Le Père De Smet/Chapitre 13

La bibliothèque libre.
H. Dessain (p. 297-318).


CHAPITRE XIII

LE P. DE SMET SOCIUS DU P. VICE-PROVINCIAL
ET PROCUREUR GÉNÉRAL DU MISSOURI


1849


Le P. De Smet était tout à ses projets de fondation, lorsqu’une décision de ses supérieurs en vint suspendre l’exécution.

Le P. Van de Velde avait, depuis quelques mois, laissé au P. Elet la charge de vice-provincial. Nommé alors assistant de ce dernier et procureur général du Missouri, il avait été, presque immédiatement, appelé par le Souverain Pontife au siège épiscopal de Chicago.

D’une rare culture intellectuelle, d’un zèle ardent, d’une admirable douceur, le P. Van de Velde était un des prêtres les plus distingués des États-Unis. La perte d’un tel supérieur ne laissait pas de causer à la vice-province un réel embarras. On se souvint alors que le P. De Smet avait jadis, comme procureur du collège de Saint-Louis, fait preuve d’un réel talent d’administrateur : c’est à lui que l’on confia, provisoirement du moins[1], la succession du P. Van de Velde.

Pour un missionnaire engagé dans des œuvres pleines d’espérance, pareille décision exigeait un dur sacrifice. Le P. De Smet obéit de bon cœur : « La charge du R. P. Van de Velde, écrit-il, a été mise, pour le moment, sur mes pauvres épaules. Je tâcherai de m’en acquitter de mon mieux, et de rendre tous les services en mon pouvoir aux diverses maisons de la vice-province ».[2] Suivons-le dans l’exercice de ses nouvelles fonctions.

La vice-province du Missouri comptait alors environ deux cents religieux. Elle possédait, outre l’université de Saint-Louis et le noviciat de Florissant, les collèges de Bardstown, de Louisville, de Cincinnati, plus une dizaine de petites résidences.

La mission de la Louisiane avait été rendue, en 1847, aux jésuites français de la province de Lyon.[3] Les missions des Montagnes-Rocheuses et de l’Orégon devaient passer, en 1851, sous la dépendance immédiate du P. Général, et être, trois ans plus tard, rattachées à la province de Turin.

Restaient, dans le Kansas, les deux missions des Osages et des Potowatomies. Chacune comptait une dizaine de jésuites, à la tête d’une florissante chrétienté. En qualité de socius ou assistant, le P. De Smet devait seconder le P. Elet dans son gouvernement, rédiger en grande partie sa correspondance, l’accompagner dans la visite des collèges et des missions.

Si cette charge ne confère guère de responsabilité, en revanche, elle impose des besognes peu variées, et laisse peu d’initiative. Dieu sait ce qu’il en coûta à l’ardent missionnaire pour se plier au rôle de secrétaire. « Je suis comme un soldat, écrivait-il à un ami. Lorsque je reçois des ordres, je vais là où je suis envoyé. Toutefois, comme un soldat, je puis avoir mes préférences, et je n’ai pas besoin de vous dire qu’elles sont décidément pour le pays indien ». Et encore : « Je regrette vivement les plaines, le désert et la vie des sauvages, avec leurs privations, leurs fatigues, leurs dangers. En vérité, c’étaient là des fêtes, en comparaison de la monotonie où je suis plongé ».[4]

Si la monotonie pesait au P. De Smet, on ne saurait toutefois accuser ses supérieurs d’avoir imprudemment présumé de ses aptitudes. Pendant les absences ou les indispositions du P. Vice-Provincial, il devra souvent prendre lui-même une décision, trancher une difficulté, donner un encouragement, parfois un blâme. Chaque page de sa correspondance révèle un jugement sûr, un esprit souple, une grande délicatesse de procédés.

Devant traiter avec des religieux de nationalités diverses, il s’applique à leur inspirer l’unique souci de la plus grande gloire de Dieu. « Le monde où nous vivons, écrit-il, est un monde où très peu de gens se plaisent, et où la plupart trouvent beaucoup à redire et à murmurer. Heureux, surtout dans notre Compagnie, ceux qui n’ont en vue que l’ad majorem Dei gloriam, sans préférence de pays. Les préjugés nationaux sont la peste des maisons religieuses. Je plains de tout mon cœur ceux qui en sont atteints »[5].

Dans la pratique de l’obéissance ; il n’admet point les subterfuges de l’amour-propre : « Celui qui ne peut être content, à moins d’être laissé à lui-même, ou d’avoir autorité sur les autres, celui-là n’est pas religieux »[6].

