Le Père De Smet/Chapitre 05

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H. Dessain (p. 100-126).


CHAPITRE V

LA MISSION DES POTOWATOMIES


1838-1839


À son retour au Missouri, le P. De Smet put se réjouir des progrès réalisés.

En quatre ans, la population de Saint-Louis s’était élevée de 7 000 à 15 000 habitants.

La mission comptait maintenant soixante religieux, parmi lesquels vingt-huit novices.

Les succès de l’université allaient croissant. Le P. Elet, par son habile direction, le P. Van de Velde, par l’éclat de son enseignement, lui attiraient de nombreux élèves, particulièrement de la Louisiane. Une bibliothèque de plusieurs milliers de volumes, un riche cabinet de physique et de chimie, facilitaient le travail des prédicateurs et des professeurs.

À Florissant, à Saint-Charles, la pauvreté régnait toujours ; mais les secours venus de Belgique en avaient tempéré la rigueur. Le noviciat avait été agrandi par la réunion du collège indien au bâtiment primitif. Les églises, ornées avec goût, donnaient une plus haute idée du culte catholique. Des copies de maîtres flamands. couvrant la nudité des murailles, parlaient aux missionnaires de la patrie lointaine, et rappelaient aux fidèles les touchants mystères de Jésus et de sa Mère.

Chez les Indiens, on obtenait de consolants résultats. Rome avait accueilli favorablement le vœu, émis par les évêques américains, de confier aux Jésuites l’apostolat des sauvages. Les Pères du Missouri devaient, les premiers, répondre à la confiance des chefs de l’Église.

Le Congrès de l’Union américaine venait de décider la création, sur les rives de l’Arkansas, d’un territoire exclusivement indien, où seraient réunies, sous la surveillance du gouvernement, les tribus indigènes éparses dans les États. Alors avait commencé une série de migrations, volontaires ou forcées, rassemblant à l’ouest du Missouri près de 200 000 Indiens.

C’est à eux que le P. Van Quickenborne venait de consacrer ses dernières forces et ses derniers labeurs.

Depuis six ans, il avait cessé d’être supérieur. Libre enfin de se donner tout entier à une œuvre qui avait été le rêve de sa vie, il avait apporté à l’évangélisation des Indiens toute l’énergie de son ardente nature. Pour atteindre des tribus errantes, et souvent en guerre les unes contre les autres, il avait enduré des fatigues inouïes et affronté des dangers sans nombre. Plus d’une fois, il n’avait dû son salut qu’à une intervention visible de la Providence.[1].

Après avoir obtenu chez les Osages et les lowas de nombreuses conversions, il s’était rendu, en 1836, chez les Kickapoos, au nord du Kansas, sur la rive droite du Missouri. Il était accompagné du P. Christian Hoecken, hollandais d’origine, et de trois frères coadjuteurs. Quelques mois lui avaient suffi pour établir à cet endroit une mission florissante. Déjà il songeait à passer chez les tribus voisines, lorsque l’épuisement de ses forces l’avait contraint de suspendre ses travaux.

Retiré au Portage des Sioux, près de Florissant, assisté par un frère coadjuteur, n’ayant que la direction d’une petite chrétienté, il pouvait, semble-t-il, prendre quelque repos. « Mais, dit le P. De Smet, pouvait-on espérer qu’il contiendrait les ardeurs de son zèle ? Il se mit bientôt à former des projets pour la construction d’une église, et entreprit la conversion de plusieurs familles protestantes. Déjà ces travaux l’occupaient tout entier, quand il fut pris d’une fièvre bilieuse qui l’emporta en quelques jours.

» L’homme de Dieu se montra jusqu’à la fin calme et résigné. Il reçut, avec une profonde piété, les derniers sacrements, et vit sans crainte approcher sa dernière heure. « Priez pour moi », dit-il à ceux qui se trouvaient près de lui. Ce furent ses dernières paroles. Il expira sans agonie. C’était le 17 août 1837 ». [2] Il n’avait pas cinquante ans.

Les religieux formés par le P. Van Quickenborne s’étaient empressés de recueillir son héritage.

Le P. Verreydt était allé rejoindre le P. Hoecken chez les Kickapoos. Mais ceux-ci avaient mal répondu aux espérances des missionnaires. Inconstants et peu dociles, ils avaient, de plus, l’habitude du vol et la passion de l’eau-de-vie. Dès 1838, ils commencèrent à s’éloigner du Missouri, pour reprendre la vie nomade, loin de la surveillance du gouvernement.

Les Pères ne pouvaient avoir sur eux que peu d’influence. Aussi furent-ils heureux de recevoir une délégation des Potowatomies, qui venaient demander une « robe-noire » pour résider chez eux.

Cette tribu avait été récemment transportée du Michigan sur le Missouri, près de l’embouchure de la Nebraska. Elle occupait, en face de la ville actuelle d’Omaha, un endroit appelé Council Bluffs.

Pendant l’été de 1838, le P. Verreydt, accompagné du Fr. Mazzella, se rendit chez les Potowatomies, en vue d’y établir une mission[3].

Depuis son retour de Belgique, le P. De Smet remplissait la charge de ministre au noviciat de Florissant. Enfin la santé lui était revenue, et, avec la santé, la vigueur d’autrefois. Il n’aspirait qu’à se consacrer à l’apostolat des Indiens.

Le 26 janvier 1838, il écrivait aux Carmélites de Termonde : « On va bientôt donner du renfort à cette mission. Le R. P. Verhaegen, mon supérieur, m’a fait espérer d’y être envoyé. Que je serais heureux, si je pouvais me dépenser tout entier pour le salut de tant d’âmes qui périssent, faute de connaître la vérité !… Mes bonnes Sœurs, ce sont vos prières que je réclame à cette intention. Je vous conjure de supplier le divin Pasteur d’abaisser ses regards sur le plus indigne de ses serviteurs, qui désire pourtant faire quelque chose pour sa gloire…

» Je tremble à la pensée des grandes qualités que demande un apostolat aussi difficile que celui des sauvages. Il s’agit d’en faire des hommes, avant d’en faire des chrétiens. Il faut pour cela une patience à toute épreuve, un fond de vertus plus qu’ordinaire — et vous savez ce que je suis. Néanmoins, je ne perds pas courage ; Dieu est plus fort que je ne suis faible, et il peut faire sortir des rochers les plus durs des enfants d’Abraham ».[4] L’ardent désir de cette âme d’apôtre s’appuyait sur une humilité profonde : Dieu ne pouvait tarder à l’exaucer. Quelques semaines plus tard, le P. De Smet était désigné pour la mission des Potowatomies.

Il quitta Saint-Louis le 10 mai. Le P. Verreydt et le Fr.  Mazzella vinrent à sa rencontre jusqu’à Leavenworth.

En remontant le Missouri, il admire le vaste fleuve, semé d’îles sans nombre, les villages échelonnés sur la rive, les rochers à pic, les grottes, les forêts, les immenses prairies, qui se succèdent en une infinie variété d’aspects.

Mais les splendeurs du paysage ne suffisent pas à rendre agréable une route pleine de dangers. « Je préférerais, écrit-il, dix voyages sur mer à celui que j’ai fait sur le Missouri. Le courant est des plus rapides. Pour le remonter, il faut que la machine soit bien chargée et la vapeur sous forte pression. Par suite, le voyageur est constamment exposé à faire un saut en l’air, pour retomber sur le pont, les membres rompus. Ajoutez à cela les bancs de sable, dont le fleuve est rempli, et sur lesquels on se jette tous les jours, au risque de voir le bateau se briser. Enfin, les innombrables chicots, si redoutés des pilotes et des voyageurs, qui ont tant de fois éventré les navires, et nous ont mis souvent à deux doigts de notre perte ».[5]

Cependant de nombreux Indiens viennent saluer au passage les missionnaires. Ceux-ci profitent des jours où le bateau doit faire provision de bois pour visiter les villages. Le chef des lowas, ancien élève du P. De Smet à Florissant, veut le retenir dans sa tribu. Un vieillard de quatre-vingts ans, déjà chrétien, se prépare à la mort par une confession mêlée de larmes. Partout, l’accueil est plein de cordialité.

Sa visite aux Otoes permet au P. De Smet de s’initier à la vie sauvage.

« Le village se compose de quelques grandes cabanes en terre, abritant chacune une dizaine de familles, et de quelques tentes en peaux de buffle, remplies de vermine. Les femmes, vraies esclaves des sauvages, ont l’aspect le plus misérable. Quelques-unes sont aveugles, d’autres borgnes ; toutes paraissent extrêmement sales. Elles ont pour costume une jupe en peau de biche, descendant jusqu’aux genoux, une tunique, des guêtres et des souliers de même étoffe, le tout crasseux et noir, comme si cela leur eût servi d’essuie-mains depuis un siècle. Hommes et femmes portent aux poignets des bracelets en métal poli, et au cou cinq ou six colliers en porcelaine ou en verre.

» Je fus introduit dans la plus grande cabane. C’était celle du premier chef ou roi. La reine plaça un coussin de peau de cerf, luisant de crasse, sur une natte de jonc plus crasseuse encore, et me fit signe de m’asseoir. Ensuite, elle me présenta un plat de bois, grossièrement taillé, et une cuiller de même matière, qui paraissaient ne pas avoir été lavés depuis qu’ils étaient faits. Enfin, elle me servit un mets de sa composition, d’apparence dégoûtante. » Vis-à-vis de moi étaient assis une douzaine de chiens-loups, les yeux fixés sur mon plat. Ils paraissaient envier mon bonheur et m’offrir assistance en cas de besoin. » J’avais faim, je l’avoue ; mais mon estomac était découragé en présence de mon mystérieux ragoût.

— Ah ça, me dis-je, point de façons ! Nous ne sommes pas en Belgique. Commençons sérieusement notre apprentissage ; et, puisque nous sommes dans les bois, hurlons de bon cœur avec les loups !

» Je portai résolument la cuiller à ma bouche. Je trouvai mon dîner délicieux. C’était une langue de jeune buffle fricassée, mêlée de graisse d’ours et de farine de patates sauvages. Je remerciai la princesse en me frottant le ventre en signe de satisfaction, et lui rendis son plat beaucoup plus propre qu’elle ne me l’avait présenté ».[6]

Le 31 mai, on arrivait chez les Potowatomies. Près de 2 000 sauvages, couverts des tatouages les plus variés, assistaient au débarquement.

Le P. De Smet et ses compagnons se rendirent immédiatement à la loge du grand chef. C’était un métis, du nom de Billy Cadwell. Son courage et ses succès contre les Blancs l’avaient rendu célèbre. Il fit bon accueil aux missionnaires, promit de les protéger, et leur offrit trois loges, voisines de la sienne.

Le colonel Kearny, représentant du gouvernement, mit à leur disposition un fort abandonné. C’est là qu’ils devaient célébrer la messe et réunir les néophytes, jusqu’à la construction d’une église en bois, érigée plus tard en l’honneur de saint Joseph, patron de la mission. De la part des Indiens, la réception avait été assez froide.[7] Bientôt néanmoins, les missionnaires prirent contact avec eux. Le P. De Smet rend ainsi compte des dispositions et des besoins de la tribu :

« Représentez-vous un grand nombre de huttes ou de tentes, formées de perches recouvertes d’écorce d’arbres, de peaux de buffle, de toiles grossières, de nattes, de gazon, toutes d’un aspect triste et funèbre, de toutes les grandeurs, de toutes les formes, éparses çà et là dans le plus grand désordre, et vous aurez l’idée d’un village indien ».[8]

Dans ces réduits, 3 000 sauvages mènent une vie misérable. Les femmes sont chargées des plus durs travaux ; les hommes passent leur temps à jouer aux cartes ou à fumer le calumet ; leur seule occupation est la chasse ou la guerre.

