Le Père De Smet/Chapitre 18

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H. Dessain (p. 398-416).


CHAPITRE XVIII

LES RELATIONS DE FAMILLE.
NOUVEAUX VOYAGES EN EUROPE


1853-1860


Ni ses longs voyages, ni ses multiples travaux, ne faisaient oublier au P. De Smet ses parents et amis de Belgique. « La séparation, écrivait-il, même quand elle est volontaire, ou plutôt imposée par la conscience et la religion, ne peut détruire au cœur de l’homme les doux sentiments qu’y fait naître le souvenir de la famille ou de la patrie… Mes cheveux ont beau blanchir, ma vue baisser, mes forces décliner, mon attachement pour vous n’a rien perdu de sa tendresse. Chaque jour, à l’autel, j’implore pour toute la famille l’aide et la bénédiction du ciel. La seule chose que j’attende en retour, c’est que vous me gardiez toujours la même place dans votre affection, et que vous priiez parfois pour votre oncle Pierre et pour la conversion de ses pauvres sauvages »[1].

Pas plus que l’âge ou l’éloignement, l’état religieux ne le rendait insensible au souvenir des siens : « Assurément la règle de saint Ignace ne nous défend pas d’aimer nos proches, et je dois avouer que Charles a toujours été pour une large part dans mon attachement au prochain »[2].

Voyait-il quelque confrère refuser à sa famille une juste consolation, il lui reprochait son excessive réserve : « Cela est mal de ne pas écrire à ses parents, et tout le monde est mécontent, non seulement la famille, mais les étrangers »[3].

Les emprunts que nous avons faits à la correspondance du missionnaire montrent qu’il ne négligeait aucun des siens. En retour, il voulait fréquemment recevoir des nouvelles :

« Je vous en prie, écrivez-moi souvent. Parlez-moi de votre excellente femme, de vos chers petits enfants, de vos parents, de vos sœurs, de M.  le Curé, des autres connaissances et amis. A-t-on célébré des mariages ? Prépare-t-on de nouveaux baptêmes ? Croyez que je prends le plus vif intérêt à tout ce qui regarde le bonheur de la famille »[4].

Et à Charles, son neveu : « Je tiens à vous rappeler le solennel contrat que nous avons fait ensemble avant mon dernier départ de Belgique. Vous deviez m’écrire tous les mois, et, de mon côté, je devais dire tous les samedis la messe à votre intention. Je puis vous assurer que je n’ai pas, une seule fois, manqué à ma promesse. Écrivez-moi donc au plus tôt, pour dissiper la tristesse que me cause votre silence, et invitez votre frère Paul à ajouter quelques lignes à votre lettre »[5].

En revanche, il promet d’être généreux : « Pourquoi Charles tarde-t-il si longtemps à m’écrire ? Je suis prêt à lui donner vingt lignes pour chaque ligne qu’il me donnera »[6].

Afin qu’on ne l’oublie pas, il envoie fréquemment des souvenirs du Far-West. Ce sont de riches mocassins, de soyeuses robes de buffle, des habits en peau de gazelle, ornés de dessins en poils de porc-épic.

Un jour, arrive à Termonde une superbe carte des États-Unis. « Vous pendrez cette carte à un endroit bien visible de votre maison. De temps en temps, vous promènerez vos yeux sur les pays que j’ai parcourus, depuis New-York jusqu’à l’embouchure du Columbia, depuis la Nouvelle-Orléans jusqu’à Halifax, dans la Nouvelle-Écosse, et jusqu’aux glaciers de l’Athabasca, au nord des Montagnes-Rocheuses. Tranquillement assis sur votre chaise, vous franchirez les mers, les prairies, les montagnes que j’ai traversées au milieu de mille dangers, en bateau à vapeur et en canot d’écorce, en chemin de fer et en charrette, à cheval et à pied. Ainsi vous penserez à moi, et l’idée de m’écrire vous viendra plus souvent »[7].