« Si nous sommes entrés dans la Compagnie pour être les maîtres, pour travailler à notre guise, nous aurions beaucoup mieux fait de rester dans le monde. Cet esprit de domination, cet attachement à notre propre volonté, sont toujours des pierres d’achoppement et de graves obstacles à notre progrès dans la vertu. De là vient souvent la tiédeur dans la prière et la méditation, le dégoût de notre sainte vocation, l’habitude de murmurer contre la conduite et les ordres des supérieurs. Aussi longtemps que nous sommes dans cette voie, nous nous éloignons du ciel ; il n’y a pour nous qu’ennui, agitation, tristesse… Sans cesse il nous faut viser au but pour lequel nous avons tout quitté : père, mère, frères, sœurs et patrie, sans nous en laisser distraire par des bagatelles ou par quelque affection désordonnée. Le ciel est vraiment une belle récompense »[7].

Si entière que soit sa franchise, le P. De Smet veille à ne blesser personne. Soupçonne-t-il un confrère de nourrir à son égard quelque ressentiment, aussitôt il lui proteste de son inaltérable amitié : « Dites au P. X… que tout est depuis longtemps pardonné et oublié, que jamais il n’est entré dans mon cœur d’amertume contre qui que ce soit. Il y a eu des malentendus, des dissentiments, qui ont eu d’assez tristes résultats. J’ai attribué tout cela au démon, jaloux des bonnes dispositions des Indiens et du grand bien qui se faisait dans les missions ».[8]

Sensible comme il l’est, la moindre marque de défiance lui cause un vrai tourment. « Je serais heureux, écrit-il à un supérieur, de vous voir à Saint-Louis. Je sais qu’il ne nous faudrait pas dix minutes pour nous entendre. Il ne me serait pas difficile de dissiper les préventions et l’antipathie que vos lettres trahissent si souvent. D’où vous viennent ces sentiments ? Je ne puis le dire ni le deviner. Ce que je puis vous assurer, c’est que je n’ai jamais eu que de l’amour et du respect pour Votre Révérence ».[9]

Rien d’ailleurs, chez le P. De Smet, qui sente la raideur ou tienne à distance ses confrères. Il sait le prix d’une parole aimable, d’un encouragement donné à propos, et n’a garde de négliger un superflu parfois si nécessaire.

Tous, jusqu’aux plus jeunes, sont l’objet d’attentions délicates. Un jour, un scolastique lui écrit pour se recommander à ses prières. Comme réponse, il reçoit ce charmant billet : « Vous me demandez une messe ; j’en dirai une demi-douzaine aussitôt que cela me sera possible Chaque fois que vous aurez quelque dévotion ou intention particulière, faites-le-moi savoir, et toujours je dirai des messes pour vous ».[10] Par ses manières simples, sa cordiale bonté, le P. De Smet sut conserver comme amis ceux qui étaient devenus ses subordonnés.

Aucun ne lui fut plus attaché qu’un jeune religieux, Jacques Bouchard, plus souvent appelé de son nom indien, Watomika, « l’Homme-aux-pieds-légers ». L’histoire de ce converti, que nous avons retrouvée écrite de sa main, est singulièrement émouvante.

Par sa mère, Marie Bouchard, Watomika descendait d’une famille d’Auvergne, émigrée pendant la Révolution. Son père, nommé Kistalwa, appartenait à la tribu des Delawares, jadis une des plus puissantes de l’Amérique.

Son intégrité, son courage, avaient fait élever Kistalwa à la dignité de grand chef. Il ne pardonnait pas aux États-Unis d’avoir usurpé les terres de ses ancêtres, et ne cessait d’inspirer à son fils une haine implacable contre les Blancs.

Élevé dans le paganisme, Watomika apprit de bonne heure à monter à cheval, à manier l’arc et le tomahawk.[11] À neuf ans, il accompagnait les guerriers à la chasse, où son audace étonnait les plus intrépides.

Un jour, on apprend qu’un Delaware vient d’être mis à mort par un parti de Sioux. Aussitôt Kistalwa rassemble ses braves, afin de poursuivre l’ennemi. Watomika demande à faire partie de l’expédition.

— Ne crains-tu pas, lui dit son père, que les Sioux ne t’arrachent le scalp ?

— Si mon père est un lâche, répond l’enfant, alors, moi aussi, je suis un lâche.

Ravi d’une telle assurance, Kistalwa donne son consentement. Mais quelle n’est pas la douleur de Monotawan, « la Gazelle-Blanche » ! — c’est ainsi que les Indiens appelaient Marie Bouchard. Les mains levées sur la tête de son fils, elle implore pour lui la protection du Grand-Esprit. Puis les guerriers s’éloignent, tandis que la pauvre mère répète en sanglotant :

— Watomika, mon cher Watomika, je ne te verrai plus !