« Le plus souvent, ils se contentent d’un peu de viande sèche et d’une bouillie de maïs grillé et pilé. Mais, s’ils sont sobres, c’est moins par vertu que par nécessité. Sont-ils dans l’abondance, soit chez eux, soit ailleurs, on les voit sans cesse plonger la main dans le pot, et manger comme des loups affamés. Quand ils sont bien repus, ils se couchent et s’endorment.

» Toute leur richesse consiste en quelques chevaux qui paissent en liberté dans la campagne inculte. À sa naissance, l’Indien est enveloppé de haillons ; il grandit sous la peau de buffle ; il est élevé dans l’oisiveté, et l’industrie n’a pour lui aucun attrait. Jamais il ne cherche à améliorer sa condition. Celui qui aspirerait à plus de bien-être, et voudrait augmenter sa fortune par ses efforts et son activité, se verrait bientôt l’objet de la jalousie et de la haine universelles. Tout ce qu’il aurait amassé serait pillé ou saccagé ».[9]

Toutefois, les sauvages ont d’appréciables qualités : « Les Potowatomies sont d’un caractère doux et paisible. Ils ne connaissent entre eux ni rang ni privilège. Leur chef n’a d’autre revenu que ce que lui procurent sa lance, ses flèches et sa carabine. Son cheval, voilà son trône. Il doit être plus courageux que ses sujets. Le premier à l’attaque, il est le dernier à quitter le champ de bataille. Dans le partage du butin, il ne reçoit jamais plus que les autres.

» La plupart des sauvages sont capables de soutenir une conversation intéressante sur des matières qui ne sont pas hors de leur portée. Ils aiment à plaisanter et entendent très bien raillerie. Jamais ils ne disputent ni ne s’emportent en conversant ; jamais ils n’interrompent qui que ce soit. Si la matière est importante, ils réfléchissent toujours quelques instants avant de répondre ou bien ils remettent leur réponse au lendemain. » Ils n’ont pas d’expression pour blasphémer le nom de Dieu… Souvent des années se passent sans la moindre querelle. Mais quand la boisson les enivre — et, en ce moment, on leur en apporte en grande quantité — toutes leurs bonnes qualités disparaissent ; ils ne ressemblent plus à des hommes ; tout doit fuir devant eux ; leurs cris, leurs hurlements sont affreux ; ils se jettent les uns sur les autres, se mordent le nez et les oreilles et s’entredéchirent d’une manière horrible. Depuis notre arrivée, quatre Otoes et trois Potowatomies ont été tués au milieu des désordres causés par l’ivresse».[10]

Outre la paresse et l’ivrognerie, les missionnaires devront combattre les préjugés, faire cesser la polygamie, abolir les pratiques superstitieuses. Ils auront à se rendre maîtres d’une langue difficile. Il leur faudra, enfin, fixer chez eux des hommes habitués à la vie errante, au point de se plaindre de l’ennui dès qu’ils sont restés trois mois dans le même endroit.

C’est bien, comme dit le P. De Smet, « une œuvre de Dieu ». Aussi se recommande-t-il instamment aux prières de ses supérieurs et de ses amis. Il écrit aux pieuses Carmélites de Termonde : « Me voilà depuis trois mois au milieu des sauvages. Si vos prières m’ont obtenu cette faveur, vous devez continuer à demander pour moi l’humilité, le courage, la ferveur, la patience et les autres vertus qui font un bon missionnaire ».[11]

Le succès ne devait pas se faire attendre. Avant la fin de 1838, le P. De Smet pouvait écrire : « Un bon nombre de sauvages montrent le désir de se faire instruire. Nous avons ouvert une école ; mais, faute d’une plus grande cabane, nous ne pouvons recevoir qu’une trentaine d’enfants. Deux fois par jour, nous faisons une instruction à ceux que nous préparons au baptême. Nous en avons déjà admis cent dix-huit, et j’ai eu la consolation d’en baptiser cent cinq.

» Le jour de l’Assomption ne sera pas de sitôt oublié parmi les Potowatomies. L’église où se célébra l’office divin était peut-être la plus pauvre du monde ; mais douze néophytes qui, trois mois auparavant, n’avaient aucune connaissance de la loi de Dieu, y chantaient la messe d’une manière vraiment édifiante. Le P. Verreydt prêcha sur la dévotion à la Sainte Vierge. Je fis ensuite une instruction sur la nécessité du baptême et les cérémonies qui l’accompagnent. J’administrai ce sacrement à une vingtaine d’adultes, parmi lesquels se trouvait la femme du grand chef.

» Après la messe, je bénis quatre mariages. Dans la soirée, nous fîmes visite à une des familles nouvellement converties. Tous étaient réunis pour remercier Dieu des grâces reçues pendant la journée. Et maintenant, ces braves gens parcourent le pays pour inviter leurs parents et connaissances à se faire instruire et à partager leur bonheur. Plusieurs femmes malades, dont les parents, encore païens, refusaient de nous appeler, se sont traînées à une distance de deux et trois lieues, pour venir nous demander le baptême avant de mourir ».[12]

Encouragé par les bonnes dispositions des sauvages, le P. De Smet se multiplie pour leur venir en aide. « Souvent, dit-il, je visite les Indiens dans leurs loges, soit en qualité de missionnaire, s’ils sont disposés à m’écouter, soit en qualité de médecin, pour voir les malades. Lorsque je trouve un enfant en danger, et que les parents n’aiment pas à entendre parler de religion, j’étale mes fioles et recommande mes médecines. Je commence par frotter l’enfant avec un peu de camphre ; puis, prenant de l’eau, je le baptise sans que personne s’en doute, et ainsi je lui ouvre le ciel ».[13]

Il n’est pas rare que l’incurie et la malpropreté des sauvages provoquent des épidémies ; la tribu compte parfois jusqu’à un millier de malades. De là, pour les missionnaires, un surcroît de fatigues. Chaque jour, le P. De Smet visite un nouveau village, et porte aux victimes du fléau remèdes et encouragements.

