la discorde ; mais n’atteins-je pas au même but en conservant la vie de quelques hommes, puisqu’ils ne vivent que pour s’entre-détruire ? Si j’avais laissé mourir Alix de Bower, l’hiver dernier, Ruthwen aurait-il été tué ce printemps pour l’amour d’elle ? Lorsque Willie de Westburnflat était sur son lit de mort, on laissait les troupeaux paître librement dans les champs ; aujourd’hui qu’il est guéri, on les surveille avec soin, et l’on ne se couche pas sans avoir déchaîné le limier de garde et tous les autres chiens.

— J’avoue que cette dernière cure n’a pas rendu un grand service à la société ; mais par compensation, vous avez guéri, il y a peu de temps, mon ami Hobbie, d’une fièvre.

— Ainsi pensent et parlent les enfants de la boue, dit le Nain en souriant avec malignité. Avez-vous jamais vu le petit d’un chat sauvage dérobé tout jeune à sa mère pour être apprivoisé ? Comme il est doux ! comme il joue avec vous ! Mais faites-lui sentir votre gibier ou vos agneaux, et sa férocité va se manifester.

— C’est l’effet de son instinct. Mais qu’est-ce que cela a de commun avec Hobbie ?

— C’est son emblème. Il est, quant à présent, apprivoisé ; mais qu’il trouve l’occasion d’exercer son penchant naturel, vous verrez le jeune limier aspirer le sang ; vous le verrez aussi cruel, aussi féroce que le plus terrible de ses ancêtres. Nierez-vous qu’il ne vous excite souvent à tirer une vengeance sanglante d’une injure dont votre famille a eu à se plaindre quand vous n’étiez encore qu’un enfant ?

Earnscliff tressaillit. Le solitaire ne parut pas s’apercevoir de sa surprise, et continua : — Eh bien, la trompette sonnera, le jeune limier satisfera sa soif de sang, et je dirai avec un sourire : Voilà pourquoi je lui ai sauvé la vie ! Oui, tel est l’objet de mes soins apparents : c’est d’augmenter la masse des misères humaines ; c’est, du fond même de ce désert, de jouer mon rôle dans la tragédie générale. Quant à vous, si vous étiez malade, la pitié m’engagerait peut-être à vous envoyer une coupe de poison.

— Je vous suis fort obligé, Elshie ; et avec une si douce espérance, je ne manquerai certainement pas de vous consulter quand j’aurai besoin de secours.

— Ne vous flattez pas trop ! il n’est pas bien certain que je fusse assez faible pour céder à une sotte compassion. Pourquoi m’empresserais-je d’arracher aux misères de la vie un homme si bien constitué pour les supporter ?

— Vous faites un effrayant tableau de la vie, Elshie, mais il ne saurait abattre mon courage. Nous devons supporter les peines avec résignation, et jouir du bonheur avec reconnaissance.

— Doctrine de brutes et d’esclaves ! dit le Nain : je la méprise. Mais je ne perdrai pas plus de paroles avec vous. — À ces mots il se leva et ouvrit la porte de sa chaumière. Toutefois, avant d’y entrer, il se retourna vers Earnscliff, et ajouta avec véhémence : — De peur que vous ne croyiez que les services que je parais rendre aux hommes prennent leur source dans ce sentiment bas et servile qu’on appelle l’amour de l’humanité, apprenez que, s’il en existait un qui eût détruit mes plus chères espérances, et si la vie et la fortune de cet homme étaient aussi complètement en mon pouvoir que ce vase fragile (prenant en main un pot de terre qui se trouvait près de lui), je ne le réduirais pas ainsi en atomes de poussière (et il le lança avec fureur contre la muraille). Non, continua-t-il, je l’entourerais de richesses, je l’armerais de puissance, je ne le laisserais manquer d’aucun moyen d’accomplir ses infâmes desseins ; j’en ferais le centre d’un effroyable tourbillon qui engloutirait tout ce qui se trouverait sur son passage.

Se précipitant alors dans sa hutte, il en ferma la porte.

Earnscliff s’éloigna avec un sentiment de compassion et d’horreur.