Bientôt les Delawares ont rejoint les Sioux. Quoique inférieurs en nombre, ils jettent le cri de guerre. Une mêlée effroyable s’engage. De sa voix de tonnerre, Kistalwa excite les combattants. Blessé à la jambe, son fils continue de lutter à ses côtés. Tout à coup, Kistalwa tombe mortellement frappé ; mais la perte de leur chef ne fait que redoubler la furie des Delawares, et précipiter la déroute des Sioux.

Selon l’usage de la tribu, Watomika ne cessa de placer, chaque jour, sur la tombe de son père, un de ses mets préférés, jusqu’à ce qu’un songe vînt l’assurer que le défunt était entré dans la « Terre des Vivants ». Mais déjà Dieu se préparait à éclairer son âme des lumières de la vraie foi.

Peu après, un ministre presbytérien visita le pays pour y établir une mission. Frappé de l’air intelligent du jeune Indien, il lui offrit de l’envoyer au collège de Marietta, dans l’Ohio, pour y étudier la religion des Blancs. À cette idée, l’enfant du désert éprouve d’abord une vive répulsion. Abandonnera-t-il la terre des aïeux, sa mère qu’il chérit, pour aller vivre chez des étrangers qu’on lui a appris à détester ?… Mais bientôt, obéissant à un appel irrésistible, il se décide à partir.

À peine sorti de la barbarie, ce néophyte de douze ans se livre avec acharnement à l’étude de ce qu’on lui présente comme la vérité. Doué d’un esprit pénétrant, d’une vive propension à la piété, d’une grande délicatesse de sentiments, il passe chaque jour des heures entières dans la prière et la méditation des choses divines. Il jeûne régulièrement une fois par semaine, ne prenant de nourriture qu’au coucher du soleil.

Ses études terminées, Watomika veut se dévouer à la prédication du nouvel Évangile. Il s’y prépare en priant davantage, en jeûnant plus souvent. Mais, à mesure qu’il approfondit la doctrine de Calvin, il se sent envahir par le doute et par une inquiétude que ses austérités ne peuvent calmer. Dans sa détresse, il implore avec insistance la lumière d’en haut ; il est prêt, pour la suivre, à tous les sacrifices.

Sur ces entrefaites, il est envoyé comme prédicant à Saint-Louis, pour remplacer un confrère absent. C’est là que Dieu l’attend.

Le hasard d’une promenade le conduit un jour devant l’église des Jésuites, à l’heure où les enfants se rendent au catéchisme. Il entre. L’autel, la croix, l’image de la Vierge, lui font une impression qu’il ne s’explique pas. Avec une attention pleine de respect, il suit l’enseignement du prêtre.[12] La leçon touche précisément à des points sur lesquels il désire depuis longtemps être instruit. Il rentre chez lui plus content ; mais il lui faut la pleine lumière.

Il ne connaît encore le catholicisme que sur la foi d’odieuses calomnies. N’importe ; il n’hésite pas à recourir à un prêtre, voire à un jésuite. Il lui expose ses doutes, ses inquiétudes. La grâce fait le reste. Watomika abjure ses erreurs, et, quelques mois après, sollicite son admission dans la Compagnie de Jésus.

Reçu, à vingt-quatre ans, parmi les novices de Florissant, puis, plus tard, ordonné prêtre, le fier descendant des chefs delawares, l’ancien disciple de Calvin, écrivait au P. De Smet : « Mon unique désir, l’objet constant de ma prière, est de vivre et de mourir en vrai fils de la Compagnie, dans quelque endroit ou fonction que m’assigne la volonté de Dieu, par la voix de mes supérieurs ».

On devine quelle tendre amitié unit dès lors les deux religieux. L’apôtre des Indiens aimait à voir dans le nouveau converti, élevé à un état sublime, les prémices d’une race injustement méprisée. De son côté, Watomika, devenu le P. Bouchard, reconnaissait dans le missionnaire le plus dévoué défenseur de ses amis opprimés. Lorsqu’il vit, au mépris des traités, les Delawares dépouillés de leurs terres et de leurs biens, ce fut au P. De Smet qu’il confia sa douleur.[13]

Envoyé par ses supérieurs à San-Francisco, il devait y rester, près de trente ans, l’orateur le plus goûté, le prêtre le plus vénéré de la région. Jamais il n’oublia celui qui, au début de sa nouvelle vie, l’avait accueilli avec une si paternelle bonté, a Priez pour moi, lui disait-il ; écrivez-moi souvent. Je voudrais pouvoir être toujours auprès de vous »[14].

Les missions n’échappaient point à la sollicitude du P. De Smet. Nous dirons plus loin quel intérêt il portait toujours aux établissements de l’Oregon ; voyons comment il encourageait les missionnaires du Kansas.

On se souvient des Potowatomies de Council Bluffs[15]. Peu après le départ du P. De Smet, les PP. Verreydt et Hoecken, renonçant à morigéner d’incorrigibles ivrognes, étaient allés rejoindre à Sugar Creek, au sud de Westport, un autre groupe de Potowatomies, récemment arrivés de l’Indiana, sous la conduite d’un prêtre breton, l’abbé Petit[16].