De nouvelles conversions sont le fruit de sa charité. Il écrit à son frère : « J’ai baptisé près de deux cent cinquante sauvages. Le nombre des convertis monte déjà à trois cents. Ce sont, je puis le dire, des chrétiens fervents. Ils n’ont pas de plus grand bonheur que d’assister chaque jour à la messe et aux instructions, et de s’approcher de la sainte table. Déjà plusieurs chefs, avec leurs familles, ont embrassé notre religion. J’ai baptisé un vieillard d’au moins cent dix ans ».[14]

Les ministres protestants essaient de faire concurrence aux prêtres catholiques. Mais, entre le fonctionnaire, grassement payé pour distribuer aux curieux quelques parcelles d’Évangile, et le missionnaire, dévoué corps et âme à leurs intérêts, les Indiens ont vite choisi.[15] Ils refusent les offres les plus alléchantes[16], et viennent, de différents côtés, demander une robe-noire pour les conduire au ciel.

Un jour arrivent trois chefs des Pawnees-Loups, priant les Jésuites d’aller visiter leur tribu. Ils remarquent que les Pères font le signe de la croix avant et après leur repas ; de retour chez eux, ils font adopter cette pratique à tous les Indiens du village. Puis ce sont deux chefs des Omahas, avec quarante guerriers, qui, après avoir congédié leur dominé, viennent exécuter devant les missionnaires la danse de l’amitié.[17] Le P. De Smet bénit Dieu du succès de ses travaux, et remercie ses supérieurs de l’avoir choisi pour cette mission : « Nous rencontrons nécessairement dans ces pays éloignés de nombreuses privations. Mais le Seigneur ne se laisse jamais vaincre en générosité ; il récompense au centuple le plus léger sacrifice que l’on fait pour lui. Si nos épreuves sont grandes, nos consolations le sont bien davantage. Tous les jours, je remercie la divine Providence de m’avoir placé dans ces contrées ».[18]

Nombreuses et dures, en effet, étaient les privations dont souffrait la petite communauté de Council Bluffs. Aux fatigues du ministère s’ajoutait la nécessité de pourvoir à la subsistance de chaque jour. En sa qualité de médecin et de chirurgien, le Fr. Mazzella était presque constamment retenu auprès des malades. Le P. Verreydt et le P. De Smet devaient eux-mêmes couper leur bois, préparer leurs repas, raccommoder leurs habits. Encore manquaient-ils souvent du nécessaire. L’éloignement de Saint-Louis, la difficulté des communications, ne leur permettaient pas toujours de se ravitailler.

Au printemps de 1839, la détresse était extrême. Depuis des semaines, on était réduit à se nourrir de glands et de racines sauvages.

Enfin, le 20 avril, le bateau qui apportait les provisions est signalé. Aussitôt le P. De Smet part, avec deux chariots, pour recevoir ce qui est destiné à la mission. Une cruelle déception l’attendait. Au moment d’aborder, le bateau avait heurté un « chicot » et s’était brisé. Le missionnaire arrivait à temps pour le voir s’enfoncer sous les eaux. Une scie, une charrue, une paire de bottes, un peu de vin, furent tout ce qu’on put sauver. En face de ce désastre, le P. De Smet ne perdit rien de son habituelle sérénité. « La Providence, dit-il, nous était encore favorable. Avec la charrue, nous avons pu ensemencer un bon champ de maïs. Nous nous servons de la scie pour nous bâtir une meilleure maison, et pour agrandir notre église, déjà trop petite. Avec les bottes, je puis marcher dans les prairies et les bois, sans craindre la morsure des serpents. Le vin nous permet d’offrir à Dieu, tous les jours, le saint sacrifice de la messe, bonheur dont nous étions privés depuis longtemps. Nous nous sommes remis courageusement aux glands et aux racines jusqu’au 30 mai ».[19]

Quelles que fussent les rigueurs de la pauvreté, l’isolement était plus pénible encore.

À peine les missionnaires recevaient-ils, deux ou trois fois l’an, des nouvelles de Saint-Louis. Le P. De Smet avait l’âme trop sensible pour n’en pas souffrir cruellement.

Le 18 décembre 1839, il écrit au P. Pierre De Vos, son ami d’Alost, devenu maître des novices au Missouri : « J’ai reçu, au commencement de ce mois, votre lettre de juillet dernier. Je commençais à craindre que vous aussi n’eussiez remis votre réponse aux calendes grecques. Le croirez-vous ? depuis le mois de juin, j’ai écrit quantité de lettres à nos Pères et Frères, qui sont ce que j’ai de plus cher au monde. Eh bien ! j’ai reçu en retour, à part votre lettre, exactement cinq lignes. Que je serais heureux de pouvoir attribuer ce retard à la négligence de la poste ! Pour nous, qui sommes au bout du monde, loin de nos frères et de nos amis, au milieu d’étrangers et d’infidèles, dénués de tout, constamment témoins des scènes les plus révoltantes, chaque lettre que nous recevons est un vrai sujet de fête. Ah ! si l’on savait la joie et la consolation que nous apportent ces nouvelles, et combien, après les avoir lues, notre ardeur et notre zèle se raniment, je suis sûr que chacun voudrait contribuer à nous fournir ce secours ».

Notre missionnaire ne reçoit pas avec moins de joie les nouvelles de ses parents et amis de Belgique.

