Le Père De Smet/Chapitre 01

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H. Dessain (p. 1-30).


LE PÈRE DE SMET



CHAPITRE I

L’ENFANCE ET LA JEUNESSE.
DÉPART POUR L’AMÉRIQUE


1801-1821


On a beaucoup vanté le charme pénétrant des vieilles villes flamandes.

Sans présenter le même intérêt que « Bruges-la-Morte », Termonde a ses aspects pittoresques, et plus d’une légende héroïque fleurit ses annales.

Située au confluent de la Dendre et de l’Escaut, au milieu de polders submersibles, Termonde offrait pour la défense militaire des avantages exceptionnels. Fortifiée dès le commencement du XIVe siècle, elle soutint plusieurs sièges contre les Anglais, les Espagnols et les Français. En 1667, elle força à la retraite une armée que commandait Louis XIV en personne[1]. C’est aujourd’hui une ville de 10 000 habitants. Les fossés qui l’enserrent, les canaux qui la sillonnent en font presque une de ces « Venises du Nord » au va-et-vient incessant et silencieux. L’industrie y est active ; on y maintient une nombreuse garnison ; mais la vie moderne a respecté les monuments et les croyances du passé. L’imposante collégiale avec ses fines boiseries, ses tableaux de maîtres flamands, sa Vierge séculaire ; l’hôtel de ville où le magistrat jurait de défendre les franchises ; l’antique beffroi qui égrène sur la ville les notes joyeuses de son carillon ; les madones au coin des rues, les couvents recueillis dans l’atmosphère brumeuse, le béguinage avec ses cellules blanches groupées autour de sa petite église — tout cela, c’est la Flandre d’autrefois, c’est son génie industrieux, sa fière indépendance et sa robuste foi.

La famille De Smet est de celles qui se font gloire de conserver intact l’héritage des vieilles mœurs. Depuis trois siècles au moins, on s’y transmet, avec le nom, l’énergie du caractère et la pratique rigoureuse des devoirs chrétiens.

Lorsque Jean De Smet, l’aïeul de notre missionnaire, se vit près de sa fin, il fit venir près de lui Josse, son plus jeune fils, et lui donna une solennelle et dernière bénédiction, à la manière des patriarches. La scène impressionna vivement le jeune homme qui, plus tard, aimait à la décrire devant ses propres enfants.

Josse De Smet était né à Saint-Amand-lez-Puers, dans la province d’Anvers, le 18 décembre 1736. Le 15 janvier 1761, il épousa Jeanne-Marie Duerinck, originaire des environs de Termonde. C’est sans doute alors qu’il se fixa dans cette ville.

Il était négociant-armateur et habitait, rue de l’Escaut[2], une vaste maison qui est encore debout.

Grâce à sa persévérante activité et à son habileté en affaires, il réalisa une fortune qui lui permit d’établir honorablement sa nombreuse famille.

La probité de l’armateur était proverbiale ; on l’appelait volontiers « l’honnête De Smet ». Il savait même, à l’occasion, par délicatesse ou par charité, sacrifier des sommes considérables. C’est ainsi qu’à la suite de sérieuses pertes d’argent éprouvées par quelques-uns des siens, il n’hésita pas à intervenir, à deux reprises, pour sauver l’honneur de son nom.

Lorsque, en 1792, Dumouriez invita les Belges à choisir dans chaque commune des représentants provisoires, Josse De Smet fut un des dix-huit bourgeois élus par la ville de Termonde.

Aux termes de la déclaration du général, les représentants provisoires devaient assurer le service public et défendre les intérêts de leurs concitoyens, en attendant une Constitution définitive qui remplacerait le régime autrichien. La République s’interdisait d’ailleurs toute intervention dans la forme de gouvernement qu’il plairait aux Belges de choisir[3].

On sait comment le décret du 15 décembre mit à néant les espérances fondées sur la modération et le désintéressement de Dumouriez[4]. De l’aveu même de celui-ci, cet acte prouvait aux Belges que la Convention n’envoyait ses armées chez eux que pour les spolier et les tyranniser[5]. Aussi le décret souleva-t-il dans tout le pays de vives protestations.

À Termonde, Josse De Smet et ses collègues refusèrent énergiquement d’accepter une décision qui était la violation brutale des droits qu’ils avaient juré de défendre. Ils ne cédèrent, ni devant les instances du commissaire de la Convention, ni devant les menaces d’exécution militaire.

Quelques semaines plus tard, lorsque le peuple de Termonde, réuni en « assemblée primaire » dans la collégiale Notre-Dame, fut appelé à choisir entre le régime existant et l’annexion à la République française, l’armateur se prononça hautement pour le maintien de l’ancienne Constitution[6].

De son mariage avec Jeanne-Marie Duerinck, Josse De Smet eut sept enfants.

L’aîné, Jean-Baptiste, devint prêtre, et eut la gloire de confesser sa foi pendant la Révolution.

Vicaire à Sleydinge, près d’Eecloo, il refusa, en 1797, de prêter le serment civique exigé par le Directoire. Condamné à la déportation en Guyane, il réussit à se cacher quelque temps dans sa paroisse. Arrêté en 1798, il fut d’abord détenu à la prison de Gand, puis envoyé à l’île de Ré. Il y resta plus d’un an, chargé de servir, en qualité d’infirmier, les soldats de la garnison. Enfin son père put obtenir, à prix d’argent, son élargissement[7].

Rentré en Belgique, l’abbé De Smet reprit avec ardeur ses fonctions de vicaire à Sleydinge. En 1804, il fut nommé curé de Heusden, près de Gand. Il ne resta que quatre ans à la tête de cette paroisse, mais sa mort devait être digne de sa vie. Le 19 juin 1808, jour de la Fête-Dieu, il prêchait avec une ardente piété sur l’amour de Jésus-Christ dans le Très Saint Sacrement. Tout à coup, il s’arrête, il s’affaisse ; on s’empresse, on l’entoure : il était mort. Il n’avait que quarante-six ans[8].

Devenu veuf après trente ans de mariage, Josse De Smet épousa en secondes noces, le 10 février 1793, Marie-Jeanne Buydens, née au village d’Acren-Saint-Géréon, dans le Hainaut.

Entre les deux époux, la différence d’âge était considérable. La femme avait vingt ans, le mari cinquante-six. Néanmoins cette seconde union ne fut ni moins heureuse ni moins féconde que la première. Marie Buydens fut mère de neuf enfants, et Josse De Smet put reconnaître, dans sa nombreuse postérité, l’effet de la bénédiction paternelle [9].