Reçoit-il enfin la lettre désirée, l’heureux oncle a vite oublié les semaines, les mois d’attente. Autant il était impatient de nouvelles, autant il est prompt à admettre des excuses : « Un peu de négligence ou de paresse, ce n’est pas un miracle pour notre pauvre nature humaine. Et puis, quand on a l’esprit préoccupé de « certaines affaires importantes », ne peut-on pas remettre à plus tard celles qui souffriront moins du délai »[8].

Ceux qui accusent la religion de détruire les liens naturels liraient avec profit les lettres du P. De Smet. Jamais missionnaire ne resta plus attaché à sa famille. À deux mille lieues de son pays, il semble toujours vivre avec les siens ; le moindre détail l’intéresse ; pas de fête à laquelle il ne prenne part, pas de deuil auquel il ne s’associe.

Toujours sa prédilection, comme celle du Maître, semble aller aux plus jeunes.

Il vient d’apprendre la naissance de deux petits neveux. « Au nom de Dieu, écrit-il, je les bénis de loin. Je vous prie de m’envoyer leurs noms, pour que je les ajoute à ma liste au memento de la messe »[9].

Il les aime, ces êtres innocents, avant même qu’ils aient vu le jour : « La petite image ci-incluse est destinée au premier enfant d’Elmire. Vous voudrez bien la lui présenter, comme un souvenir de ma part, le jour de sa naissance »[10].

Paul a douze ans ; il s’est, pour la première fois, approché de la sainte table :« Dites-lui qu’il doit offrir une communion pour son oncle Pierre, qui offrira dix messes pour lui »[11].

À Charles, qui va se marier : « Je partage, dit-il, la joie que cet événement apporte à toute la famille. Le jour du mois de mai où doit avoir lieu le mariage n’étant pas indiqué dans votre lettre, j’offrirai chaque jour le saint sacrifice pour votre bonheur et pour celui d’Alice. Le mouvement du bateau, sur lequel j’ai fait dresser un autel, ne m’empêchera pas de tenir ma promesse ». Et, comme cadeau de noces, il offre « son grand et beau calumet indien »[12].

Lorsque revient la fête de ses frères, de ses sœurs, il unit ses souhaits aux compliments der tout petits. Parfois, c’est en vers qu’il traduit ses sentiments. Avec quelle joie ses strophes, françaises ou flamandes, sont lues et chantées dans le cercle de famille ! En 1854, pour faire diversion, sans doute, à l’agitation des Know-Nothing, il donne libre cours à sa verve poétique. Telle de ses compositions ne compte pas moins de cent cinquante alexandrins. C’est un dialogue entre sainte Thérèse et sainte Rosalie, patronnes de ses deux sœurs. Si les vers ne sont pas d’un parnassien, il y faut du moins reconnaître, avec un profond sentiment religieux, l’expression d’une très délicate amitié. Le rude travailleur a ses heures de naïf et charmant badinage :

« Puisque, maintenant, j’aime mon neveu, M.  De Bare, autant que j’aime ma nièce Sylvie[13], vous voudrez bien lui faire le fidèle portrait de votre oncle, de sorte que, si j’arrive chez lui en votre absence, il puisse me reconnaître sans m’avoir jamais vu.

» L’oncle Pierre, lui direz-vous, est un homme de moyenne taille, avec des cheveux gris, tirant sur le blanc. Le centre de son large visage est occupé par un nez auquel un Grec ou un Romain n’eût pas trop trouvé à redire. Proche voisine du nez, une bouche de grandeur ordinaire, qui ne s’ouvre guère que pour rire ou faire rire les autres. C’est sa manière, à lui, de faire aimer le bon Dieu. Le reste annonce un homme de cinquante ans, qui pèse 210 livres.

» Si jamais vous bâtissez une nouvelle maison, ajoutez six pouces à la largeur de ma porte, car je n’aime pas à être gêné en entrant dans ma chambre »[14].

Les lettres du P. De Smet se terminent par la longue énumération des parents et amis qu’il salue de loin, qu’il assure de son bon souvenir, à qui il demande des prières. Parfois la liste est longue, et ne comprend pas moins de trente à quarante noms. Ni le barbier, ni les domestiques, ne sont oubliés.

On devine si le missionnaire est heureux de posséder au moins l’image des chers absents : « J’ai à Saint-Louis plusieurs photographies de la famille. Elles forment une belle auréole autour d’une superbe gravure de la Sainte Vierge, qui fait le principal ornement de ma pauvre chambre. Dès que, le matin, j’ouvre les yeux, et chaque fois que j’entre chez moi, mes regards rencontrent l’image de notre bonne Mère, et, tout en me recommandant à sa protection, j’implore ses faveurs sur tous ceux que le cadre renferme »[15].

Peut-être jugera-t-on ce constant souvenir de la famille peu en harmonie avec le détachement religieux. Il ne faut pas oublier, pourtant, que la perfection ne consiste pas précisément à n’aimer que Dieu, mais à l’aimer par-dessus tout. Tel saint, dont on vante l’austérité, garda toujours pour ses proches une vive tendresse. François de Borgia tenait aux relations de famille, les provoquait, se plaignait de leur rareté. À son lit de mort. il se faisait nommer, un à un, ses fils, frères et parents, afin de les recommander tous à Dieu ; et, se souvenant de l’ânier qui l’avait accompagné dans ses voyages, il priait son frère d’avoir soin de ce serviteur[16].

Jamais d’ailleurs le souci de ses proches ne fit négliger au P. De Smet ses devoirs de missionnaire. Dans ses lettres les plus affectueuses, on reconnaît le religieux établi en Dieu, qui s’intéresse à tout, mais juge tout à la lumière d’en haut. Ces lettres même sont pour lui un moyen d’apostolat. Avec une délicate fermeté, il adresse à chacun avertissements et conseils. « Je crois, dit-il, avoir pour cela quelque autorité, étant le seul prêtre de la famille ».

Il apprend qu’un de ses neveux, Edmond, lit et médite avec ravissement l’Imitation. « Très bien, dit-il ; mais cela ne suffit pas. Un peu de courage vous fera ajouter la pratique à la méditation. Ce n’est pas assez de connaître Jésus-Christ ; il faut absolument l’aimer et l’imiter, sinon nos conceptions les plus sublimes sont stériles et ne comptent pour rien »[17].

À une de ses parentes, éprouvée par une longue maladie, il envoie, chaque semaine, encouragements et consolations. Il fait prier pour elle les communautés religieuses de Saint-Louis. Surtout, il l’invite à imiter la courageuse patience des saints. « Comment ! dit-il avec Saint Augustin, ne seriez-vous point capable de faire ce que tant d’autres ont fait ? Et si, de vous-même, vous êtes incapable de faire la moindre chose, dites-vous avec l’Apôtre : Je puis tout en Celui qui me fortifie »[18].

Quelques semaines plus tard, la pieuse malade est allée recevoir sa récompense. Le P. De Smet s’empresse de rappeler à son mari les fortes pensées de la foi :

« La nouvelle du décès de Laure m’a profondément affligé. Je sais quelle doit être votre douleur, en face d’une perte aussi irréparable que prématurée. Vous perdez une compagne qui faisait votre bonheur, et dont les aimables qualités ne le cédaient qu’à son admirable vertu.

» Cher Charles, les anges du ciel ont réclamé celle que vous pleurez. Elle a été admise, j’ose l’espérer, au céleste banquet, après les souffrances qu’elle a endurées avec tant de patience et de résignation. Toutefois, je l’ai recommandée aux prières d’un bon nombre de mes confrères et de religieuses de Saint-Louis. Depuis que j’ai reçu la fatale nouvelle, j’ai offert chaque jour le saint sacrifice pour le repos de son âme.

» J’ai appris avec une vive consolation que, si rude que soit l’épreuve, vous l’avez reçue avec un cœur chrétien. