Le Nain noir (traduction Dufauconpret)/5

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Traduction par Auguste-Jean-Baptiste Defauconpret.
Garnier (p. 24-28).

CHAPITRE V

Au mois de mai, du printemps la puissance
Du rocher des déserts dompte l’aridité ;
Et malgré lui, sa féconde influence
De mousse et de lichen pare sa nudité.
Ainsi de la beauté tout reconnaît l’empire,
Le cœur le plus sévère est touché de ses pleurs,
Et se sent ranimé par son tendre sourire.

Beaumont.

À mesure que la saison nouvelle faisait sentir sa douce influence, on voyait plus souvent le solitaire assis sur son banc de pierre. Un jour, une compagnie assez nombreuse qui allait à la chasse traversait la bruyère avec une suite de piqueurs. À la vue de cette troupe brillante, le Nain allait rentrer dans sa chaumière, quand trois jeunes demoiselles que la curiosité avait engagées à se détacher de la troupe pour voir de plus près le sorcier de Mucklestane-Moor, parurent tout à coup devant lui. L’une fit un cri d’effroi en apercevant un être si difforme, l’autre, plus hardie, s’avança en lui demandant d’un air ironique s’il voulait lui dire la bonne aventure ; la troisième, qui était la plus jeune et la plus jolie, voulant réparer l’incivilité de ses compagnes, lui dit que le hasard les avait séparés de leur société, et que, l’ayant vu assis à sa porte, elles étaient venues pour le prier de leur indiquer le chemin.

— Quoi ! s’écria le Nain, si jeune, et déjà si artificieuse ! Vous êtes venue, fière de votre jeunesse, de votre opulence et de votre beauté, pour en jouir doublement par le contraste de la vieillesse, de l’indigence et de la difformité. Cette conduite est digne de la fille de votre père, mais non de celle de la mère qui vous a donné le jour.

— Vous connaissez donc mes parents ?

— Oui. C’est la première fois que mes yeux vous aperçoivent : mais je vous ai vue souvent dans mes rêves.

— Dans vos rêves ?

— Oui, Isabelle Vere. Qu’ai-je à faire, quand je veille, avec toi ou avec les tiens ?

— Quand vous veillez. Monsieur, dit la seconde avec une sorte de gravité moqueuse, toutes vos pensées sont fixées sans doute sur la sagesse ; la folie ne peut s’introduire chez vous que pendant votre sommeil.

— La nuit comme le jour, répliqua le Nain, elle exerce sur toi un empire absolu.

— Que le ciel me protège ! dit la jeune dame, c’est un sorcier.

— Aussi certainement que vous êtes une femme. Vous voulez que je vous prédise votre destinée. Vous passerez votre vie à courir après des folies. Au passé, des poupées et des jouets ; au présent, l’amour et toutes ses sottises ; dans l’avenir, le jeu, l’ambition et les béquilles. Des fleurs dans le printemps, des papillons dans l’été, des feuilles fanées dans l’automne et dans l’hiver.

— Eh bien, si j’attrape les papillons, c’est toujours quelque chose. Et vous, Nancy, ne voulez-vous pas vous faire dire votre bonne aventure ?

— Pas pour un empire, répondit Nancy.

— Eh bien, reprit miss Ilderton en se tournant vers le Nain, je veux vous payer comme si vous étiez un oracle et moi une princesse.

En même temps elle lui présenta quelques pièces d’argent.

— La vérité ne se vend ni ne s’achète, dit le solitaire.

— Eh bien, je garderai mon argent.

— Vous en aurez besoin. — Arrêtez, dit-il à miss Vere au moment où ses compagnes partaient, j’ai encore deux mots à vous dire. Vous avez ce que vos compagnes voudraient avoir, beauté, richesse, naissance, talents.

— Permettez-moi de suivre mes compagnes, bon père : je suis à l’épreuve contre la flatterie et les prédictions.