La tribu, comprenant deux mille Indiens, était déjà à demi chrétienne.[17] Il fallait des écoles. Le P. De Smet songea immédiatement aux Dames du Sacré-Cœur.

— Croyez, dit-il à la Mère Galitzin, alors visitatrice des maisons d’Amérique, que vous ne réussirez jamais dans ce pays, si vous n’attirez la bénédiction de Dieu en fondant un établissement chez les sauvages.

— Eh ! mon Père, c’est aussi notre désir ; mais nous n’avons pour cela ni argent, ni sujets.

— Ma Mère, il le faut !

S’adressant alors à Madame Duchesne, le missionnaire lui représente les avantages d’une fondation à Sugar Creek. Il lui fait, en quelque sorte, une obligation de saisir la place, avant qu’elle soit occupée par les presbytériens ou les méthodistes.

Malgré ses soixante-dix ans, l’héroïque religieuse demande à aller elle-même chez les sauvages. « Qu’il est doux, écrit-elle à sa supérieure, de servir Dieu gratuitement et à ses frais ! Si on avait seulement quatre cents piastres pour commencer, on irait au printemps ».

Bientôt le P. De Smet portait à la Mère Galitzin cinq cents piastres qu’il venait lui-même de recueillir. Dès lors, la fondation était décidée.[18]

En 1848, les Potowatomies, de nouveau repoussés par les Américains, durent quitter Sugar Creek pour émigrer plus à l’ouest, dans une réserve de cinquante milles carrés, sur les bords du Kansas. Les Jésuites les y suivirent, ainsi que les Dames du Sacré-Cœur, et fondèrent à cet endroit la mission, bientôt florissante, de Sainte-Marie. Là encore, le P. De Smet devait rendre à ses confrères de signalés services.

En quittant Sugar Creek, les missionnaires s’étaient vus privés des subsides que les États-Unis leur accordaient jusque là pour l’éducation des enfants. Le P. De Smet écrivit lettre sur lettre au surintendant des Affaires Indiennes, et, finalement, gagna la cause de ses protégés. Ce n’est pas tout : il apprit aux missionnaires comment ils devaient traiter avec les agents du gouvernement, il les mit en garde contre les menées des protestants, et leur fit parvenir de larges aumônes.

Les Dames du Sacré-Cœur ne furent pas oubliées. « J’ai acheté, dit-il, tous les objets que vous m’avez demandés. Ils arriveront avec les objets de nos Pères. Chaque fois que je pourrai faire quelque chose pour votre service, veuillez me le faire savoir. Le P. Provincial a reçu 750 piastres pour la mission des Potowatomies ; il vous en destine la moitié ; disposez-en selon votre volonté »[19].

Grâce à ces encouragements, et au dévouement d’hommes tels que les PP. Hoecken, Duerinck, Gaillard, Dumortier, la mission Sainte-Marie se développa rapidement. Le surintendant des Affaires Indiennes déclarait que les Jésuites avaient mieux réussi avec les Indiens que tous les méthodistes ensemble. Au Sacré-Cœur, on voyait de jeunes sauvagesses passer du désert au noviciat.[20]

Au sud-est de Sainte-Marie, sur le Neosho, s’élevait la mission Saint-François de Hieronymo. Un Hollandais, le P. Schoenmakers, et un Flamand, le P. Bax, étaient allés, en 1847, reprendre l’apostolat des Osages, évangélisés, vingt ans auparavant, par le P. Van Quickenborne.

C’était une des tribus les plus déshéritées du désert. Paresseux, malpropres, adonnés à la boisson, corrompus par le voisinage des Blancs, les Osages avaient, de plus, été prévenus contre les robes-noires par les protestants. « Cette vue, écrit le P. Bax, fit verser bien des larmes à ceux qui avaient été choisis pour travailler au salut de ces infortunés ».

À cela s’ajoutaient les plus dures privations : « Nous endurâmes la faim, la soif et le froid. Nous dûmes passer les nuits à la belle étoile, dans la saison la plus humide de l’année, n’ayant chacun, pour lit, qu’une peau de buffle et une simple couverture »[21]. Le P. De Smet s’empressa de secourir cette détresse. Il assura aux écoles la régularité des subsides. Pour encourager les missionnaires, il ne craignit pas de rappeler. à l’exemple de l’Apôtre, ses propres travaux, et les souffrances qu’il avait endurées dans l’Orégon :

