Le Père De Smet/Chapitre 12
CHAPITRE XII
TROISIÈME VOYAGE EN EUROPE.
PUBLICATION DES LETTRES.
EXCURSION CHEZ LES SIOUX
Le P. Van de Velde avait, depuis trois ans, succédé au P. Verhaegen dans la charge de vice-provincial. Il écouta avec un vif intérêt le rapport du P. De Smet sur les progrès des missions. À tout prix, il fallait secourir ces milliers d’Indiens qui demandaient le baptême. Mais où trouver des missionnaires ? La vice-province venait de perdre, dans la personne du P. de Theux, un de ses plus vaillants ouvriers[1]. Ceux qui restaient suffisaient à peine aux besoins du Missouri.
De nouveau, on résolut de faire appel à la Belgique. Le P. Elet devait se rendre à Rome en qualité de procureur[2]. Il fut décidé que le P. De Smet l’accompagnerait en Europe.
Tous deux arrivèrent en Belgique au printemps de 1847. Il y avait vingt-six ans que le P. Elet n’avait revu son pays. Quant au P. De Smet, depuis son dernier départ, aucune nouvelle de sa famille ne lui était parvenue.
Après quelques jours passés au milieu des siens, notre missionnaire accompagna le P. Elet jusqu’à Paris. Sa piété le conduisit à Notre-Dame des Victoires. Il rendit grâce à sa puissante protectrice du succès de ses missions ; puis il s’entretint avec l’éminent curé de la paroisse, M. Desgenettes, et fit inscrire dans la célèbre Archiconfrérie bon nombre de sauvages récemment convertis.
De retour en Belgique, il se retira d’abord à Tronchiennes, pour y faire les exercices de saint Ignace ; ensuite il entreprit une nouvelle publication de ses Lettres.
Dès 1844 avait paru une édition française des Voyages aux Montagnes-Rocheuses.[3] L’ouvrage, publié d’abord en anglais, devait bientôt être traduit en hollandais, en allemand et en italien.[4]
Au moment où le P. De Smet quittait l’Amérique, un second volume était sous presse. C’était le récit des voyages qu’il venait de faire en 1845 et 1846. « J’espère, écrivait-il à ses frères, que mes douze lettres du Haut-Athabasca vous seront parvenues. Une quinzaine d’autres viennent d’être publiées dans toutes les gazettes catholiques des États-Unis. Toutes ensemble sont à l’impression à New-York, et feront un volume de plus de 400 pages, orné de gravures. Cent exemplaires m’en seront expédiés en Belgique, où je me propose de les publier en français et en flamand. J’apporte en outre une carte de tous les lacs et rivières de la partie des Montagnes que j’ai parcourue ».[5]
L’ouvrage, paru sous le titre de Missions de l’Orégon,[6] n’eut pas moins de succès que le précédent.
Les relations, jusqu’alors publiées sur le Far-West, trahissent généralement une observation rapide. Les auteurs de ces récits n’avaient guère eu d’autre but que de reconnaître les sources du Missouri, ou de découvrir, à travers les Montagnes-Rocheuses, la route du Pacifique.[7] Les pays que décrit le P. De Smet, il les a parcourus en tous sens.[8] Il est l’homme de son siècle qui a le mieux connu les Indiens. Leurs mœurs primitives et farouches, il les a étudiées pendant un long séjour au milieu des tribus. Il s’est maintes fois trouvé dans des situations plus critiques que celles qu’ont imaginées les conteurs d’aventures. Ces chasses, dont il raconte les péripéties, il en a partagé les émotions et les périls ; ces festins, qui parfois soulèvent le cœur, il a dû s’y asseoir, pour ne pas blesser la susceptibilité du sauvage ; ces conversions en masse, ces merveilles de la grâce, il en a été l’instrument[9].