« Votre longue et agréable lettre, écrit-il à son frère, avec la belle petite de mon grand ami Charles, me sont parvenues au commencement de juin. Ce fut un vrai jour de fête pour moi. Je les ai relues plusieurs fois pour n’en pas perdre un seul mot ».[20]

Pour engager les siens à lui écrire souvent, il leur envoie force détails sur la vie qu’il mène à Council Bluffs, les mœurs des sauvages, les progrès de la mission. Il y a dans ces lettres un abandon, un enjouement, qui ne témoignent pas moins de sa force d’âme que de son inaltérable attachement à sa famille :

« Souvent ma situation actuelle me fait sourire, lorsque je pense à la manière dont j’ai vécu chez vous pendant quatre ans. Je n’ai ici qu’une pauvre petite cabane de quatorze pieds carrés, construite avec des troncs d’arbres fendus, et couverte de grossiers bardeaux, qui ne garantissent ni de la neige, ni de la pluie. L’autre nuit, comme il pleuvait à verse, j’ai dû placer mon parapluie ouvert au-dessus de mon oreiller, pour empêcher l’eau de tomber sur ma figure et de m’éveiller. Une croix, une petite table, un banc, une pile de livres, voilà tout mon mobilier. Un morceau de viande, ou quelques herbes et racines sauvages, avec un bon verre d’eau de fontaine, c’est à peu près ma seule nourriture. Mon jardin, c’est l’immense forêt de Chateaubriand, « aussi antique que la terre qui la porte », le long du plus grand fleuve de l’univers ; c’est une immense prairie, semblable à une vaste mer, où la gazelle, le chevreuil, la biche, le buffle, le bison, paissent en liberté…

» Ma carabine m’accompagne toujours dans mes courses, car il faut se tenir en garde contre les attaques de l’ours à l’ongle rouge et des loups affamés, qu’on rencontre pour ainsi dire à chaque pas. D’ailleurs, les guerres que se livrent entre eux les sauvages rendent notre vie très précaire. Des bandes d’Otoes, de Pawnees, de Sioux, rôdent dans tous les sens pour enlever des chevelures. Nos nouvelles de chaque jour consistent à entendre le récit de leurs cruautés ».[21]

Dans ce milieu barbare, le missionnaire trouve le moyen de faire revivre les chers absents : « Parmi les convertis, se trouve l’épouse du grand chef, que j’ai appelée Rosalie. Il y a déjà par ici plusieurs François, des Charles, des Antoine, des Pierre, des Jeannette, des Marie, des Sophie, des Thérèse. Tous ceux que j’ai baptisés portent le nom de quelqu’un de ma famille ou de ma connaissance ».[22]

Il redevient enfant en répondant au petit Charles, son neveu préféré :

« Quand je me promène dans les prairies, parmi les belles fleurs, je me dis souvent : Si Charles, Sylvie, Elmire, Clémence et la petite Rosalie étaient ici, quels beaux bouquets ils feraient pour leurs papas et leurs mamans !… J’ai une biche à grandes cornes, un cerf et un ours apprivoisés, aussi tranquilles et doux que l’est votre petit Fidèle, et qui me suivent partout dans les prairies. Eh bien ! si vous étiez tous avec votre oncle, dès que vos petites jambes deviendraient lasses, hop ! hop ! vous sauteriez à deux sur le dos de l’ours, vous avec Sylvie ; Clémence et Elmire sur celui de la biche ; la petite Rosalie monterait le petit cerf, et nous reviendrions chez nous au petit trot ».[23]

Chez le P. De Smet, la sensibilité n’a rien de commun avec la faiblesse. Aucune fatigue ne le rebute, aucun danger ne l’arrête, dès qu’il s’agit des intérêts de la mission.

Depuis deux ans, les Potowatomies vivaient dans des transes continuelles, sans cesse menacés par leurs terribles voisins, les Sioux du Missouri. Récemment encore, deux hommes de la tribu venaient d’être massacrés. L’avenir de la mission restait incertain, tant qu’on avait à craindre une de ces incursions meurtrières qui, en quelques heures, convertissaient un populeux campement en un champ de carnage et de mort.

Le missionnaire résolut d’aller, armé de sa foi, droit à l’ennemi, lui parler au nom de Dieu et lui imposer la paix.

Le 29 avril 1839, il s’embarque sur un bateau à vapeur qui remonte le Missouri. À bord, il retrouve deux Européens qu’il a connus à Saint-Louis, MM. Nicollet et Geyer, chargés par le gouvernement de Washington d’une exploration scientifique en pays indien.

L’eau étant très basse, le vent contraire, les bancs de sable et les chicots nombreux, le bateau avance lentement. Chaque fois qu’on s’arrête pour charger du bois, P. De Smet accompagne M. Geyer à la recherche des plantes et des minéraux. « Je suis fier, écrit-il, d’avoir enrichi son herbier de plusieurs espèces qui auraient pu lui échapper. C’est une étude pour laquelle je me sens beaucoup d’attrait. Les heures que j’ai ainsi passées, par monts et par vaux, en compagnie d’un ami, sont assurément parmi les plus agréables de ma vie ».[24] Connaissant sa compétence, M. Nicollet lui laisse des instruments pour mesurer les hauteurs, et faire des observations qui l’aideront à dresser sa carte du Missouri.[25]

Toutefois, pour le missionnaire, la conquête d’une âme vaut mieux que les plus heureuses découvertes. Il trouve le moyen d’instruire et de baptiser, sur le navire, une mère de famille avec ses trois enfants. De plus, il entend les confessions de nombreux Canadiens qui se rendent aux Montagnes-Rocheuses.

Douze jours après avoir quitté Council Bluffs, on arrive à l’embouchure du Vermillon. C’est là que campent les Sioux. Le P. De Smet se sépare avec regret de ses amis. Seul, il va plaider la cause de son peuple auprès d’un ennemi qui a juré de l’exterminer. La Providence qui le destinait à être, aux États-Unis, l’apôtre de la paix, donna plein succès à sa première négociation.