« J’ai moi-même fait l’expérience des privations auxquelles on est exposé en pays indien. Laissez-moi vous en dire quelques-unes, avec l’espoir qu’elles vous seront épargnées. Je suis resté plusieurs années errant dans le désert. Pendant trois ans, je n’ai pas reçu une seule lettre. J’ai vécu deux ans dans les Montagnes, sans goûter ni pain, ni sel, ni café, ni thé, ni sucre. Quatre années entières, je n’ai eu ni toit, ni lit. J’ai passé six mois sans avoir de linge sur le corps, et souvent, j’ai dû rester, des jours et des nuits, sans un morceau à manger, sans une goutte d’eau pour étancher ma soif. Pardonnez-moi si je parle ainsi ; ce n’est ni pour vous faire des reproches, ni pour me glorifier. Simplement, je rappelle ce que j’ai enduré. Jamais d’ailleurs je ne l’ai regretté. Au contraire, j’en remercie Dieu, et serais heureux d’échanger ma situation présente contre celle d’autrefois ».[22]

Les missionnaires des Osages étaient hommes à entendre ce langage. Malgré d’incroyables fatigues et des obstacles sans nombre, le P. Schoenmakers soutiendra, près de quarante ans, ce rude apostolat. La petite vérole s’étant abattue sur la tribu, le P. Bax ira de village en village, de cabane en cabane, porter les secours de la religion, jusqu’à ce qu’il tombe, à trente-trois ans, victime de son héroïque charité.

Parfois les Pères de Sainte-Marie et de Saint-François de Hieronymo trouvaient le moyen de visiter les tribus voisines, les Peorias, les Miamis, les Senecas, les Creeks. Le P. Hoecken nous a laissé la relation d’un voyage chez les Sioux[23]. C’est en plein hiver. La neige atteint quinze et vingt pieds. Monté sur un cheval boiteux, le missionnaire a les pieds, le nez et les oreilles gelés, les jambes raidies de rhumatismes. Il meurt de faim. La nuit, la tempête fait rage, les loups hurlent autour du campement. Cependant, son âme déborde de joie : « Mon unique désir est d’endurer les fatigues et les souffrances, autant que je le pourrai avec la grâce de Dieu, et aussi longtemps que je vivrai. J’ai déposé mes espérances dans le sein de mon Sauveur ; j’attends ma récompense de sa bonté, non pas en cette vie, mais dans l’autre ».

Pareil dévouement ne resta pas stérile. Le nombre des chrétiens s’accrut rapidement, tant chez les sauvages que chez les colons américains. Dès 1851, Pie IX érigeait en vicariat apostolique les missions des Osages et des Potowatomies, avec tout le territoire à l’est des Montagnes-Rocheuses. Le titulaire, Mgr  Miège, était jésuite. En allant prendre possession de son immense diocèse, il désira être introduit par le P. De Smet. C’était reconnaître les éminents services rendus par celui-ci aux missionnaires.[24]

À la charge de socius, le P. De Smet joignait, nous l’avons vu, celle de procureur général de la vice-province. Comme tel, il devait pourvoir aux besoins temporels des divers établissements de la Compagnie, en particulier des missions. L’état des finances rendait la chose difficile. La mort de M.  De Nef avait sensiblement réduit les aumônes de provenance belge. À la suite des troubles de 1848, l’allocation fournie par la Propagation de la Foi venait d’être suspendue. Le nombre croissant des sujets avait exigé, à Florissant, la construction d’un vaste noviciat. L’entretien des jésuites expulsés d’Europe constituait pour la vice-province une nouvelle charge. De tous côtés arrivaient les demandes de secours. « Nous avons, écrivait le P. De Smet, des dettes pressantes à satisfaire, et la caisse est vide ».[25] Et ailleurs, s’adressant à un ami : « Peut-être ne nous reverrons-nous jamais sur la terre. J’espère que nous nous retrouverons au ciel, là où il n’est plus question ni de chiffres, ni de réclamations, ni de livres de comptes ».[26]

Le nouveau procureur n’en travaille pas moins à équilibrer son budget selon les règles d’une sage économie. Avec une minutieuse exactitude, il tient note des recettes et des dépenses. À propos des subsides fournis par le gouvernement aux écoles du Kansas, il écrit gravement :

Doivent les États-Unis au P. De Smet : 1 fr. 75 cent. Ses lettres de comptes le montrent attentif à éviter les dettes. Cinq fois en un mois, il écrit à un confrère pour l’inviter à réduire ses dépenses. Les avis produisant peu d’effet, il menace de suspendre les paiements : « Si vous dépassez votre crédit, votre traite sera protestée ».[27] Toutefois, la plus habile administration ne saurait créer de rien des ressources suffisantes. Le P.  De Smet n’hésite pas à tendre la main. Il écrit en Belgique, en France, en Hollande. Il s’adresse à divers diocèses du Canada. Pour intéresser aux missions un plus grand nombre de bienfaiteurs, il transcrit de sa main de longues relations de voyages. Au moment où va s’ouvrir le septième concile de Baltimore, il présente à l’archevêque un mémoire, en vue d’obtenir, aux États-Unis, la création d’une ligue, analogue à celle de Lyon, pour la propagation de la foi chez les tribus de l’Ouest[28].