L’auteur possède d’ailleurs une grande finesse d’observation, un bon sens indéfectible, un réel talent de narrateur. Il a l’expression originale, le mot pittoresque. Aux scènes les plus dramatiques succèdent des réflexions pleines d’humour. Un style parfois diffus, une phrase traînante, certaines impropriétés de termes s’expliquent facilement, si l’on songe que ces lettres furent écrites au courant de la plume, au milieu des circonstances les moins favorables à la composition. Souvent, c’est sur le bateau, parmi le va-et-vient des passagers, ou pendant une halte, après de longues heures de marche, que le missionnaire a décrit un paysage, ou recueilli ses souvenirs. Ne faut-il pas plutôt s’étonner que ce Flamand, parti pour l’Amérique avant d’avoir achevé ses études, n’ayant guère parlé, depuis vingt ans, que l’anglais ou l’indien, manie avec tant d’aisance la langue française ?
Au surplus, le P. De Smet n’est guère sensible à la gloriole d’écrivain. Volontiers il s’excuse de « son français un peu sauvage ».[10] À diverses reprises, il prie ses confrères de Belgique de revoir ses lettres avant de les livrer au public, « d’y mettre un peu la main pour le style et l’orthographe».[11] Cette révision a été faite, peut-être avec plus de zèle que de bonheur. Maintes fois il nous a semblé que l’original, avec moins de correction sans doute, avait, par contre, plus d’énergie, de naturel et de saveur.[12]
Rien de plus varié que le sujet de ces lettres. Profondément épris de la nature, le P. De Smet en décrit les grandes scènes avec magnificence. Les majestueuses solitudes de l’Orégon l’ont surtout inspiré. Parfois, c’est comme un écho de la voix du Psalmiste : Mirabilia opera Domini ! Puis, ce sont de gracieux recoins, de fraîches oasis. Le missionnaire contemple les petits ruisseaux aussi volontiers que le ciel étoile. Il étudie en naturaliste les mœurs des animaux. Nul n’est plus épris de botanique ; souvent, le récit de ses travaux est interrompu par le catalogue des plantes qu’il a découvertes, et qu’il appelle de noms charmants.[13] Peut-être a-t-il le premier soupçonné quel parti tirerait un jour l’industrie des richesses enfouies sous le sol.[14] Mais ce qui l’intéresse le plus, ce sont les Indiens. Il s’enquiert de leur origine,[15] de leur nombre, de leur genre de vie, surtout de leurs idées religieuses. Avant que Longfellow fît entrer dans le Chant de Hiawatha les antiques traditions d’une race vouée à disparaître, le P. De Smet avait recueilli ces naïves légendes, à travers lesquelles on retrouve aisément la croyance à la création, à la chute originelle, au déluge, à la dispersion des hommes, à un médiateur bienfaisant qui fait agréer nos prières au « Maître de la vie ».[16]
On s’est demandé pourquoi le P. De Smet n’avait pas profité de ses connaissances pour se faire un nom dans la géographie ou les sciences naturelles. C’est que le missionnaire a au cœur un autre amour que celui de la gloire humaine. À l’exemple du Maître, sacrifiant sa vie pour le salut des pécheurs, son ambition est de gagner à Dieu beaucoup d’âmes. Et ses préférences sont pour les pauvres, les ignorants, les méprisés. Il aime avec passion les Indiens. Il ne saurait penser à eux sans émotion, ni en parler sans tendresse. « Mes chers Potowatomies », « mes chers Têtes-Plates », « les enfants de mon cœur », voilà comment il les appelle ; et cela fait de ses lettres même une éloquente prédication. « Un pareil livre, écrivait un journal protestant, ravive notre foi à l’Évangile selon saint Jean. Il y a donc une religion inspirée par l’amour, et capable de régner sur le monde. Elle s’agenouille humblement sous la coupole de Saint-Pierre, et, pieusement, regarde le ciel des sommets rocheux de l’Orégon »[17].
Ses lettres publiées, le P. De Smet dut, de nouveau, tendre la main, et parcourut dans ce but les principales villes belges et hollandaises.