Très hospitaliers, les sauvages lui firent un accueil qui était de bon augure. « À mon arrivée, dit-il, les chefs et les guerriers de la tribu siouse des Yanctonais m’invitèrent à un festin. Tous étaient assis en cercle dans une grande loge ou tente de peaux de buffle. Chacun avait le menton appuyé sur les genoux, position que ma corpulence ne me permettait pas de prendre. Je m’assis donc, les jambes croisées, comme un tailleur sur sa table. Chacun reçut, sur un plat en bois, un gros morceau de chevreuil. Ceux qui ne peuvent venir à bout de leur portion sont autorisés à emporter le reste. C’est ce que je fis, et j’en eus assez pour deux jours ».[26]

Le repas fini, le missionnaire expose l’objet de sa visite. Il vient pour conclure une paix durable entre les Sioux et les Potowatomies.

Sans tarder, on discute les conditions. Par la force de ses raisons et la bonne grâce de ses manières, il a bientôt fait tomber les griefs qui divisaient les deux peuplades. Les Sioux consentent à enterrer la hache de guerre. Ils s’engagent à « couvrir les morts », en envoyant des présents aux enfants de leurs victimes, et promettent d’aller fumer avec eux le calumet de la paix. Profitant de ces dispositions, le Père parle de religion. Le soir même, il fait une instruction sur les principaux articles du symbole. Les jours suivants, il administre plusieurs baptêmes et bénit quelques mariages. Après avoir jeté dans cette peuplade les premiers germes de la foi, il se hâte de porter à Council Bluffs le résultat de sa négociation.

Cette fois, il n’a d’autre embarcation qu’un tronc d’arbre creusé en forme de canot. Sur ce frêle esquif, il lui faut descendre un des fleuves les plus dangereux du monde. Heureusement, il est accompagné de deux adroits pilotes, qui sauront éviter les écueils dont est semé le Missouri. La barque, lancée avec la rapidité d’une flèche, franchit en trois jours une énorme distance, et ramène le missionnaire sain et sauf au milieu de ses chers Potowatomies.

Sans armée et sans combat, il rentre vainqueur, les mains pleines des bénédictions de la paix, salué par tous comme le père et le sauveur de la nation.

Il était plus facile de dompter la férocité des sauvages que de vaincre leur passion pour les liqueurs enivrantes.

« Chaque année, écrivait le P. De Smet, les Potowatomies reçoivent du gouvernement 50 000 piastres, en échange des terres qu’on leur a enlevées. En même temps que cette somme, arrivent ici nombre de gens sans aveu, voleurs, buveurs, joueurs, faux monnayeurs, tous la lie des États-Unis. Pour mieux exploiter les Indiens, ils introduisent chez eux l’eau-de-vie en abondance ».[27]

« Les sauvages boivent et jouent tant qu’il leur reste un liard. L’amour qu’ils portent à la boisson est vraiment inconcevable. Il faut le voir pour s’en faire une idée. C’est chez eux une véritable tarentule. Dès qu’ils en sont piqués, tout leur sang s’allume dans leurs veines. Ils deviennent furieux pour avoir plus d’alcool. En obtiennent-ils, ils ne cessent de crier : Encore ! encore ! jusqu’à ce que, brûlés par « l’eau de feu », ils tombent ivres morts. Ils n’ont pas plus tôt repris leurs sens, que leur première et seule exclamation est toujours : Whiskey ! whiskey ! whiskey ! comme si la vie et la mort en dépendaient.

» Pendant qu’ils sont ivres, la passion les entraîne aux pires excès. Ce sont d’abord des chants joyeux, auxquels succèdent des cris et des hurlements. Les disputes et les querelles suivent de près. Viennent les coups de couteau» de lance, de casse-tête ; et le meurtre enfin couronne ces abominables orgies. Déjà on compte un grand nombre de morts ; d’autres sont horriblement mutilés. En présence d’un sauvage ivre, point de sécurité. Plusieurs fois ma vie a été dans le plus grand danger ».[28]

Le gouvernement, il est vrai, interdisait par des lois sévères l’entrée des liqueurs sur le territoire indien ; mais aucun agent ne semblait chargé de faire exécuter ces lois : l’eau-de-vie arrivait par cargaisons.[29]

Indigné, le P. De Smet s’arme un jour d’une hache, et, d’un coup vigoureux, défonce un tonneau qu’allaient se partager les Indiens. Dans une lettre énergique, il dénonce à Washington un abus aussi criminel qu’illégal.

Sans doute, on fit peu de cas, en haut lieu, des doléances d’un jésuite. Peut-être même ne déplaisait-il pas à certains Yankees de voir une race détestée travailler elle-même à sa propre destruction. Les Blancs purent continuer en paix leur odieux trafic.

Après d’heureux débuts, la mission semblait vouée à une ruine certaine. « Que pouvons-nous au milieu de 2 000 ivrognes ? Et où ce torrent s’arrêtera-t-il ? Je l’ignore ; car, avec l’argent qui doit venir ici tous les ans, reviendront aussi les mêmes vauriens et les mêmes scènes ».[30]

Si sombre que soit l’avenir, les missionnaires sont résolus à ne pas abandonner leur poste. Plus que jamais, ils s’efforcent de gagner, à force de bonté, ces farouches natures.

Ils ont du moins la consolation d’ouvrir le ciel à un grand nombre de petits enfants. « J’ai souvent remarqué, observe le P. De Smet, que beaucoup d’entre eux semblent n’attendre que le baptême pour aller prendre possession du bonheur éternel, car ils meurent presque aussitôt après avoir reçu ce sacrement ».[31]

Parmi les adultes, les conversions deviennent plus rares. Parfois même, quelques néophytes se laissent entraîner au vice qui désole la mission. La plupart néanmoins restent fidèles ; ils continuent à suivre les instructions, et même à s’approcher chaque mois des sacrements. De plus, les tribus voisines, spécialement celle des Omahas, ne cessent de réclamer des robes-noires.

Voyant quel bien il peut faire encore, notre missionnaire reprend courage. Après avoir écrit au P. De Vos : « Je n’oserais donner à personne le conseil de venir ici »,[32]

il se réjouit d’apprendre qu’au noviciat de nombreuses recrues aspirent à partager ses travaux : « Mon cœur a tellement bondi de joie, que, si je n’eusse fortement serré mes bras contre ma poitrine, je crois qu’il m’aurait échappé. Cette nouvelle, je n’en doute pas, a également causé une grande joie parmi les anges gardiens de nos pauvres sauvages. Ils se sont réunis en chœur pour adresser au Tout-Puissant des cantiques d’action de grâces ».

Toutefois, il recommande au maître des novices « de faire passer ces jeunes soldats de Jésus-Christ par les fortes manœuvres de notre chef saint Ignace. Elles leur seront d’un grand secours dans ce pays. Un fusil rouillé, un sabre qui ne coupe pas, ne sont ici d’aucun usage ».[33]

Au début de 1840, on craignit qu’une nouvelle disette n’accrût encore les difficultés de la mission. Les vivres allaient manquer ; les secours attendus n’arrivaient pas. Le P. De Smet offrit d’aller lui-même à Saint-Louis chercher les provisions nécessaires à la colonie. Le 13 février, il quitta Council Bluffs, bien résolu, malgré une indisposition dont il souffrait, à revenir au plus tôt parmi ses chers sauvages. Le froid rendant la navigation impossible, il dut franchir par terre une distance de 300 lieues,[34] tantôt à pied, tantôt à cheval, parfois en charrette, n’ayant que son guide pour compagnon.

« L’hiver, dit-il, était très rigoureux, et je souffris beaucoup dans ce voyage, dormant à la belle étoile, au milieu d’une neige épaisse, enveloppé seulement de deux couvertures, et très incommodé par un vent perçant de nord-est, qui me gela une joue et la moitié du nez. Des bandes de loups affamés se montraient de temps en temps et nous suivaient en hurlant, mais ils se tenaient à une distance respectueuse et ne nous inquiétaient guère.

» Le froid, je suppose, me causa une grande oppression de poitrine qui me permettait à peine de respirer et de poursuivre ma route. Aussi, en arrivant à Saint-Louis, je fus remis aux tendres soins de Monsieur le Docteur en médecine — moi qui crains les Esculapes américains comme la peste. Aussitôt, celui-ci mit en jeu toute l’apothicairerie : saignées, sangsues, bains, poudres et pilules, emplâtres et cataplasmes, tisanes de différentes espèces, douces et amères, chaudes, froides et tièdes. Il me prescrivit en outre un régime très sévère. Le repos me rétablit assez vite, et je n’eus rien de plus pressé que de me retirer des mains du médecin, qui aurait bientôt fait disparaître la bonne couche qui couvre mes os ».[35]

Si l’heureuse humeur fait partie d’un tempérament de missionnaire, le P. De Smet avait lieu de remercier la nature. Autant il est sensible aux épreuves de la mission et au silence de ses amis, autant il affronte gaîment la fatigue et le danger. La modeste assurance d’un héroïsme qui semble s’ignorer lui-même n’est pas l’aspect le moins attachant de sa physionomie.

Sa santé à peine rétablie, il se dispose à rejoindre son poste. Déjà il a rassemblé provisions, vêtements, ornements d’église, instruments de culture. Il va partir, lorsqu’il apprend que le P. Christian Hoecken est désigné pour le remplacer chez les Potowatomies. Lui-même est appelé à une autre mission.[36]

Les deux années passées à Council Bluffs n’ont été que des années de préparation ; les grands travaux du missionnaire vont commencer. C’est sur un autre théâtre, au cœur même du désert américain, qu’il va porter l’Évangile. Il sera bientôt « l’apôtre des Montagnes-Rocheuses ».