Parmi les enfants issus de ce second mariage, il convient de mentionner Rosalie, Charles et François, dont les noms reviendront souvent dans notre récit. Rosalie De Smet épousera, en 1830, M. Charles Van Mossevelde, un des hommes d’œuvres les plus actifs de Termonde. Charles et François entreront dans la magistrature, et y occuperont tous les deux un rang distingué.

C’est le 30 janvier 1801 que naquit Pierre-Jean, le futur apôtre des Montagnes-Rocheuses. Quelques instants après lui, venait au monde sa sœur Colette-Aldegonde. [10].

Les deux jumeaux furent baptisés le même jour, dans l’église Notre-Dame, par M. Ringoot, curé de la paroisse. Ils eurent tous les deux pour parrain Jean-Baptiste Rollier, leur beau-frère[11], et pour marraine leur belle-sœur, Colette De Saegher.

L’enfance de Pierre-Jean s’écoula tout entière sous l’œil de son père et de Marie Buydens. Celui qui devait gagner à Jésus-Christ des peuples entiers eut le bonheur de grandir dans une atmosphère de foi ardente, que venait d’aviver encore la persécution révolutionnaire. « Les leçons de piété qu’on m’a données lorsque j’étais enfant, écrira-t-il plus tard, ont été la semence du désir que j’ai conçu et exécuté avec la grâce de Dieu, de me livrer sans réserve à son service »[12].

L’armateur possédait d’ailleurs, à un rare degré, les qualités de chef de famille. Son portrait, conservé chez les siens, lui donne des traits singulièrement énergiques, voire un peu rudes[13]. Il paraît qu’en effet chez lui l’exercice de l’autorité n’allait pas sans quelque rigueur. Mais cette sévérité, inséparable de toute forte éducation, n’avait rien d’excessif ni d’arbitraire. On savait que, si la main était ferme, le cœur était excellent. Aussi lui témoignait-on une sorte de respect religieux. Ses décisions étaient admises sans discussion et scrupuleusement obéies. Celui dont nous racontons la vie devait faire de lui ce bel éloge « qu’il semblait avoir pris Dieu même pour modèle dans l’éducation de ses enfants »[14].

Le caractère de Marie Buydens nous est moins connu. Dans la maison de l’armateur, elle sut garder sa part d’autorité, et diriger avec un remarquable succès l’éducation de ses enfants. Elle devait mourir à quarante-sept ans, un peu avant le départ du futur missionnaire[15]. Celui-ci lui garda toujours le plus tendre souvenir, et ses lettres parlent d’elle avec vénération.

Pierre-Jean ne tarda pas à montrer les dispositions qui le préparaient à son rôle providentiel. « Dès son enfance, écrit son frère François, il était doué d’une nature forte et vigoureuse ; il était hardi, entreprenant, sans crainte du danger ; avec cela, d’un caractère affectueux, doux, docile et surtout généreux »[16].

L’enfant avait un goût prononcé pour les jeux et les exercices corporels. Les plus violents, les plus dangereux même, semblaient l’attirer. Souvent on le voyait grimper aux arbres, et descendre prestement en s’accrochant de branche en branche. Il aimait surtout à gambader sur les bateaux qu’un bras de l’Escaut amenait jusque devant la maison paternelle. Un jour, voulant sauter d’une barque dans une autre, il fit un faux pas et prit un bain dans le fleuve. On le sauva à grand-peine. Le lendemain, insouciant du danger, il escaladait de plus belle chaloupes et canots.

Chaque matin, il racontait à la famille ses rêves de la nuit. C’étaient des histoires de vaisseaux, des descriptions de la mer, des récits de voyages et de naufrages. Alors son père disait :

— Que Dieu le protège ! Il sera ou soldat ou grand voyageur, mais il ne restera pas chez nous. Bientôt vint l’âge de s’instruire. Il y avait à Termonde une école libre tenue par un laïque nommé Delauneau. C’est là que Pierre-Jean reçut les premières leçons.

On ignore si ses succès scolaires le firent remarquer parmi ses compagnons, mais on sait qu’il les surpassait tous en agilité et en vigueur physique. Ses exploits rappelaient, paraît-il, ceux du juge d’Israël vainqueur des Philistins. Pierre-Jean De Smet ne fut bientôt plus connu parmi ses condisciples que sous le nom de Samson, et on continua de l’appeler ainsi dans les divers pensionnats et collèges par lesquels il passa dans la suite.

Sa sœur Rosalie, plus âgée que lui de quatre ans, garda toujours le souvenir de cette enfance héroïque. « C’était une sorte d’Hercule que mon frère, répétait-elle soixante ans plus tard, un matamore faisant la terreur de ses compagnons de classe, fougueux au possible, batailleur et toujours à l’eau »[17].

Disons pourtant que, lorsqu’il déployait sa force, c’était d’ordinaire pour soutenir l’honneur de son camp, ou pour venir au secours de quelque condisciple trop faible pour se défendre.

Il lui arriva même de mettre sa belle ardeur au service de la religion.

Pendant une kermesse, des forains avaient établi leur baraque en face de l’église. Le dimanche, à l’heure de la grand’messe, ils commencent, au son des trombones, une parade grotesque. Quelque alléchant que fût le spectacle, les Termondois préférèrent assister à l’office. Mais les saltimbanques voulurent se venger de leur insuccès, et, pendant toute la messe, l’éclat des cuivres troubla les chants et les prières. À peine sorti de l’église, Pierre-Jean appelle à lui quelques camarades ; il donne des ordres, et, à la tête de sa petite troupe, s’élance à l’assaut de la baraque. À l’instant, la parade cesse, la musique se tait. Les forains, déconcertés par cette attaque subite, peu rassurés d’ailleurs par l’attitude des habitants, se retirent sans résistance. Le soir, la baraque avait disparu.

Encouragé par ces succès, le jeune De Smet rêvait d’actions plus éclatantes.

C’était l’époque des guerres de Napoléon. Pierre-Jean écoutait avec avidité les récits des vétérans qui venaient de faire en vainqueurs le tour de l’Europe. La gloire du conquérant hantait l’esprit de l’enfant. C’était trop peu pour lui de défendre des barricades ou d’engager des escarmouches avec les bambins du quartier. Désormais il lui fallait la grande guerre. En imagination, il avait campé les Autrichiens et les Russes dans les villages voisins de Termonde ; la jeunesse de ces villages formait les bataillons ennemis ; il irait les attaquer chez eux.

