Le Nid de cigognes/XXXVII

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XXXVII


Quelques heures après, les deux jeunes époux se trouvaient dans cette même chambre où s’était passée la terrible scène de la nuit précédente.

Wilhelmine était couchée tout habillée sur son lit ; à sa pâleur, à son immobilité, on l’eût crue morte. Comme elle, Frantz, étendu dans un fauteuil en tapisserie ; ne donnait aucun signe de vie.

La solitude et l’obscurité ne régnaient plus autour d’eux ; plusieurs bougies, déposées au hasard sur les meubles, projetaient une vive lumière ; et un grand nombre de personnes attendaient avec anxiété que ces malheureuses victimes d’un acte de folie recouvrassent leurs sens. Madeleine Reutner, les yeux pleins de larmes, se penchait vers sa jeune maîtresse, dont elle cherchait à réchauffer par ses ardens baisers les mains inertes et glacées.

Un personnage vêtu de noir, à volumineuse perruque, aux allures compasséés, allait de l’un à l’autre des malades, et essayait tour à tour sur eux des drogues contenues dans divers flacons de cristal : c’était le médecin le plus renommé de Manheim.

Trois ou quatre personnes, groupées autour de Frantz, semblaient prendre un vif intérêt à sa dangereuse position : c’était d’abord Sigismond, aussi pâle, aussi défait que son ami ; puis l’insouciant Albert, puis enfin le chevalier Ritter, dont la contenance inquiète pouvait bien ne pas avoir seulement pour objet l’état alarmant du fils de son souverain.

Le chambellan regardait de temps en temps, d’un air de secrète préoccupation et de jalousie, un autre personnage à mine hautaine et couvert de décorations, qui se tenait à son côté.

Dans l’angle de cette vaste cheminée, dont la plaque de fonte entr’ouverte formait l’entrée du Flucht-veg, un homme, debout et silencieux, appuyait son front contre la muraille comme pour ne pas voir ce triste tableau ; on a deviné le major de Steinberg.

Enfin, près de la porte, dans une espèce d’antichambre, deux grands laquais, poudrés et galonnés, attendaient respectueusement les ordres de lour maître, l’imposant personnage qui causait les distractions du chambellan Ritter.

Au milieu de tous ces gens inquiets et recueillis, Fritz Reutner allait et venait avec son calme ordinaire. Son visage ne décelait aucun trouble, aucun remords. Obéissant au moindre signé du docteur ou de sa mère, il semblait avoir complétement oublié quelle part il avait prise dans le drame sinistre dont le Steinberg venait d’être le théâtre.

Du reste, cette tranquillité avait pour cause peut-être la conviction d’avoir réparé ses torts. Fritz Reutner, en effet, avait été l’instrument de la délivrance des pauvres prisonniers. Sigismond, en arrivant au château quelques heures auparavant, avait appris de Madeleine la réclusion des jeunes gens, le retour à la raison du major, et le départ de Fritz ; il n’avait pas hésité à tenter un nouvel effort pour sauver son malheureux ami.

Quoique épuisé de fatigue après tant de courses et de voyages, il s’était fait indiquer le chemin que suivait Reutner, étail remonté à cheval, et était parti en toute hâte.

Il n’avait pas eu de peine à atteindre Fritz, qui allait d’un train modeste de peur de fatiguer la monture de son maître. Le nom seul du major de Steinberg avait suffi pour faire tourner bride au trop fidèle serviteur ; on comprend sans peine le reste.

La présence de Ritter et de l’inconnu au château exige aussi quelques explications.