  1. Cf. The Woodstock Letters, t. xxiv, p. 37 ; t. xxv, p. 357. « Dans les premières excursions que firent les PP. Van Quickenborne et Christian Hoecken, ils s’égarèrent des journées entières, parcourant dans tous les sens ces immenses prairies, ne sachant de quel côté se diriger. Ces vastes plaines ressemblent en cela à la mer, que, quand on promène les yeux au-dessus de la terre, de tous côtés on ne voit que ciel et verdure ; l’herbe y croît à plusieurs pieds de haut, à embarrasser le cheval et son cavalier ; les cerfs, les daims, les chamois et les chevreuils qui y bondissent en tous sens, les poules et les autres volailles sauvages qui y voltigent, les ours et les loups qui ne sortent de leurs repaires que pour saisir des brebis, effraient de temps en temps et le voyageur et sa monture. Dans ces difficultés, la divine Providence ne manqua pas de venir à leur secours. Tantôt, au commencement de la nuit, s’abandonnant en aveugles à leur cheval, ils se virent, dans quelques moments, près de leur habitation ; une autre fois, un gros chien inconnu, s’élançant devant leur cheval, traça le chemin tout en abattant l’herbe, et les conduisit à l’habitation d’un catholique, où, ayant été parfaitement restaurés et délassés, ils célébrèrent, à la grande consolation d’eux-mêmes et de leurs hôtes, les divins mystères ».
    (Lettre du P. Hélias d’Huddeghem à sa famille. — Saint-Louis, 17 décembre 1836).
  2. Lettres choisies, 2e série, p. 183.
    « Vous aurez appris, il y a plusieurs mois, la mort du {{P. Van Quickenborne}}. Eh bien ! on raconte déjà des grâces obtenues à son tombeau. Une des religieuses du couvent du Sacré-Cœur de. Saint-Charles, atteinte de phtisie, et pour ainsi dire abandonnée des médecins, est allée, en compagnie de toutes ses Sœurs et des jeunes pensionnaires, au tombeau de ce Père ; et après y avoir dit avec confiance plusieurs prières, elles sont revenues, comme elles étaient allées, en procession et en récitant des prières. Aussitôt après, cette dame (Mme Eulalie) s’est trouvée parfaitement guérie, et elle continue depuis cette époque à jouir de la plus parfaite santé. Le monsieur qui a présidé à son inhumation m’a assuré que, quoi qu’on eût conservé durant trois jours son corps, par les plus fortes chaleurs de l’été, et qu’on l’eût transporté, au milieu de la journée, de la paroisse de Saint-François au Portage des Sioux, dans Saint-Charles, son corps n’exhalait aucune odeur désagréable, et paraissait plus frais et joli que quand il était en vie ». (Lettre du P. Hélias d’Huddeghem à sa famille. — Saint-Louis, 8 décembre 1837).
  3. Le P. Hoecken devait rester, quelque temps encore, chargé d’évangéliser les Kickapoos.
  4. Pour reconnaître que le P. De Smet n’exagère rien, il suffit de se rappeler ce qu’écrivait de son côté le P. de Theux : « Quant à moi, je crois que, de venir en Amérique pour y enseigner dans un collège ou y être missionnaire parmi les Blancs, est un jeu d’enfants, en comparaison de la mission indienne. J’y vois même tant de difficultés que, si je ne savais que notre divin Sauveur est tout-puissant, je regarderais l’entreprise comme une folie ». (À M. De Nef. — Saint-Stanislas, 9 juillet 1835).
  5. À François De Smet. — Council Bluffs, 11 sept. 1838.
  6. Au P. Verhaegen. — Council Bluffs, juin 1838.
  7. « Nous avons été loin de trouver ici les quatre ou cinq cents fervents catholiques dont on nous avait parlé à Saint-Louis. Des 2 000 Potowatomies qui assistaient au débarquement, il n’y en avait pas un qui parût avoir connaissance de notre arrivée. Ils se sont montrés indifférents. À part une trentaine de familles métisses, deux seulement sont venus nous serrer la main. Très peu parmi eux ont été baptisés. Tous sont dans une profonde ignorance des vérités de la religion. Ils ne savent pas même faire le signe de la croix, ni réciter le Pater ou l’Ave. Telle est, je crois, la cause de la grande réserve qu’ils gardent vis-à-vis de nous ». (Lettre au P. Verhaegen. — juin 1838).
  8. Lettre du P. De Smet au T. R. P. Général. — 1er déc. 1838.
  9. Lettre du P. De Smet au P. Verhaegen. — juin 1838.
  10. Lettre au T. R. P.  Général. — ler déc. 1838. (Annales de la Propag. de la Foi, t. XI, p. 484).
  11. 7 novembre 1838.
  12. Lettre au T. R. P.  Général. — 1er déc. 1838.
  13. Lettre à la R. M. Supérieure de l’orphelinat de Termonde.
  14. À François De Smet. — 30 mai 1839.
  15. « Depuis cinq ans que le ministre protestant est ici [chez les Otoes], il n’a pas encore baptisé une seule personne. La plupart des apôtres du protestantisme, dont le territoire indien est inondé, n’en font pas davantage ». (Lettre du P. De Smet au P.Verhaegen. — juin 1838).
  16. « Les ministres protestants donnent de l’argent aux chefs pour venir faire les interprètes dans leurs temples. Il y en a qui donnent jusqu’à 200 écus, quatre bœufs, etc. » (Lettre du P. Helias d’Huddeghem à sa famille. — Saint-Louis, 29 juin 1837).
  17. Tous nous ont manifesté la plus grande affection, et nous ont invités à fumer le calumet avec eux. J’ai montré notre chapelle aux deux chefs. Ils ont paru prendre un vif intérêt à l’explication du crucifix et des images représentant la Passion de Notre-Seigneur. Ils m’ont instamment prié d’aller baptiser leurs enfants, et m’ont fait présent d’une belle peau de castor pour me servir de sac à tabac. En retour, je leur ai donné quelques chapelets pour leurs enfants, et, pour chacun d’eux, une belle croix en cuivre. Ils ont reçu ces objets avec grande reconnaissance, les ont baisés respectueusement, puis les ont attachés à leur cou. En partant, ils m’ont embrassé de la manière la plus cordiale >>. (Lettre au T. R. P.  Général. — ler déc. 1838).
  18. Lettre au T. R. P. Général. — ler déc. 1838.
  19. À François De Smet. — 30 juillet 1839.
  20. À François De Smet. — 30 juillet 1839.
  21. À François De Smet. — 30 mai 1839.
  22. À François De Smet. — 11 sept. 1838.
  23. 30 juillet 1839.
  24. À François De Smet. — 30 mai 1839.
  25. Cf. Chittenden et Richardson, pp. 1549 et 1552, deux lettres de M. Nicollet au P. De Smet. On verra quel cas faisait le savant géographe des communications du missionnaire.
  26. À la Supérieure de l’orphelinat de Termonde. — ler juillet 1839.
  27. Lettre du P. De Smet à M. Ch. Van Mossevelde. — 18 sept.  1839.
  28. Lettre à Fr. De Smet. — 29 oct. 1839.
  29. On lira avec intérêt le journal du P. De Smet, du 10 mai au 15 oct. 1839. Chittenden et Richardson, p. 171-178.
  30. À M. Ch. Van Mossevelde. — 18 sept. 1839.
  31. Lettre au P. De Vos. — 18 déc. 1839.
  32. Ibid.
  33. Au P. De Vos. — Council Bluffs, 10 fév. 1840.
  34. Au cours de ses premiers voyages, le P. De Smet devait mesurer les distances au juger ; de là peut-être quelques exagérations.
  35. Aux Carmélites de Termonde. — Westport, 27 avril 1840.
  36. En septembre 1841, les PP. Verreydt et Hoecken quitteront Council Bluffs pour se fixer à la mission Sainte-Marie, établie depuis deux ans à Sugar Creek, chez les Potowatomies du Kansas. De là, le P. Hoecken continuera à visiter les tribus du Haut-Missouri.