Devenu vieux missionnaire, il aimait à raconter une de ces expéditions, dans laquelle son étoile avait un instant pâli.

Un beau matin — c’était en 1812 ou 1813 — il rassemble les écoliers des différents quartiers, et déclare qu’on va attaquer les Russes qui occupent le village de Grembergen. La proposition est acceptée d’enthousiasme. Les soldats s’arment à la hâte de bâtons et de sabres de bois ; Pierre-Jean est nommé général. L’armée, forte de cent hommes environ, entre immédiatement en campagne.

Les Russes furent avertis très tôt, sans doute par leurs espions, de l’arrivée des Français, et la jeunesse de Grembergen se porta au-devant de celle de Termonde. La rencontre eut lieu au milieu de monticules de sable. Les Russes furent battus et durent se replier sur le village. Les Français les y suivirent, et la lutte recommença plus acharnée sur une place voisine de l’église.

Par malheur, c’était un dimanche, à l’heure même de la grand-messe. Aux cris furieux des combattants, à la vue des vaincus qui cherchent un refuge dans le lieu saint, les paysans sortent de l’église, s’arment de fourches et de bâtons, puis se jettent dans la mêlée. Les vainqueurs sont forcés de reculer. Le général De Smet voit ses habits déchirés et reçoit plus d’un horion.

Cependant on avait appris à Termonde le départ matinal de la petite troupe. Josse De Smet, ne voyant pas revenir son fils, se met à sa recherche. Comme il sortait de la ville, Pierre-Jean y rentrait avec son armée en déroute. L’armateur voulut ajouter encore à la cruelle leçon de la défaite. Il condamna le chef de bande à passer dix jours sans argent, ce qui équivalait à le consigner au logis.

La réclusion est parfois mauvaise conseillère. Un jour, pendant que sa mère est occupée à coudre, Pierre-Jean s’empare adroitement de ses ciseaux, et coupe, l’une après l’autre, les poches de son habit, puis va déposer le tout sous les yeux de sa mère.

Le père arrive. Marie Buydens lui raconte le dernier exploit de son fils.

— Pourquoi avez-vous ainsi coupé vos poches ? demande sévèrement l’armateur.

— À quoi bon, répond l’enfant, conserver des poches, quand on n’a rien à mettre dedans ?

En même temps qu’il se livrait aux caprices de son ardente nature, Pierre-Jean donnait de jour en jour des marques plus touchantes de générosité et d’attachement à ses parents. Il avait atteint sa douzième année, et venait d’être admis à la première communion. Il était temps de féconder, par une sérieuse culture de l’esprit, les qualités du cœur.

Il y avait à Beirvelde, près de Gand, un important pensionnat, qui jouissait de la confiance des meilleures familles. Josse De Smet jugea que son fils serait bien là pour compléter son instruction et se former à la discipline. Son départ fut décidé.

C’est vers 1814 que Pierre-Jean quitta la maison paternelle. Les vacances ne devaient plus l’y ramener que quelques semaines chaque année.

Le régime de l’internat contrastait singulièrement avec sa vie antérieure. Il se dédommageait comme il pouvait pendant les récréations. Il y portait toujours un entrain extraordinaire, et, quoiqu’il fût l’un des plus jeunes, ses condisciples ne tardèrent pas à redouter la vigueur de ses muscles.

À chaque retour des vacances, au lieu de prendre place avec ses camarades dans la diligence qui conduisait à Termonde les élèves du pensionnat, il s’armait d’un bâton, faisait la route à pied, et arrivait la nuit chez ses parents.

Après un an ou deux passés à Beirvelde, il entra au petit séminaire de Saint-Nicolas pour y commencer ses études latines. Il n’y devait pas longtemps séjourner. En 1818, nous le retrouvons au collège d’Alost[18].

Quelles circonstances amenèrent son départ de Saint-Nicolas ? Son frère François s’est borné à écrire : « Il ne pouvait demeurer longtemps nulle part »[19]. De fait, Pierre-Jean avait l’humeur voyageuse, et devait en donner d’autres preuves. Toutefois ses lettres nous disent qu’il garda bon souvenir de Saint-Nicolas. Il y reviendra souvent dans la suite ; on lui fera bon accueil et on s’intéressera à ses missions.

Son entrée au collège d’Alost fut marquée par un exploit qui devait immédiatement lui assurer le respect.

Il existait entre Flamands et Wallons une vive animosité, qui amenait assez souvent des rixes violentes. La première fois que le jeune De Smet parut en récréation, un Wallon, plus âgé que lui de deux ou trois ans, et qui le dépassait de toute la tête, vint le provoquer avec de grossiers propos. À l’instant, Pierre-Jean le saisit par le dos et les jambes, et le porte, plié en deux, au-dessus d’un réservoir d’eau situé au bord de la cour. Le patient criait et se débattait ; mais Samson l’enserrait dans ses muscles d’acier. Il ne le lâcha qu’après lui avoir fait prendre, coup sur coup, deux ou trois bains de siège, au grand amusement des spectateurs.

Notre héros eut peut-être moins de succès dans les exercices scolaires. Toutefois, s’il ne brillait pas au premier rang, il occupait dans sa classe une place honorable. Nous le voyons même gratifié d’une mention spéciale pour les mathématiques.

Du collège d’Alost, il passa au petit séminaire de Malines[20]. Il y montra, semble-t-il, un esprit plus solide que brillant. Ses anciens condisciples s’accordent à dire qu’il était doué d’un excellent jugement. Déjà on pouvait prévoir qu’il serait surtout homme d’action. Mais, s’il n’eut jamais la passion de l’étude, il fut, à sa manière du moins, un travailleur consciencieux. Au témoignage de son voisin de classe[21], « il écrivait toujours ».

À l’heure des récréations, Pierre-Jean retrouvait sa supériorité. Il était toujours le premier à la course, à la balle, aux barres. Parfois il étendait le bras et le raidissait, sans que l’effort réuni de plusieurs de ses condisciples parvînt à le lui faire plier. Le Dr Cranincx, devenu professeur à l’université de Louvain, aimait à rappeler que, plusieurs fois, il s’était vu soulevé de terre et porté à bout de bras par son camarade, aux applaudissements de la division.

Avec son heureux caractère, son bon cœur, ses franches allures, Pierre De Smet se vit bientôt entouré de sympathie, comme il l’avait été à Alost et à Saint-Nicolas. Il s’établit même, entre lui et plusieurs de ses condisciples, une amitié que le temps et la distance ne devaient pas refroidir. Parmi ses intimes d’alors, il faut citer, outre le Dr Cranincx, Mgr De  Ram, le futur recteur de l’université de Louvain.