Les aumônes arrivent abondantes. D’un seul coup, un bienfaiteur belge envoie cent mille francs. Mais les secours sont aussitôt distribués que reçus ; encore ne suffisent-ils pas toujours à couvrir les dépenses : « J’ai dû préparer plusieurs envois pour nos missions des Montagnes. Je n’avais pas le sou ad hoc. J’ai dû, par conséquent, mendier du matin au soir, écrire et voyager pour obtenir des aumônes. Tout compte fait, il me manque 500 francs. La Providence, j’espère, me viendra en aide ».[29]

La Providence, en effet, se montrait généreuse. Plus d’une fois, les maisons de commerce fournirent pour plusieurs centaines de piastres de marchandises, sans vouloir accepter une obole. De riches armateurs, anciens élèves ou amis personnels du P.  De Smet, se chargeaient des transports. La Compagnie Américaine des Fourrures offrait aux missionnaires le passage gratuit sur les bateaux qui remontaient le Missouri.

Parfois, l’argent arrivait de la manière la plus inattendue. « Il y a plusieurs mois, dit notre procureur, le supérieur d’une mission m’écrit qu’il se trouve dans un besoin très urgent, au point de devoir peut-être bientôt abandonner ses travaux. Après sa lettre, j’en ouvre une autre, arrivée par le même courrier. Elle est du grand vicaire de Québec. « J’ai, dit-il, une somme à ma disposition. J’ai prié pour savoir comment je pouvais le mieux en disposer. Votre nom m’est venu à la pensée. Veuillez me faire savoir si vous vous trouvez dans le besoin ». En réponse, je donne à ce monsieur quelques détails sur nos missions, lui laissant à lui-même la disposition de son aumône. Je permets au Père de porter à mon compte une somme d’environ 3 000 francs. Quelques mois après, je reçois de celui-ci une lettre de remerciements, avec une lettre de change, payable trois jours après vue ; et, deux jours plus tard, je reçois du grand vicaire un billet de banque, qui couvre amplement ma dette de charité ».[30]

Instruit par de telles expériences, le P. De Smet ne s’abandonne jamais à d’excessives préoccupations. « J’ai si souvent, dit-il, éprouvé les effets de cette douce Providence, que je serais bien ingrat si je ne m’y fiais entièrement. Celui qui nourrit l’oiseau du ciel et revêt le lys des champs ne saurait abandonner ses enfants, surtout lorsqu’ils ont tout quitté pour la gloire de son nom ».[31]

D’ailleurs, le Père n’a garde d’oublier la reconnaissance due aux bienfaiteurs. Personne, en cela, ne montra plus d’à-propos et de délicatesse.

Sa charge le met souvent en rapport avec des princes de l’Église. Parmi les laïques qui s’intéressent aux missions figurent les plus beaux noms de la Belgique : le comte de Meeus, la comtesse d’Aspremont, la comtesse de Mérode, le duc de Brabant, qui sera bientôt Léopold  II Avec tous, le religieux garde une aisance et une dignité parfaites ; et l’on peut s’étonner que, mêlé depuis vingt ans à la vie des sauvages, il soit resté à ce point homme de société.

Comme jadis, il collectionne, pour les envoyer en Europe, les plantes, les insectes, les minéraux, les « curiosités indiennes ». Il donne aux lacs et aux rivières qu’il a découverts le nom des bienfaiteurs. Mais surtout, il offre des prières : « J’ai donné ordre aux sauvages Têtes-Plates, Cœurs-d’Alêne et Pends-d’Oreilles, de réciter chaque semaine le rosaire pour une de leurs grandes bienfaitrices — et c’est de vous que je parlais. Or, il est bon que vous sachiez que, chez ces sauvages, le chapelet se dit, chaque soir, dans toutes les familles ; de sorte que déjà plusieurs milliers de chapelets ont été offerts pour vous. Ils continueront, ces enfants du désert, à se montrer reconnaissants, jusqu’à ce que je leur dise de cesser, ce qui n’aura pas lieu de si tôt ».[32]

Un bienfaiteur vient-il à mourir, le P. De Smet célèbre plusieurs messes pour le repos de son âme. À diverses reprises, les membres de sa famille lui envoient de larges aumônes. En retour, deux fois par semaine, il offre pour eux le saint sacrifice. « C’est, dit-il, une dette de reconnaissance que je me suis librement imposée, et qu’il m’est fort agréable d’acquitter, car, malgré la distance qui nous sépare, elle me met directement en rapport avec vous. Chaque jeudi et chaque dimanche, vous formulez vos intentions, et moi, je les porte à l’autel. Ainsi, nous resterons jusqu’à la mort étroitement unis par le lien sublime et consolant de la religion ».[33]

Les débuts du P. De Smet dans la charge de procureur avaient coïncidé avec une suite de désastres qui, aux États-Unis, firent appeler l’année 1849 « l’année des accidents ».

Saint-Louis n’avait pas été épargné. La nuit de l’Ascension, un effroyable incendie détruisit au port vingt-sept vaisseaux. Le feu se communiqua à la ville, et plus de cinq cents maisons devinrent la proie des flammes. L’orphelinat, la cathédrale, le palais archiépiscopal étaient menacés.

Un des premiers sur le lieu du sinistre, le P. De Smet sauve les valeurs de l’archevêché, fait transporter en lieu sûr la bibliothèque, et offre aux orphelins un asile au collège. Le danger disparu, il rend grâces au Sacré-Cœur : « Puissions-nous, dit-il, répondre dignement à une si évidente marque de protection » ![34]

Presque en même temps, un fléau plus terrible que l’incendie, le choléra, s’abattait sur la ville. Pendant plusieurs mois, il désola les familles, frappant en un jour jusqu’à deux cents victimes. « Le deuil est général, écrivait le P. De Smet. Tous ceux qui ont des moyens quittent la ville. Le commerce est presque nul. Plusieurs fois, il est arrivé que des amis, qui m’avaient visité le matin, étaient le soir dans leur cercueil ».[35]

Jour et nuit, sept Pères de l’université se succèdent auprès des moribonds. Le P. De Smet n’a garde de se dérober. Nous avons sous les yeux une lettre qu’il a dû deux fois interrompre « pour courir aux malades ».

Une de ses nièces l’ayant invité à se retirer en Belgique, « L’Amérique, répond-il, n’a pas assez de prêtres pour offrir à tous ses enfants les secours de la religion, et vous osez me proposer d’aller mourir ailleurs que sur la brèche ! Si les vieilles moustaches quittent le champ de bataille pour les douceurs de la famille, que diront et que feront les jeunes conscrits ?… »

Le choléra n’a-t-il pas aussi son côté consolant ? « Il frappe en vrai sabreur, respectant fort peu le nom qu’on porte, la fonction qu’on exerce, la religion qu’on professe. Il aide puissamment les bons à devenir meilleurs, les mauvais à reprendre le bon chemin, les indifférents à secouer leur torpeur. Pourquoi redouter si fort la cause de tant de bien »[36] ?

Un tel dévouement appelait la protection divine.

L’université comptait alors, outre un nombreux personnel, plus de deux cents internes. Les Pères eurent recours à la Sainte Vierge : « Nous nous sommes mis, nous et tous nos élèves, sous la puissante protection de notre bonne Mère, avec vœu de lui offrir une jolie couronne d’argent, si nous échappons tous au fléau. Marie aime trop ses enfants pour qu’ils ne soient pas épargnés »[37].

Cette fois encore, la confiance du P. De Smet ne fut pas déçue. Bien que situé dans un des quartiers les plus éprouvés, l’établissement fut préservé. Les cours ne furent pas un seul jour suspendus. Sans qu’aucun ressentît l’atteinte du fléau, les Pères purent, six mois de suite, continuer auprès des malades leur ministère de charité.

Dès que l’épidémie eut cessé, on s’empressa d’accomplir la promesse faite à la Sainte Vierge. Un soir du mois d’octobre, professeurs et élèves se réunirent dans l’église du collège. Ornée de sa couronne, la statue de Marie fut solennellement portée à travers les rangs de l’assistance. La reconnaissance se lisait sur tous les visages, dont plusieurs étaient baignés de larmes.

L’âme débordante de joie, le P. De Smet assistait au triomphe de sa Mère. Elle avait acquis un titre de plus à sa confiance et à sa gratitude.




    a personne pour prendre ma place. Nous avons aux États beaucoup d’églises, de collèges, d’écoles, et nous sommes malheureusement trop peu nombreux pour une si lourde tâche. J’espère que d’autres Pères nous arriveront prochainement d’Europe, et qu’alors je pourrai être déchargé et recevoir la permission tant désirée de fouler encore une fois le sol indien ». (Lettre du P. De Smet à M.  Monroe, interprète chez les Pieds-Noirs. — Saint-Louis, 12 juin 1850).

    dans leurs études ; ils sont bien nourris, bien vêtus, et paraissent heureux et contents ».
    En 1856, le major Clarke, chargé par le gouvernement de inspection des écoles catholiques chez les Potowatomies, disait dans son rapport : « Je ne saurais parler en termes trop flatteurs de ces établissements. Outre le cours ordinaire d’instruction littéraire, les filles apprennent à coudre, à tricoter, à broder, à faire les divers travaux du ménage. Une école industrielle est attachée à l’institution des garçons. On y enseigne aux jeunes gens les arts utiles, tels que l’agriculture, l’horticulture, etc. Le P. Duerinck est un homme de grande énergie. Il s’entend bien aux affaires. Il est entièrement dévoué au bien-être des Potowatomies, dont il s’est montré l’ami et le père ».