En quittant le Steinberg le matin, le chambellan s’était rendu, en compagnie de Sigismond, à l’auberge de Zelter ; là, il avait reçu les vingt mille florins prix de la vente de la baronnie. Muller, après avoir retiré une quittance en règle, s’était mis en devoir de partir pour ce village où Frantz lui avait donné rendez-vous dans la fatale lettre confiée à Augusta. Ritter était resté à l’auberge sous le prétexte de déjeuner et de prendre un peu de repos. En réalité, il attendait le retour d’un estafier de police qu’il avait chargé de suivre Sigismond à distance, et de venir lui apprendre où se cachaient les fugitifs…

Muller et l’homme qui devait épier ses démarches étaient partis depuis longtemps déjà ; le chevalier Ritter commençait à s’impatienter du retard de son émissaire, quand une chaise de poste, traînée par quatre chevaux, escortée de deux domestiques, fit son entrée dans le paisible village et vint s’arrêter devant l’auberge.

À la vue du personnage qui en descendait et qui était bien connu de lui, le chambellan éprouva un vif mécontentement. Le voyageur, en effet, se trouvait placé plus avant que lui dans la confiance du vieux prince de Hohenzollern ; sans doute il apportait de nouveaux ordres, et Ritter allait être obligé de résigner ses pouvoirs entre les mains de ce nouveau venu, au moment où il se croyait assuré de mener à bien l’affaire du comte Frédéric.

Cependant, convaincu que c’était lui que l’on cherchait, le chevalier courut au-devant du voyageur, et l’introduisit dans l’auberge en l’accablant de politesses.

En effet, l’ami du prince apportait des nouvelles de la plus haute importance pour le comte Frédéric. Il venait de la résidence de Hohenzollern, et il avait suivi Ritter à la piste depuis Baden, grâce aux indications de la police, à qui le chambellan avait jugé à propos de s’adresser pour l’exécution de ses projets.

Les deux courtisans eurent une conversation très longue, dont le résultat, malgré la jalousie dont ils semblaient animés l’un contre l’autre, fut un commun et ardent désir de retrouver le malheureux Frédéric de Hohenzollern. Mais comment faire ? L’espion de Ritter ne revenait pas ; ils n’avaient aucun moyen de connaître la route qu’avaient prise les fugitifs.

Pendant qu’ils étaient dans cette perplexité, le bruit du galop d’un cheval ébranla le pavé du village. Sigismond n’avait trouvé personne au rendez-vous désigné par Frantz, et, se souvenant des craintes de Madeleine, il revenait pour faire de nouvelles recherches dans la tour. Il avait devancé l’homme chargé de surveiller ses démarches : il arrivait rapide comme la foudre.

Ritter et le baron se joignirent à lui.

Ce fut ainsi que tous ces personnages purent assister à la délivrance des prisonniers.

Wilhelmine la première rouvrit les yeux. Un frémissement de joie courut parmi les assistans. Madeleine poussa un cri de bonheur.

La disposition des rideaux empêchant la malade d’apercevoir les personnes réunies dans la chambre, son regard tomba d’abord sur le visage ami et familier de sa vieille gouvernante ; elle lui sourit doucement.

— Bonjour, Madeleine, lui dit-elle, comme si elle s’éveillait le matin à son heure ordinaire ; que je suis heureuse de te voir !… Si tu savais de quel rêve affreux je suis poursuivie ! Oh ! d’un rêve affreux ! Aux premiers accens de cette voix, le major fit un mouvement pour se rapprocher de sa sœur ; mais le docteur l’arrêtà d’un geste impérieux. Dans l’état de faiblesse de la jeune femme, une explication trop brusque pouvait avoir des dangers. Madeleine murmura en sanglotant :

— Sauvée ! Ô mon Dieu ! elle est sauvée !

Wilhelmine était encore incapable de comprendre les transports de sa gouvernante. Elle semblait réfléchir ; tout à coup elle tréssaillit, et, se soulevant sur le coude, elle demanda vivement :

— Frantz ! où est Frantz ? Pourquoi nous a-t-on sépárés ?

Madeleine, au lieu de répondre, écarta rapidement le rideau pour montrer à jeune femme le corps inanimé de son mari. À cette vue, Wilhelmine ne put se contenir ; pâle, les cheveux flottans sur ses épaules, elle s’élança de sa couche, sans s’inquiéter des personnes inconnues qui remplissaient la chambre.