Quels étaient ses projets d’avenir ? Si l’on en croit un de ses condisciples[22], il songea quelque temps à se faire trappiste. On peut se demander comment son humeur aventureuse se fût pliée aux exigences monastiques. Mais il ne tarda pas à nourrir d’autres desseins. Il avait vingt ans, et était en seconde, lorsqu’il rencontra l’homme qui devait décider de sa vie. C’était M. Nerinckx, missionnaire au Kentucky.

Charles Nerinckx était né, le 2 octobre 1761, au village d’Herfelingen, dans le Brabant. Ordonné prêtre en 1775, il fut d’abord vicaire à Malines, puis curé d’Everberg, près de Louvain. Il travaillait dans cette paroisse avec un immense succès, lorsqu’un ordre d’arrestation fut lancé contre lui par les autorités révolutionnaires.

Obligé de quitter sa paroisse, il trouva un refuge à l’hôpital de Termonde, dont l’aumônier venait d’être déporté à l’île de Ré. Il y resta plusieurs années, exposé chaque jour à voir son asile découvert par les émissaires de la République.

Il célébrait la messe à deux heures du matin, et se retirait ensuite dans une cachette où il passait la journée. Il sut utiliser les loisirs de sa réclusion, en se livrant à de sérieuse études, et en composant plusieurs traités sur la théologie, l’histoire ecclésiastique et le droit canon. La nuit, il quittait sa retraite pour visiter les malades et les prisonniers de guerre que l’on dirigeait alors sur Termonde. Parfois même, il trouvait le moyen de rentrer en secret à Everberg, pour y ranimer les courages, et porter les secours de la religion à ses paroissiens abandonnés.

Mais cet apostolat restreint ne lui suffisait pas. En 1804, il quitta la Belgique pour aller chercher, aux États-Unis, un plus vaste champ d’action.

Après une traversée fort pénible sur un navire qu’il appelle lui-même « un enfer flottant », il atteignit Baltimore, et alla offrir ses services à Mgr Carroll, alors seul évêque catholique aux États-Unis. Le prélat lui fit bon accueil, et l’envoya rejoindre M. Badin qui avait fondé, peu d’années auparavant, la mission du Kentucky. Les deux prêtres avaient à évangéliser un territoire plus grand que la France.

Le nouveau missionnaire devait y consacrer, pendant vingt ans, les ressources d’un zèle infatigable et d’une robuste santé. On le voit parcourir en tous sens cette immense contrée, tantôt au milieu des neiges et des glaces, tantôt dans les ténèbres des nuits humides ou sous les rayons d’un soleil brûlant. Il traverse les fleuves à la nage ; il fait vingt-cinq et trente milles à cheval pour aller dire sa messe ; il déjeune à trois ou quatre heures de l’après-midi ; il bâtit de ses propres mains sa maison qui, dit-il, lui coûte six dollars et demi. Ce rude apostolat ne l’empêche pas de se livrer à d’effrayantes austérités. À mesure que le nombre des chrétiens augmente, il construit jusqu’à dix églises et un grand nombre de chapelles. Pour l’instruction des enfants et le soin des orphelins, il fonde la Congrégation des Sœurs de Lorette, qui s’étendra bientôt sur tous les points de l’Amérique du Nord. Appelé, en 1808, au siège épiscopal de la Nouvelle-Orléans, il décline cette dignité en disant : « Bonitatem et disciplinam et scientiam docendus, docere non valeo »[23]. « C’était, dit Mgr Spalding, un prêtre savant et humble, content d’être enseveli, lui et tout son savoir, parmi des hommes qui ignoraient même ce que c’est que le savoir »[24].

En 1817, Charles Nerinckx était revenu dans son pays pour y chercher des ressources et des ouvriers évangéliques. C’est le même souci qui le ramenait en Belgique en 1821. « Eh quoi ! disait-il, Napoléon a su trouver des millions d’hommes prêts à se sacrifier pour ravager les nations, et imposer au monde sa domination personnelle ; et moi, je ne trouverais pas quelques hommes de bonne volonté pour sauver des peuples et étendre le règne de Dieu»[25] !

Avant de quitter l’Amérique, il avait visité le collège des Jésuites à Georgetown. Le P. Antoine Kohlmann, alors supérieur du Maryland, lui avait demandé un bon renfort de novices belges.

L’abbé Nerinckx se prêtait volontiers à cette sorte de prosélytisme en faveur d’un ordre qu’il aimait. Déjà, en 1817, il avait conduit au noviciat cinq postulants[26]. Il devait être plus heureux encore lors de son second voyage.

Arrivé en Belgique, le missionnaire passa quelques jours à Malines, où il avait conservé de nombreux amis. Les séminaristes lui firent grand accueil, et écoutèrent ses récits avec un vif intérêt. Il leur parla de ces immenses contrées où, faute de prêtres, des milliers de catholiques oubliaient et abandonnaient leur Dieu ; il les entretint longuement du Kentucky et des chrétientés florissantes qu’il y avait fondées ; il leur décrivit l’état d’ignorance et de barbarie où languissaient les tribus indiennes de l’Ouest, Ensuite il leur parla de la Compagnie de Jésus, qui venait d’être rétablie par Pie VII, et qui comptait déjà aux États-Unis d’importantes maisons. Cet institut offrait aux jeunes gens une formation religieuse solide, une direction sûre, et les formes d’apostolat les plus variées.

Ses entretiens firent grande impression. Dès sa première visite, un bon nombre de séminaristes, entre autres Pierre-Jean De Smet, offrirent au missionnaire de le suivre en Amérique. Celui-ci voulut leur laisser le temps de la réflexion ; mais chacun semblait avoir déjà mûri son dessein[27]. Dans une lettre qu’il écrit à son père au moment de s’embarquer, le jeune De Smet parle « d’un projet depuis longtemps conçu »[28]. D’ailleurs l’avenir montrera que les jeunes apôtres n’ont pas obéi à un enthousiasme passager.

Après un sérieux examen, l’abbé Nerinckx accepta neuf de ces jeunes gens comme compagnons de voyage. Parmi les élèves du petit séminaire, Pierre-Jean De Smet et Josse Van Assche, de Saint-Amand-lez-Puers, furent seuls admis. Cinq étaient élèves du grand séminaire ; c’étaient Félix Verreydt, de Diest, François de Maillet, de Bruxelles, Jean-Baptiste Smedts, de Rotselaer, Jean-Antoine Elet, de Saint-Amand-lez-Puers, et Van Horzig, de Hoogstraeten. Un prêtre, M. Veulemans, et un jeune professeur du petit séminaire, Pierre-Jean Verhaegen, de Haeght, se joignirent à eux.