Avec de l’argent, il demandait des apôtres. À ceux qu’eût séduits le goût des aventures, il ne cachait pas les dangers de la vie de missionnaire. « Dans nos déserts, disait-il, il faut toujours avoir son âme entre ses mains… Ce n’est pas que, dans ces climats, l’air soit malsain : loin de là ; si la mort n’y venait que par la voie des maladies, la vie y pourrait être longue ; mais l’eau, le fer et le feu, voilà ses armes ordinaires. Sur cent hommes qui parcourent les pays où nous sommes, il n’y en a pas dix qui soient à l’abri de leur atteinte »[18].
Gagnés à l’apostolat des Indiens, plusieurs jeunes gens dirent adieu à leurs familles. Parmi eux se trouvait l’abbé Charles Elet, le frère du Père Jean. Il devait mourir à trente-sept ans, de la mort des saints, quelques mois seulement après son arrivée aux États-Unis. Le 3 avril 1848, le P. De Smet quitta l’Europe, en compagnie du P. Elet. La traversée fut difficile. « Pendant plusieurs jours, écrit-il, je souffris du mal dont on ne meurt point, mais qui met à l’épreuve l’homme le plus patient. Une mer furieuse m’ôtait tout repos. Si je montais sur le pont, c’était pour y donner, avec les autres passagers, le spectacle des culbutes les plus variées. Lorsque, après les fatigues du jour, Morphée venait me fermer la paupière, Éole en fureur menaçait de m’arracher de mon lit et de me faire rouler dans tous les coins de ma cabine ».[19]
À peine débarqués à New-York, nos voyageurs apprennent que la Révolution, qui vient de renverser Louis-Philippe, menace de gagner toute l’Europe. Paris, Rome, Naples, Berlin, Vienne, Prague ont vu des soulèvements populaires. « Les dernières nouvelles de Rome, écrit le missionnaire, m’ont beaucoup affligé. Pauvre pontife ! pauvres religieux ! Que vont-ils devenir ? Mais que la volonté de Dieu soit faite ! Les persécuteurs seront bientôt plus à plaindre que les victimes ».[20]
Comme toujours, les Jésuites avaient été les premiers atteints. Aussitôt, ils avaient cherché un refuge dans la libre Amérique. Informé de l’arrivée de plusieurs confrères, le P. De Smet resta quelques semaines à New-York pour les recevoir. Il fournit à tous l’argent et les indications nécessaires pour continuer leur voyage, puis reprit la route de Saint-Louis.
Cette fois, il suivit le chemin des Lacs, « le moins coûteux et le plus agréable ». Il resta une journée entière à contempler « la sublime chute du Niagara, cette merveille de la nature américaine ». Le 4 juillet, il était au terme de son voyage. Les jésuites récemment arrivés de Suisse et d’Italie ne tardèrent pas à recevoir leur destination. « Rejetés du vieux monde, écrivait le P. De Smet, ils viennent s’offrir pour évangéliser le nouveau, et l’Amérique les reçoit à bras ouverts. De tous côtés, les évêques les demandent. Déjà une centaine exercent en paix le saint ministère ».[21] Quelques-uns désiraient depuis longtemps l’apostolat des Indiens ; ils allèrent rejoindre les missionnaires de l’Orégon. Quant au P. De Smet, un mois à peine après son retour à Saint-Louis, il partait pour une autre mission.
On se rappelle qu’en revenant des Montagnes-Rocheuses, pendant l’automne de 1846, il s’était arrêté quelque temps chez les tribus siouses du Haut-Missouri. Depuis lors, il avait gardé un vif désir de revoir ces Indiens. Il voulait étudier plus à fond leurs dispositions, et voir si le moment était venu de leur envoyer des missionnaires.