— Il n’est pas mort ! s’écria-t-elle ; il ne peut pas mourir, puisque j’existe encore.

— Non, il n’est mort, répliqua le docteur en cherchant à l’éloigner ; mais prenez garde, mon enfant, votre présence inopinéé pourrait lui être fatale.

— Vous vous trompez certainement, monsieur le docleur, dit Sigismond avec chaleur, la présence de mademoiselle de Steinberg agira sur lui plus que les médicamens de la Faculté… Voyez déjà… le son de voix de sa bien-aimée a suffi pour le ranimer.

Une teinte pourprée venait en effet de colorer le visage du jeune homme évanoui ; sa poitrine commençait à se soulever à intervalles inégaux. Le docteur, reconnaissant à ces signes certains l’efficacité du moyen proposé par le fidèle ami de Frantz, ne s’opposa plus au rapprochement des deux époux. On forma cercle autour d’eux, et l’on attendit en silence.

Wilhelmine, penchée sur son mari, lui prodiguait les noms les plus tendres, le serrait doucement contre son cœur, couvrait ses mains de baisers. Ces touchantes caresses le ranimèrent peu à peu ; bientôt il rouyrit les yeux à son tour, et, comme d’instinct, il rendit les marques d’affection qu’il recevait. La pensée de Wilhelmine persistait en lui quand ses facultés étaient encore assoupies ; son cœur s’éveillait avant même son intelligence.

Enfin l’attention de Frantz se porta sur ces personnages muets qui l’entouraient ; mais ses yeux étaient trop affaiblis, ses idées trop confuses encore, pour qu’il pût les reconnaître.

— Où sommes-nous ? demanda-t-il d’une voix faible ; Wilhelmine, comment sommes-nous sortis de ce cachot si noir et si froid ? Il y a quelqu’un près de nous, et…

— Ce sont des amis, Frantz ! s’écria Sigismond incapable de se contenir plus longtemps.

— Oui, des amis, répéta Albert, et, par la lame de mon schlœger ! nous vous avons donné plus d’une preuve d’amitié depuis quelques heures.

Frantz serra la main de Muller.

— Est-ce toi, mon brave, mon généreux Sigismond ? dit-il d’une voix altérée ; je me suis cruellement repenti de n’avoir pas suivi tes conseils, d’avoir manqué à la parole que je t’avais donnée. Pardonne-moi, Sigismond… et toi aussi, Albert, car, si ma mémoire ne me trompe, je t’ai causé de terribles embarras… Bonne Madeleine, m’excuserez-vous d’avoir compromis, par une démarche téméraire, l’existence de votre chère enfant ?

À mesure qu’il se souvenait plus nettement du passé, l’inquiétude remplaçait ses premières impressions de joie. Wilhelmine, elle-même, sentait renaître son anxiété.

— Mais enfin qui nous a sauvés ? dit-elle en se dégageant des bras de sa gouvernante ; qui nous a tirés de ce cachot où nous allions périr ?

— C’est Dieu ! répondit une voix mélancolique, Dieu qui a employé des moyens mystérieux pour rendre un moment la raison au pauvre insensé.

Le major de Steinberg s’avança vers eux ; à sa vue ils se rapprochèrent l’un de l’autre par un mouvement instinctif ; mais bientôt cet effroi se changea en pitié : les yeux caves du baron, ses joues livides étaient inondés de larmes ; ses traits exprimaient le plus profond désespoir. Il tendit aux jeunes gens ses mains osseuses, et il leur dit d’un ton déchirant :

Mon frère !… ma sœur !… grâce ! je ne savais pas ce que je faisais.

Wilhelmine et Frantz hésitèrent un moment, puis, par un mouvement spontané, ils se jetèrent dans les bras d’Henri.