L’entreprise n’allait pas sans difficultés. La première venait de la famille. Comment leurs parents consentiraient-ils à une séparation irrévocable, à laquelle rien ne les avait préparés ? Après avoir réfléchi et pris conseil, les futurs missionnaires résolurent de quitter la Belgique sans revoir leur famille.

Sans doute, cette héroïque résolution semblera peu compatible avec les devoirs de la piété filiale. Ils ne l’avaient pas prise d’eux-mêmes, et d’ailleurs ils pouvaient invoquer de solides raisons. « Demander le consentement de ses parents, écrira plus tard le P. De Smet, était aller au devant d’un refus certain et absolu »[29]. Dès lors, plutôt que d’exposer sa vocation, ne valait-il pas mieux se borner à l’envoi d’une lettre d’adieux avant de quitter l’Europe ? En tout cas, rien n’autorise à croire que nos jeunes gens soient restés indifférents au douloureux sacrifice qu’ils imposaient à leurs parents. Aucun n’y dut être plus sensible que Pierre De Smet. Nous savons, par le témoignage même de sa famille, que le souvenir de ce départ resta jusqu’à la fin un des chagrins de sa vie ; mais il avait cru obéir à un devoir impérieux.

Les préparatifs se firent dans le plus grand secret. Le Dr Cranincx rappelait volontiers comment il avait été le complice inconscient de Pierre De Smet. Celui-ci était son voisin de dortoir. Il avait déjà rempli sa malle de livres et de vêtements, mais elle était insuffisante. Alors il jette les yeux sur celle de son ami.

— Cranincx, dit-il, veux-tu me prêter ta malle pour un envoi de livres ?

— Volontiers, répond le camarade.

Là-dessus, Pierre-Jean s’empare de la malle, y met le reste de ses effets, et envoie le tout au port d’embarquement.

En sortant du séminaire, les jeunes gens restèrent quelque temps cachés dans une maison voisine[30], puis ils songèrent à gagner Amsterdam, où M. Nerinckx leur avait donné rendez-vous.

Il fallait trouver l’argent nécessaire à la traversée. Ils se défirent de quelques menus objets, dont la vente leur rapporta peu de chose. S’étant interdit de revoir leurs familles, ils durent recourir à l’aumône discrète de leurs amis. Quelques-uns, toutefois, préférèrent tendre la main à des inconnus, et parcoururent dans ce but une partie de la Hollande.

Parmi ceux qui leur montrèrent le plus d’intérêt, il faut citer le supérieur du petit séminaire, M. Verlooy, ainsi que M. Pierre De Nef, de Turnhout, ami personnel de l’abbé Nerinckx et insigne bienfaiteur des missions. Avant de quitter la Belgique, Pierre De Smet se rendit à Saint-Nicolas. Il voulait revoir, en même temps que ses anciens maîtres, l’abbé Van Boxelaere, son ami et son conseiller, alors professeur au petit séminaire. Quelques jours après, il rejoignait à Malines les trois jeunes gens qui devaient l’accompagner jusqu’à Amsterdam. C’étaient Jean-Baptiste Smedts, Jean-Antoine Elet et Josse Van Assche.

Le départ eut lieu le 24 juillet 1821. Pierre De Ram, l’ami intime de Pierre De Smet, voulut suivre les missionnaires jusqu’à Contich. Au moment de se séparer d’eux, il demanda à son ancien condisciple de lui laisser un souvenir. Celui-ci tira un sou de sa poche, le plia en deux avec ses dents et le lui donna. Ensuite on se dirigea sur Anvers.

L’opposition présumée de leur famille n’était pas le seul obstacle au départ des missionnaires.

La Belgique faisait alors partie du royaume des Pays-Bas. « L’hostilité des Hollandais protestants contre la religion catholique, et spécialement contre les missions étrangères, se manifestait de mille manières, soit dans les mesures prises par le gouvernement, soit dans le zèle fanatique des favoris du roi Guillaume… Entre autres formalités, la loi obligeait tous les Voyageurs à montrer leur passeport en entrant dans une ville. Ceux qui ne pouvaient produire cette pièce étaient mis aux arrêts, ou retenus en prison, jusqu’à ce qu’on eût examiné leur qualité et le but de leur voyage »[31].

Les quatre fugitifs réussirent pourtant à tromper la vigilance de la police. Un prêtre d’Anvers, Jean-Baptiste Buelens, mis dans le secret de leur départ, leur procura, sans qu’ils dussent entrer en ville, des ressources pour leur voyage.

Une fois en Hollande, ils comprirent que la prudence s’imposait plus que jamais. Chaque fois qu’ils approchaient d’une ville, ils quittaient la diligence, et, le bâton à la main, mêlés à la foule des piétons, franchissaient la porte avec assurance, sans éveiller de soupçons.

Le 26 juillet, Pierre De Smet et ses trois compagnons atteignirent Amsterdam, où l’abbé Nerinckx leur avait fait préparer un gîte. Quelques familles catholiques leur témoignèrent un vif intérêt et contribuèrent largement aux frais de leur voyage[32].

Bientôt les neuf jeunes gens se trouvèrent au rendez-vous. Quelques jours seulement les séparaient de l’embarquement. Dans une grande ville, où la circulation est active, et qui regorge d’étrangers, ils pouvaient espérer passer inaperçus. Pierre De Smet se félicitait de ces heureux débuts et se livrait déjà à l’allégresse du prochain départ, lorsqu’une rencontre imprévue faillit tout compromettre.

Malgré les précautions des fugitifs, la nouvelle de leur disparition s’était répandue en Belgique, et leurs parents étaient aux abois.

Josse De Smet était capable de sacrifice. Dans d’autres circonstances, il se serait fait un honneur et une joie de donner à Dieu le meilleur de son sang. Mais il connaissait la nature prompte et un peu changeante de son fils. Il ne doutait pas de sa générosité, mais il se défiait de sa prudence. Sa résolution lui paraissait trop subite. À ses yeux, ce départ était le début d’une vie d’aventures, au terme de laquelle il entrevoyait la misère. Il se décida à faire acte d’autorité. Il envoya son fils Charles à la recherche du fugitif, avec ordre de le ramener, de gré ou de force, à la maison.