— Arrêtez, s’écria le Nain en retenant le cheval par la bride, je ne suis pas un flatteur. Croyez-vous que je regarde toutes ces qualités comme des avantages ? Chacune d’elles ne traîne-t-elle pas à sa suite des maux innombrables ?

— Eh bien, mon père, en attendant que tous ces maux m’arrivent, laissez-moi jouir d’un bonheur que je puis me procurer. Vous êtes âgé, vous êtes pauvre ; votre situation vous expose aux soupçons des ignorants. Permettez-moi d’améliorer votre sort ; lorsque j’éprouverai les malheurs dont vous me faites la prédiction, et qui ne se réaliseront peut-être que trop tôt, il me restera du moins la consolation de n’avoir pas tout à fait perdu le temps où j’étais plus heureuse.

— Oui, dit le vieillard d’une voix qui trahissait une émotion dont il s’efforçait en vain de se rendre maître ; oui, c’est ainsi que tu dois penser, c’est ainsi que tu dois parler, s’il est possible que les discours d’une créature humaine soient d’accord avec ses pensées ? Attends-moi un instant.

Il alla à son jardin, et en revint tenant à la main une rose à demi épanouie. ― Tu m’as fait verser une larme, dit-il, c’est la seule qui soit sortie de mes yeux depuis bien des années ; reçois ce gage de ma reconnaissance. Prends cette fleur, conserve-la avec soin, ne la perds jamais ! Viens me trouver à l’heure de l’adversité, montre-moi cette rose, montre m’en seulement une feuille ; fût-elle aussi flétrie que mon cœur, elle fera renaître dans mon sein des sentiments plus doux, et tu verras peut-être l’espérance luire de nouveau dans le tien. Mais point de message, point d’intermédiaire ; viens toi-même, viens seule, et mon cœur et ma porte, fermés pour tout l’univers, s’ouvriront toujours pour toi et tes chagrins. Adieu.

Il laissa aller la bride et la jeune dame, après l’avoir remercié, s’éloigna fort surprise.

Cependant les compagnes de miss Vere ne manquèrent pas de la plaisanter sur l’étrange entretien qu’elle avait eu.

— La situation de ce pauvre homme est si triste, dit Isabelle, que je ne puis goûter vos plaisanteries comme de coutume. S’il est sans ressources, comment peut-il exister dans ce désert, et s’il a les moyens de se procurer ce dont il a besoin, ne court-il pas le risque d’être volé, assassiné.

— Vous oubliez qu’on assure qu’il est sorcier, fit observer Nancy.

— Et si la magie diabolique ne lui réussit pas, reprit Lucy, il n’a qu’à se fier à sa magie naturelle. Qu’il montre à sa fenêtre sa tête, le plus hardi voleur ne voudra pas le voir deux fois. Si j’avais à ma disposition cette tête de Gorgone, je ferais fuir du château ce sombre, raide et cérémonieux Frédéric Langley que votre père aime tant, et que vous aimez si peu.

— Que diriez-vous donc, Lucy, si l’on vous proposait d’associer pour la vie votre destinée à celle de sir Frédéric ?

— Je dirais non, non, non, trois fois non, jusqu’à ce qu’on m’entendit de Carlisle.

— Mais si Frédéric vous disait que dix-neuf non valent un demi-consentement ?

— Cela dépend de la manière dont ces non sont prononcés.

— Mais si votre père vous disait : Consentez, ou…

— Je m’exposerais à toutes les conséquences de son ou.

— Et s’il vous menaçait d’un couvent.

— Je le menacerais d’un gendre protestant. — Croyez-vous donc, ma chère Isabelle, que vous ne seriez pas excusable, devant Dieu et devant les hommes, de recourir à tous les moyens possibles plutôt que de faire un tel mariage ? Un ambitieux, un orgueilleux, un avare, un conspirateur. Je mourrais mille fois, plutôt que de consentir à l’épouser.


Prends cette fleur, conserve-la avec soin.

— Que mon père ne vous entende pas parler ainsi, ou faites vos adieux au château d’Ellieslaw.

— Eh bien, adieu au château d’Ellieslaw, si vous en étiez dehors et si je vous savais avec un autre protecteur que celui que la nature vous a donné. Ah ! ma chère cousine, si mon père jouissait de son ancienne santé, avec quel plaisir il vous aurait donné asile jusqu’à ce que vous fussiez débarrassée de cette cruelle persécution !

— Ah ! plût à Dieu que cela fût possible, ma chère Lucy ! mais je crains que, faible de santé comme est votre père, il ne soit hors d’état de protéger la pauvre fugitive contre ceux qui viendront la réclamer.

— Je le crains bien aussi ; mais nous trouverons quelque moyen de sortir d’embarras. Depuis quelques jours, je vois partir et arriver un grand nombre de messagers ; on nettoie et on prépare les armes dans l’arsenal du château ; j’en conclus que votre père et ceux qui sont chez lui trament quelque complot. Il ne nous en serait que plus facile de former aussi quelque petite conspiration : nos messieurs n’ont pas pris pour eux toute la science politique, et il y a quelqu’un que je désire admettre à nos conseils.

— Ce n’est pas Nancy ?

— Oh ! non. Nancy est une bonne fille ; mais elle serait un pauvre génie en fait de conspiration, non, non, c’est un Jaffier ou un Pierre que je veux dire, si Pierre vous plaît davantage. Et cependant, quoique je sache que je vous ferais plaisir, je n’ose le nommer, de peur de vous contrarier en même temps. Ne devinez-vous pas ? Il y a un aigle et un rocher dans ce nom-là ; il ne commence point par un aigle en anglais, mais par quelque chose qui y ressemble en écossais[1]. — Eh bien, vous ne voulez pas le nommer ?

— Ce n’est pas du jeune Earnscliff que vous voulez parler, Lucy ?

— Eh ! à quel autre pouvez-vous penser ? Les Jaffier et les Pierre sont rares dans ce canton.

— Quelle folle idée, Lucy ! vos drames et vos romans vous ont tourné la tête. Qui vous a fait connaître les inclinations de Earnscliff et les miennes ? elles n’ont d’existence que dans votre imagination toujours si vive. D’ailleurs, mon père ne consentirait jamais à ce mariage ; Earnscliff lui-même… Vous savez la fatale querelle…

— Quand son père a été tué ! Cela est si vieux ? Nous ne sommes plus, j’espère, aux temps où la vengeance d’une querelle faisait partie de l’héritage qu’un père laissait à ses enfants.

— Vous traitez la chose trop légèrement, Lucy.

— Pas du tout. Quoique votre père fût présent à cette malheureuse affaire, on n’a jamais cru qu’il ait porté le coup fatal. Dans tous les cas, même aux époques des guerres de clans, la main d’une fille, d’une sœur, n’a-t-elle pas été souvent un gage de réconciliation ? — Vous riez de mon érudition en matière de romans ; mais je vous assure que si votre histoire était écrite, le lecteur vous déclarerait d’avance la dame des pensées d’Earnscliff et sa future épouse, à cause même de l’obstacle que vous supposez insurmontable.

— Nous ne sommes plus au temps des romans, mais à celui de la triste réalité ; car voilà le château d’Ellieslaw.

— Et j’aperçois à la porte sir Frédéric Langley, j’aimerais mieux toucher un crapaud. Le vieux Horsington, le valet d’écurie, me servira d’écuyer.

En parlant ainsi, miss Ilderton fit sentir la houssine à son coursier, passa devant sir Frédéric, qui s’apprêtait à lui offrir la main, sans daigner jeter un regard sur lui, et sauta légèrement à terre dans les bras du palefrenier. Isabelle aurait bien voulu l’imiter, mais elle voyait son père froncer le sourcil et la regarder d’un air sévère ; elle fut contrainte de recevoir les soins d’un amant odieux.

  1. Miss Ilderton joue ici sur le nom à d’Earnscliff. Earn signifie aigle (eagle) en écossais et cliff, rocher en anglais.