Se joignant à quelques agents de la Compagnie des Fourrures, il remonta en bateau le Missouri jusqu’à l’embouchure de la Nebraska. Pour mieux explorer le pays, il quitta alors le fleuve, et, pendant vingt-cinq jours, poursuivit sa route à cheval dans la direction du Niobrara et de la Rivière-Blanche.
On a peine à se figurer les difficultés d’un pareil voyage au fort de l’été, à travers la partie la plus aride du désert américain. Des nuées de moustiques enveloppent la caravane. On n’a, pour alimenter le feu, que de la fiente de buffle. Après douze heures de marche, l’eau manque au lieu choisi pour le campement. Un phénomène fréquent au désert, le mirage, redouble encore le tourment de la soif. Le voyageur voit miroiter à l’horizon des lacs et des rivières fantastiques. Il ne rêve que verdure, ombrages et fraîcheur. Il presse le pas. À mesure que les heures se succèdent, l’illusion grandit. Épuisé, haletant, il avance toujours, sans se douter que la décevante vision fuit sans cesse, en attendant qu’elle s’évanouisse.
On marchait depuis six jours, sans avoir rencontré un seul Indien, ni découvert la moindre habitation, lorsqu’on atteignit l’embouchure du Niobrara.
C’est là que vivaient les Ponças. Le P. De Smet semble avoir gardé bon souvenir de cette courageuse peuplade, qu’il appelle « les Têtes-Plates de la plaine ».
Les sauvages firent à la robe-noire un accueil empressé ; le calumet passa de bouche en bouche ; plus de mille personnes entendirent, pour la première fois, un prêtre parler de Jésus-Christ. Ne pouvant longtemps rester au milieu d’eux, le missionnaire baptisa les petits enfants, et laissa, comme catéchiste, un métis catholique, bien instruit de la religion.
Avant d’arriver chez les Sioux, il fallut traverser le pays connu sous le nom de « Mauvaises-Terres ». « C’est, dit le P. De Smet, la région la plus singulière que j’aie parcourue dans mes voyages. L’action des pluies, des neiges et des vents sur ce sol argileux est à peine croyable, et en fait un théâtre aux scènes les plus variées. Vues de loin, ces terres offrent l’aspect de grands villages, de hameaux, de châteaux, mais d’une si capricieuse architecture qu’on les croirait appartenir, soit à un monde tout nouveau, soit à des âges très reculés. Ici, c’est une tour gothique, qui se dresse majestueuse. flanquée de tourelles ; là, d’énormes colonnes semblent devoir soutenir la voûte du firmament. Plus loin, c’est un fort aux murs crénelés, battu par la tempête. Ses parapets semblent avoir soutenu pendant des siècles les assauts successifs des pluies, des neiges, de la foudre, des secousses souterraines. On voit des coupoles aux proportions colossales, des pyramides qui rappellent les travaux gigantesques de l’ancienne Égypte. Les agents atmosphériques travaillent et attaquent de telle sorte ces étranges constructions, que probablement deux années de suite ne se passent pas sans les refondre ou les détruire…
» Le colon essaierait en vain d’ensemencer cette terre mouvante et stérile. Mais si elle n’offre aucun intérêt au laboureur et au botaniste, le géologue y trouverait une abondante matière d’études et d’observations. Il y verrait un monde de pétrifications de toutes les grandeurs et de toutes les espèces, des débris du mastodonte ou du mammouth, mêlés à ceux du petit lièvre des Montagnes. J’ai vu des têtes d’animaux bien conservées, des tortues énormes, que deux hommes pouvaient à peine soulever, etc. ».[22]
Cette aride région traversée, le missionnaire atteignit ceux qu’il cherchait.
Les Sioux ou Dakotas, au nombre de trente ou quarante mille, formaient la peuplade la plus puissante et la plus belliqueuse du nord de l’Amérique. Ils étaient divisés en plusieurs tribus. Toutes parlaient à peu près la même langue, et étaient répandues sur les deux rives du Missouri, au nord du Niobrara.
Quelques tribus, celles des Santees, des Yanktons, des Yanktonnais, des Brûlés, des Ogallalas, campaient alors à peu de distance du fort Pierre, entre la Rivière-Blanche et la Cheyenne.
Dès le premier instant, les Sioux se révèlent dans toute l’horreur de leur sauvage nature.
Quelques guerriers revenaient d’une expédition contre les Omahas. Ils rapportaient trente-deux chevelures, fixées au bout de leurs lances, ou pendues au mors de leurs chevaux. À la vue de ces hideux trophées, la tribu entière trépigne et acclame. On se fait une fête d’assister à la « Danse » et au « Festin de la Chevelure ». Ce sont alors des vociférations aiguës et discordantes, accompagnées d’horribles contorsions. Les sauvages dressent au milieu du camp un poteau peint en vermillon. Les guerriers l’entourent, agitant les chevelures arrachées à l’ennemi. Au son assourdissant du tambour, chacun hurle sa chanson de guerre, puis, frappant le poteau de son casse-tête, proclame les victimes que sa hache a immolées, et montre avec ostentation ses blessures.
Le dérèglement des mœurs égalait la barbarie des instincts. Le contact des Blancs avait développé chez les Sioux des vices inconnus parmi les tribus de l’Orégon. Néanmoins, ils firent bon accueil à l’envoyé du Grand-Esprit ; l’empressement alla même jusqu’à l’enthousiasme.
Un événement, survenu deux jours après l’arrivée du P. De Smet, acheva de lui gagner la confiance des sauvages. La tribu des Ogallalas était entrée sur les terres des Corbeaux et leur avait livré bataille. Ceux-ci s’étaient défendus en braves, avaient tué dix ou douze de leurs agresseurs, et chassé les autres à coups de bâton.
Le grand chef des Ogallalas, appelé le Poisson-Rouge, avait perdu sa fille, emmenée en captivité par les Corbeaux. Triste et humilié, il quitte sa tribu, et se présente au fort Pierre, afin d’obtenir, par l’entremise des officiers, la liberté de son enfant ; il offre pour sa rançon quatre vingts belles robes de buffle, avec ses meilleurs chevaux ; puis il va trouver le P. De Smet.
— Robe-Noire, dit-il en sanglotant, je suis un père malheureux. J’ai perdu ma fille bien-aimée. Aie pitié de moi. J’ai appris que la prière des robes-noires est puissante auprès du Grand-Esprit. Parle en ma faveur au Maître de la vie, et je conserverai l’espoir de revoir mon enfant.
À ces paroles, que la consternation du vieillard rend émouvantes, le missionnaire promet de l’aider de sa prière, mais l’avertit que lui-même doit, par une conduite honnête, se rendre le ciel favorable. Il le fait renoncer à toute agression injuste contre ses voisins, et l’invite à écouter, avec toute sa tribu, les ordres du Grand-Esprit. Le lendemain, il offre le saint sacrifice. Le chef sauvage y assiste, implorant à haute voix l’aide du Tout-Puissant.
Rentré chez lui, le Poisson-Rouge rassemble ses guerriers et leur fait part de son entretien avec la robe-noire. Au même instant, des cris de joie retentissent à l’extrémité du camp. On accourt, on s’informe : la captive est de retour. Le vieux chef ne peut en croire ses oreilles. Il se lève, sort de sa loge, et voit son enfant se jeter dans ses bras. Qu’était-il arrivé ? On l’apprit bientôt de la bouche même de la jeune fille.
— J’étais, dit-elle, depuis le commencement de ma captivité, attachée chaque nuit, par les mains et les pieds, à des piquets solidement fichés en terre. Une nuit, une femme, que je ne connais pas, vint dénouer mes liens ; elle me donna des vivres, ainsi que plusieurs paires de mocassins, et me dit tout bas : « Lève-toi, et retourne chez ton père ». Je me levai, et marchai toute la nuit. Au point du jour, je me cachai dans le creux d’un arbre, au bord d’une rivière. Quelques heures plus tard, une bande de guerriers, lancés à ma poursuite, passèrent à côté de moi sans m’apercevoir. Ne suivant plus mes traces de l’autre côté de la rivière, ils retournèrent chez eux déconcertés. La nuit tombée, je me remis en route. J’ai ainsi marché, presque sans m’arrêter, six jours et six nuits, jusqu’au moment où j’ai eu la joie de retrouver mon père.
Quelle était cette femme qui avait délivré la captive ? Le P. De Smet ne se prononce pas ; mais il constate que le fait était arrivé la nuit même qui avait suivi la messe célébrée au fort Pierre.[23]
Pendant ce récit, les sauvages n’avaient cessé de lever les mains au ciel pour remercier le Grand-Esprit. Bientôt, la nouvelle vole de tribu en tribu ; les Sioux reconnaissent l’efficacité de la prière chrétienne, et se montrent disposés à écouter le missionnaire.
Le P. De Smet passe plusieurs semaines à visiter les Indiens. C’est à qui le recevra dans sa loge ; il lui faut subir force festins. Profitant de ces réunions, il instruit ses hôtes, leur montre la folie de leurs superstitions, les exhorte à vivre en paix avec leurs voisins, leur prêche la tempérance, la justice, leur parle de l’éternelle sanction, qui fera la joie des bons, le désespoir des méchants. Les Sioux l’écoutent avec une attention pleine de respect ; plusieurs demandent le baptême, et promettent de vivre en bons chrétiens. Ne les jugeant pas suffisamment instruits, et voulant mettre à l’épreuve leur persévérance, le P. De Smet se borne à baptiser les enfants, ainsi que quelques vieillards.
Deux de ceux-ci étaient nonagénaires.
— Nous n’avons jamais cessé, disaient-ils, d’aimer le Grand-Esprit. Ne connaissant pas d’autre prière, nous lui avons offert chaque jour les prémices du calumet.
Mais déjà l’hiver approchait. Le missionnaire dut quitter ses néophytes. Il s’embarqua sur le Missouri, et, assez heureusement, franchit les 500 lieues qui le séparaient de Saint-Louis.
Si confiant d’ordinaire dans l’avenir des missions indiennes, le P. De Smet, cette fois, se montre réservé. « Ce que j’ai pu observer, dit-il, n’est pas fort encourageant pour un missionnaire. Il y a loin de ces sauvages aux Têtes-Plates et aux autres tribus de l’ouest des Montagnes… Une mission serait-elle donc sans espoir de succès ? Le peu d’expérience que j’ai pu acquérir, ainsi que mon séjour au milieu des Sioux, m’obligent à plus de confiance en Celui qui tient entre ses mains les cœurs les plus durs et les volontés les plus récalcitrantes. J’espère que, dans le courant de cette année, quelque chose sera fait en faveur de ces malheureux Indiens ».[24] Cet espoir, hélas ! ne doit point se réaliser. Malgré ses constants efforts, le P. De Smet mourra avant d’avoir vu une mission établie chez les Sioux. Mais il continuera à les visiter, à les instruire, à baptiser leurs enfants et leurs vieillards. Enfin, il prolongera l’existence de la peuplade en la défendant, tant qu’il vivra, contre les Blancs, décidés à l’exterminer.
- ↑ Le P. de Theux était mort à Saint-Charles, le 28 février 1846.
- ↑ Tous les trois ans, chaque province de la Compagnie envoie un de ses membres, appelé « procureur », conférer de ses intérêts avec le R. P. Général.
- ↑ Chez P.-J. Hanicq, à Malines.
- ↑ Pour les diverses éditions des Lettres du P. De Smet, voir SOMMERVOGEL, Bibliothèque de la Compagnie de Jésus, vol. VII, col. 1307-1310.
- ↑ Liverpool, 7 mai 1847.
- ↑ Chez Van der Schelden, à Gand.