Charles arrive à Amsterdam. Il se rend immédiatement à l’hôtel de ville, et s’informe de la retraite de son frère. On ignore totalement sa présence. Charles se met alors à parcourir les rues en tous sens, interrogeant ceux qu’il croit pouvoir le renseigner. Longtemps ses recherches sont vaines ; mais soudain, en passant sur un pont, il se trouve face à face avec Pierre-Jean.

Celui-ci fait bonne contenance. Il paraît même décidé à expédier l’affaire sur place ; mais son frère, jugeant l’endroit peu propice à un entretien, se fait conduire au mystérieux logis qui abrite les conspirateurs. C’était une mansarde que Pierre-Jean partageait avec deux ou trois de ses compagnons.

Charles aborde immédiatement l’objet de sa mission. Connaissant trop son frère pour essayer de l’intimider, il s’adresse à son bon cœur. Il lui parle de l’angoisse dans laquelle son départ a jeté sa famille. Sa mère n’est plus là pour le retenir ; mais aura-t-il le courage de partir sans avoir revu son père, âgé maintenant de quatre-vingt-cinq ans, et qui, sans doute, ne survivra guère à ce terrible coup ? Si Dieu l’appelle aux missions lointaines, personne ne s’opposera à une sérieuse vocation. Mais ne peut-il pas attendre quelques années, mûrir son projet, consoler la vieillesse de son père, et ne partir qu’après lui avoir fermé les yeux ?

Pierre-Jean était visiblement ému de la douleur de ses parents. Il écouta son frère sans l’interrompre. Mais sa résolution était inébranlable. Il répondit par de si bonnes raisons, et avec un tel accent, que Charles, loin de contrarier son projet, finit par lui en faciliter l’exécution, en mettant à sa disposition une importante somme d’argent.

Amsterdam ne présentait plus aux fugitifs assez de sécurité. Ils quittèrent leur mansarde pour la cale du navire qui devait les emporter, et dont le capitaine était gagné à leur cause.

Le 31 juillet, on levait l’ancre et l’on s’engageait dans le Zuiderzee. Avant de s’embarquer, Pierre De Smet avait voulu renouveler à ses parents l’expression de sa piété filiale et offrir à leur affliction les consolantes pensées de la foi.

« Vous assurer du tendre amour que je vous porte, écrivait-il à son père, est sans doute superflu : ma conduite antérieure en est la meilleure preuve. Croyez bien que je vous garde toujours la même affection, bien qu’aujourd’hui la douleur que je vous cause puisse vous faire craindre le contraire. La religion, à laquelle vous êtes sincèrement attaché, aura bientôt séché les larmes que vous versez, et elles feront place à une véritable joie. Comment pourriez-vous être inconsolable de ce qu’un de vos enfants, en se donnant à Dieu, met en pratique les leçons qu’il a reçues de vous ?… »

C’est avec un grand bonheur que j’aurais passé à côté de vous cette courte vie ; mais le Seigneur m’appelle, il faut que j’obéisse. Tous les jours nous demandons à Dieu que sa volonté soit faite sur la terre. Eh bien ! qu’aujourd’hui le cœur soit d’accord avec les lèvres, et que la soumission de notre volonté aux desseins de Dieu nous rende capables de tous les sacrifices » !

Après avoir protesté de nouveau de l’attachement qu’il gardera toujours à celui qu’il appelle « le meilleur des pères », il rassure ainsi sa famille : « Nous nous embarquons joyeusement, encouragés par la bienveillance de notre capitaine, par la solidité du navire qui est tout neuf, et principalement par notre confiance dans la providence de Celui qui n’abandonne jamais les siens ».

Le 2 août au soir, on aborda à l’île de Texel. Les jeunes missionnaires reçurent l’hospitalité dans une maison catholique, désignée à l’avance par leurs amis d’Amsterdam.

Ce fut à Texel que l’abbé Nerinckx rejoignit ses compagnons. Pour écarter les soupçons, il avait pris une route différente, et il descendit dans une autre maison.

Le moment n’était pas venu de lever l’incognito. Des lettres apprirent aux fugitifs que des policiers venaient d’être envoyés à leur poursuite, avec ordre de les arrêter et de leur ôter tout moyen de continuer leur voyage.

Ils durent trouver longs les douze jours qu’ils passèrent à Texel, attendant l’arrivée du vaisseau qui les conduirait en Amérique. Toutefois, les lettres de Pierre De Smet ne trahissent aucune inquiétude.

« Dieu soit loué ! écrit-il à son père. Nous sommes tous arrivés en bonne santé à Texel. Déjà nous avons navigué avec succès sur le Zuiderzee, et nous espérons débarquer heureusement à Philadelphie. Impossible de vous dire le plaisir que nous avons eu pendant ce voyage. La nuit, les vagues roulaient en mugissant sur le pont du navire, et les pièces de notre vaisselle s’entre-choquaient comme les cloches du carillon de Termonde ; mais cela ne m’a pas empêché de dormir comme un loir et de chanter, le matin, comme un jeune rossignol… Il m’arrive bien, parfois, de verser quelques larmes ; mais Dieu, le consolateur suprême, les fait cesser en me faisant entrevoir la récompense. « C’est moi qui vous ai appelés », dit-il. Qui oserait résister à sa voix ?… » Il m’a été bien dur, au moment du départ, de ne pouvoir vous exposer mon projet. J’ai cruellement souffert de ne pouvoir, ni vous dire adieu, ni recevoir votre bénédiction. Mais comme j’étais convaincu que vous n’auriez jamais consenti à me laisser partir, j’ai cru bien faire de suivre le conseil d’hommes sages et désintéressés, et de ne pas vous avertir. Chassez donc votre tristesse, chers parents, et dites-vous que c’est le Tout-Puissant qui en a ainsi décidé… Pensez que nous arriverons à Philadelphie aussi facilement que vous vous rendez au Sac à Houblon pour y faire votre partie de cartes, et que nous traverserons l’Océan avec la même sécurité que les enfants d’Israël, lorsqu’ils traversaient la Mer Rouge ».

Le ton moitié grave, moitié enjoué, de cette lettre pourrait faire supposer que Pierre De Smet n’appréciait pas assez le sacrifice qu’il imposait à sa famille. En réalité, cette pensée le préoccupait vivement. Croyant que le curé de sa paroisse pourrait, mieux que lui, faire accepter à son père les raisons de son départ, il lui écrit une belle lettre latine, pour le prier de visiter souvent et de consoler le vieillard.

La séparation l’affectait lui-même douloureusement. Le 10 août, il écrivait à l’abbé Van Boxelaere : « Charles a essayé d’empêcher notre départ, mais la raison et la religion l’ont bientôt convaincu. Il a pleuré longtemps, et, du fond du cœur, j’ai pleuré avec lui ; car que peut-il y avoir de plus pénible que de quitter mon vieux père que j’aime tendrement, mes frères et mes sœurs qui me sont si chers, mes amis, mes biens ? Mais c’est Dieu qui m’appelle, je dois obéir à sa voix ».

Et il continue par ces graves pensées, qui supposent une science de la vie bien rare à cet âge : « Ô vanité des vanités ! Quelle est la force des affections terrestres ? Si Dieu me ramène en Europe dans quelques années, je ne sais si ceux qui maintenant s’attristent tant de mon départ me reverront avec joie. L’homme est si porté au changement, il prend si aisément de nouvelles habitudes, et notre vie occupe une si petite place, même dans le cœur de nos amis » !

Ces lettres sont les premières d’une correspondance qui se poursuivra pendant cinquante ans, sans qu’on y puisse surprendre la moindre trace de lassitude ou de refroidissement envers ses proches.

Si Josse De Smet avait pu connaître, par les pages qui précèdent, les vrais sentiments de son fils, il aurait compris que celui-ci obéissait à une autre impulsion qu’au goût des aventures. Malheureusement, ces lettres ne devaient jamais parvenir à destination[33]. Même après le retour de Charles, et le récit de son entrevue avec Pierre-Jean, le vieil armateur resta défiant. Il faudra les débuts du missionnaire, et ses premières lettres d’Amérique, pour convaincre son père qu’il a obéi à l’appel divin.

Le vaisseau longuement attendu à Texel entra enfin dans le port. C’était un brick américain, le Columbia.

L’embarquement n’allait pas sans difficultés. Conformément à la loi, les agents du gouvernement devaient faire la visite du navire, et examiner tous les passeports.

Nos jeunes gens avaient, heureusement, avec eux quelques-uns de leurs amis d’Amsterdam. Ceux-ci obtinrent du capitaine des facilités. Il fut convenu que les missionnaires ne s’embarqueraient pas en même temps que les autres passagers, mais iraient, la nuit, rejoindre le vaisseau, qui les attendrait en pleine mer.

Le Columbia leva l’ancre le soir. Quand on fut à une certaine distance de la côte, le capitaine fit arrêter le navire jusqu’à l’arrivée du bateau de pêche qui suivait lentement, portant les fugitifs.

Une fois installés à bord, ceux-ci donnèrent libre essor à leur joie. Désormais ils n’avaient rien à craindre, et ils prenaient plaisir à envoyer de loin leurs félicitations à la police du roi Guillaume.

C’est le 15 août, fête de l’Assomption, qu’ils quittèrent l’Europe. Cette date leur était de bon augure. Pierre De Smet regarda toujours comme une faveur d’avoir inauguré sa carrière sous les auspices de la Reine du ciel.

Le Columbia essuya dans la mer du Nord quelques gros coups de vent. Notre missionnaire avoue qu’il dut, comme la plupart des passagers, « payer tribut à l’inexorable Neptune » ; mais, en somme, la traversée fut heureuse. Les neuf jeunes gens se voyaient déjà en plein travail apostolique, et caressaient de merveilleux projets.

L’abbé Nerinckx entretenait leur enthousiasme en promettant à leur zèle une immense moisson d’âmes. Pour les futurs ouvriers de l’Évangile, c’était l’apprentissage du ministère qui commençait. À ses récits, pleins de vie et de couleur, le vieux missionnaire joignait les leçons de son expérience et l’exemple de sa vertu. Ses habitudes étaient bien un peu austères, mais cette austérité même n’était pas pour déplaire à d’ardents néophytes.

Après une traversée de quarante-deux jours, on entra dans la Delaware et on salua Philadelphie.

Les nouveaux missionnaires ne s’attendaient guère aux merveilles de ce premier spectacle. Ils s’étaient représenté l’Amérique comme un pays neuf, où tout était à faire, et ils se trouvaient en face d’une cité qui, par son étendue et sa population, la richesse de ses constructions, le nombre de ses églises et de ses établissements publics, surpassait nombre de villes européennes.

L’expérience allait bientôt leur apprendre qu’il ne faut pas juger sur un premier aspect. Si la partie des États-Unis qui borde l’Atlantique était déjà «le pays de la vie intense », il y avait, derrière les monts Alleghanys, d’immenses territoires dont les habitants restaient plongés « dans les ténèbres et l’ombre de la mort ».

De Philadelphie, les missionnaires se rendirent à Baltimore, ou Mgr Maréchal leur fit un cordial accueil. C’est là que l’abbé Nerinckx se sépara du petit groupe, pour aller reprendre ses travaux dans le Kentucky. « Nous le quittâmes, écrit le P. De Smet, pleins d’estime et de vénération pour sa personne. Les sages conseils qu’il n’avait cessé de nous donner, l’exemple de ses vertus, que nous avions eu sous les yeux pendant les quarante jours de notre voyage, sont toujours restés présents à la mémoire de ses compagnons »[34].

L’abbé Veulemans et le jeune Van Horzig, qui se destinaient aux missions dans le clergé séculier, restèrent à Baltimore, et s’offrirent à travailler sous la direction de l’archevêque[35]. Les autres voyageurs, au nombre de sept, partirent le lendemain pour Georgetown, où ils devaient se présenter au P. Kohlmann, supérieur des Jésuites aux États-Unis. Celui-ci, jugeant sérieuse une vocation qui leur avait fait affronter de telles épreuves, les accueillit à bras ouverts, et les envoya à Whitemarsh pour y commencer leur noviciat.





  1. Au milieu de la nuit, tandis que le roi célèbre d’avance son triomphe, les assiégés percent, à trois endroits, les digues de l’Escaut, et ouvrent toutes les écluses de la Dendre. Aussitôt, les flots se précipitent dans la campagne, et envahissent le camp des Français. Louis XIV, averti à temps, par un meunier, s’enfuit en s’écriant : « Ville maudite, que n’ai-je pour te prendre une armée de canards » ! (Chronijken van Vlaanderen, t. IV, p. 737).
  2. La rue de l’Escaut a été appelée récemment rue Franz Courtens.
  3. Cf. Manifeste du général Dumouriez au peuple de la Belgique, 3 novembre 1792.
  4. Ce décret, destiné à préparer l’annexion de la Belgique à la France, était dû à l’initiative du député Cambon. Après avoir déclaré aux Belges « qu’elle leur apportait paix, secours, fraternité, liberté et égalité », la Convention les mettait en tutelle et les traitait en parias. Cf. Namèche, Cours d’histoire nationale, t. XXVII, p. 327 et suiv.
  5. Voir les Mémoires de Dumouriez, Londres, 1794, liv. 1er, chap. III et VIII.
  6. Cf. Registre aux résolutions du magistrat de la ville de Termonde, publié par Jean Broeckaert dans les Annales du Cercle archéologique de Termonde, 1900, p. 290-300.
  7. Josse De Smet achetait en même temps la liberté de J.-B. Peeters, doyen de Laerne.
  8. Cf. Van Baveghem, Het Martelaarsboeck der belgische geestelijkheid ten tijde der fransche omwenteling, Gand,   1875 ; p. 249. — La mémoire de J.-B. De Smet est restée en vénération dans le pays. Le 29 septembre 1868, on lui a élevé un monument dans l’église de Heusden.
  9. Voici les noms des enfants de Josse De Smet : Issus du mariage avec Jeanne-Marie Duerinck :
    Jean-Baptiste, né le 4 janvier 1762, mort le 19 juin 1808, curé de Heusden.
    Jeanne-Catherine, 1er août 1763 — 27 septembre 1769.
    Josse, 12 avril 1765 — mort en bas âge.
    Isabelle-Françoise, 16 mai 1767 — 21 mai 1831, épouse Jean-Baptiste Rollier.
    Joseph-Antoine, 11 septembre 1769 — 18 septembre 1769.
    Marie-Thérèse, 8 mars 1771 — 22 juin 1858.
    Josse-Joseph, 13 janvier 1775 — 31 mars 1817, épouse Colette De Saegher.
    Issus du mariage avec Marie-Jeanne Buydens : Jeanne-Marie, 12 novembre 1793 — 8 décembre 1796.
    Colette, 24 mai 1795 — 13 décembre 1796.
    Rosalie, 7 novembre 1796 — 26 octobre 1875, épouse Charles Van Mossevelde.
    Charles, 20 septembre 1798 — 3 novembre 1860, conseiller à la Cour d’appel de Gand, épouse Marie Liénart.
    Pierre-Jean, 30 janvier 1801 — 23 mai 1873, le missionnaire. Colette-Aldegonde, 30 janvier 1801 — 15 août 1807.
    François, 15 mai 1803 — 28 avril 1878, juge de paix à Gand, épouse Jeanne-Catherine Rollier.
    Marie-Jeanne, 20 août 1805 — morte vers 1830, épouse Frédéric-Jean Lutens.
    Jean, 11 février 1807 — 3 février 1813.
    D’après des traditions de famille, Josse De Smet aurait eu 22 enfants. Plusieurs, notamment du premier mariage, seraient morts en bas âge, emportés par des épidémies de variole
  10. Colette-Aldegonde devait mourir avant d’avoir atteint sa septième année.
  11. J.-B. Rollier était le cousin d’Emmanuel-Benoît Rollier, qui venait d’exercer avec éclat un commandement dans l’insurrection des paysans flamands. Cf. Aug. Orts, La Guerre des Paysans, p. 117.
  12. À sa sœur Rosalie. — Florissant, 10 février 1828.
  13. Ce portrait est aujourd’hui la propriété de M. Paul De Smet, juge au tribunal de 1re instance, à Gand.
  14. Lettre à sa famille. — Amsterdam, 2 août 1821.
  15. Le 19 septembre 1819.
  16. Lettre au P. Deynoodt. — 23 décembre 1873.
  17. Cité par M. Léon Van Mossevelde dans une lettre au P. Deynoodt, 1er décembre 1873.
  18. Le collège d’Alost, ouvert en 1620 par les Jésuites, était alors dirigé par des prêtres du diocèse de Gand, ayant à leur tête le chanoine Van Crombugghe, plus tard fondateur des Joséphites et des Dames de Marie. Les Jésuites ne devaient y rentrer qu’en 1831.
  19. Lettre citée.
  20. Le petit séminaire ou collège archiépiscopal de Malines était alors établi rue Saint-Jean, dans le local occupé actuellement par les Dames de Marie. Le supérieur était M. Verlooy, ancien oratorien, homme de grande expérience et d’éminente vertu. Son extérieur très digne le faisait respecter des élèves. Il possédait, en outre, un remarquable talent de parole. Ses instructions de chaque dimanche produisaient sur son jeune auditoire une impression dont le souvenir durait encore un demi-siècle plus tard.
  21. M. l’abbé de Viron.
  22. M. l’abbé Jongmans.
  23. « Moi qui ai besoin d’apprendre la vertu, la sagesse et la science, je ne suis pas capable de les enseigner aux autres ».
  24. Cf. The life of Rev. Charles Nerinckx, by Rev. Camille Maes, Cincinnati, 1879.
  25. Eenen oogslag op den tegenwoordigen toestand der Roomsch Catholijke Religie in Noord-America, à la fin.
  26. C’étaient les PP. Van de Velde, Verheyen et Timmermans avec les FF.  De Smet et De Meyer.
  27. Un de ces jeunes gens, Josse Van Assche, s’était déjà offert à M. Nerinckx en 1817. Jugé trop jeune alors, il n’abandonna pas son projet. Bientôt il fit partager son désir à Jean Elet. Ce fut, paraît-il, leur exemple qui entraîna les autres. — Cf. The Saint-Louis Times, 27 juin 1877 ; Chittenden et Richardson, Father De Smet’s life and travels, p. 11.
  28. Lettre écrite de l’île de Texel, 7 août 1821.
  29. Relation écrite par le missionnaire vers la fin de sa vie.
  30. Cette maison était située à l’angle de la rue Saint-Jean et de la rue des Vaches. C’était un magasin de tabac, portant pour enseigne : Het Schip.
  31. Relation manuscrite du P. De Smet.
  32. Le P. De Smet resta particulièrement reconnaissant aux familles Roothaan, Van Has, Van Damme et Koedijk.
  33. Ces lettres, écrites en flamand, étaient au nombre de sept. Elles avaient été confiées à l’abbé Buelens, d’Anvers. C’est seulement après sa mort, en 1868, qu’on les a trouvées par hasard dans ses papiers.
  34. Lettres choisies, 2e série, p. 250.
  35. M. Van Horzig devait mourir curé de Saint-Pierre à Washington, après avoir, plusieurs années, dirigé avec zèle cette paroisse.