  1. « Je remplis une charge qui me tient fort occupé, et il n’y
  2. Lettre au P. Smedts. — Saint-Louis, 5 mars 1849.
  3. Cette mission, on s’en souvient, avait été, en 1840, annexée à la vice-province du Missouri.
  4. Cité par Chittenden et Richardson, p. 58.
  5. Au P. Hélias d’Huddeghem. — Saint-Louis, 19 juillet 1850.
  6. Au P. Druyts. — 4 juillet 1854.
  7. Au P. Maes. — 13 février 1851.
  8. Au P. Joset. — 21 janvier 1851.
  9. Saint-Louis, 31 juillet 1849.
  10. Au Fr. L. Heylen. — 19 avril 1856.
  11. Nom donné à la hache de guerre des Peaux-Rouges.
  12. C’était probablement le P. Damen.
  13. « Quand l’insolent Américain m’aurait mis le pied sur la gorge, je n’aurais pas plus souffert ». (Lettre au P. De Smet. Chicago, 11 nov. 1857).
    « Je ne puis que pleurer et gémir sur la ruine de ma chère tribu. Elle méritait un meilleur sort. Mais qu’attendre d’un gouvernement sans loyauté, d’une nation avare, qui n’a d’autre dieu que le tout-puissant dollar, qui ne convoite que les territoires des peuples sans défense ? Ah ! mon cœur saigne quand je pense à l’avenir de ma tribu ruinée, corrompue, détruite par la main sanguinaire d’un gouvernement soi-disant libéral ». (Au même. Leavenworth, ler juillet 1857).
  14. Ce fut sans doute au moment de partir en Californie que le P. Bouchard envoya au P. De Smet l’acrostiche suivant : Remember Watomika, Souvenez-vous de Watomika.

    When friends once linked by ties so dear
    A long and sad farewell must give,
    Their former woes and pleasures seem
    Oft does the heart, when all alone,
    Mindful regard the parted form
    In all that can the soûl absorb.
    Kind friend,’tis thus I’ll muse on thee
    And think that thou art always near.

    Farewell !

    Sur l’apostolat du P. Bouchard à San-Francisco, voir the Woodstock Letters, t. XIX, p. 302.

  15. Voir chapitre V.
  16. Sur la vie et les vertus de cet admirable missionnaire, voir les Annales de la Propagation de la Foi, juillet 1839, p. 379 et suiv.
  17. Elle avait eu pour apôtres, avant M.  Petit, M.  Badin, d’Orléans, et M.  Desseille, de Bruges.
  18. Cf. Baunard, Histoire de Mme  Duchesne, p. 433 et suiv.
  19. À Mme  Lucile Mathevon. — Saint-Louis, 18 août 1849.
  20. Le président des États-Unis, Franklin Pierce, écrivait dans son Message au Congrès pour 1854 : « Les écoles dirigées par les Pères de la Compagnie de Jésus sont très florissantes. J’ai eu le bonheur d’assister à l’examen de leurs élèves ; je ne puis qu’approuver la méthode suivie dans ces établissements. Je doute qu’il y ait, dans le territoire indien, d’autres écoles qui puissent être comparées à celles-là. Les élèves font de rapides progrès
  21. Au P. De Smet. — 1er juin 1850.
  22. Au P. Schoenmakers. — Saint-Louis, 5 juin 1849.
  23. Citée dans les Lettres choisies du P. De Smet, 2e série, p. 65 et suiv.
  24. Le P. De Smet ayant été empêché, le nouvel évêque fit le voyage en compagnie du P. Ponziglione, destiné à la mission des Osages.
  25. Lettre au P.  Erensberger. — Saint-Louis, 13 mars 1849.
  26. Cité par Chittenden et Richardson, p. 59.
  27. Lettre du 27 décembre 1849.
  28. Voir Chittenden et Richardson, p. 1306.
  29. Lettre à Ch. De Smet. — 15 mai 1860.
  30. Lettre à Charles Van Mossevelde. — 27 sept. 1854.
  31. Lettre citée.
  32. Lettre à Mme  Parmentier, de Brooklyn. — 25 juillet 1846.
  33. Lettre à Ch. Van Mossevelde. — Bardstown, 20 août 1855.
  34. À une religieuse. — 22 mai 1849.
  35. À Mme  Meersman. — 4 juillet 1849.
  36. À Sylvie De Smet. — 8 juillet 1849.
  37. À Ch. Van Kerckhove. — 9 juillet 1849.