- ↑ Lewis et Clarke. Travels to the Source of the Missouri River (1810); — Washington Irving. Un tour dans les Prairies (1835); Astoria (1838); Aventures du capitaine Bonneville.
— On peut ajouter la publication pittoresque de G. Catlin : Illustration of the manners, costums and condition of the North-American Indians (1840). - ↑ « Le Missouri est le fleuve que je connais le mieux. Pendant les quatre années qui viennent de s’écouler, je l’ai monté et descendu par eau, par terre, en berge, en canot de bois et de peau, en bateau à vapeur. J’ai parcouru les plaines de ses deux plus grands tributaires sur un espace de plus de 800 milles. J’ai traversé presque toutes les rivières qui lui portent leurs eaux, depuis la source du Yellowstone jusqu’à l’endroit où le Missouri, s’associant au Mississipi, va communiquer sa fougue au plus paisible des fleuves. J’ai bu l’eau limpide de ses sources, et, à une distance de 3 000 milles, j’ai goûté les eaux bourbeuses de son embouchure ». (Voyages aux Montagnes-Rocheuses, Second voyage, 2e lettre).
- ↑ Ce qu’il n’a pu voir de ses yeux, le P. De Smet s’en est minutieusement informé auprès des hommes les plus capables de l’instruire. Il comptait parmi ses amis bon nombre de marchands, d’interprètes, de pilotes qui avaient longtemps séjourné dans l’Ouest et partagé la vie des sauvages. Cf. Chittenden et Richardson, p. 141.
- ↑ Lettre à un grand vicaire du Canada. — 23 sept. 1852.
- ↑ Au P. Terwecoren. — 5 avril 1856.
- ↑ Ayant pu retrouver plusieurs lettres originales du P. De Smet, nous nous en sommes rapproché dans les citations.
- ↑ Voir, en particulier, Voyages aux Montagnes-Rocheuses. Lettre à son oncle Rollier.
- ↑ Missions de l’Orégon, édit. de 1848, pp. 82, 107, 122.
- ↑ On sait que l’origine des Peaux-Rouges est un point d’ethnologie encore discuté aujourd’hui. D’accord avec bon nombre de savants, le P. De Smet admet que « c’est la Tartarie, la Mongolie, et certaines autres contrées de l’Asie, qui ont peuplé successivement le continent américain. Toutefois, dit-il, il paraît également certain que des peuples de l’ancien continent (les Scandinaves) y ont aussi fondé des colonies ». Après avoir établi son opinion sur les caractères physiologiques, les monuments, les usages, les traditions, la langue, la religion, le système astronomique de ces divers peuples, il ajoute avec son bon sens ordinaire : « Il y aura toujours quelque obscurité qui nous empêchera de connaître l’origine particulière de tel et tel peuple du nouveau continent ; mais cette obscurité n’existe-t-elle pas aussi par rapport à plusieurs peuples de l’ancien » ? (Voir Missions de l’Orégon, édit. de 1848, no XXXII. Origine des Américains).
- ↑ Voir surtout Missions de l’Orégon, no XXVII. — CHITTENDEN et RICHARDSON, p. 1052-1107.
- ↑ Evening Mirror de New-York, lors de la publication de Oregon Missions.
- ↑ Voyages aux Montagnes-Rocheuses, 13e lettre.
- ↑ À François De Smet. — New-York, 5 mai 1848.
- ↑ Au P. Parrin. — New-York, 5 mai 1848.
- ↑ À Charles De Smet. — Saint-Louis, 30 juillet 1848.
- ↑ Lettre à Victorine Van Kerckhove. — Saint-Louis, 2 mai 1848.
Le géologue américain Heyden a visité ce désert en 1855, et en a rapporté de nombreux spécimens, dont il a enrichi les musées de Washington. - ↑ Cf. Lettres choisies, 3e série, p. 151-153.
- ↑ Lettre à Emilie Van Kerckhove. — Saint-Louis, 4 mai 1849.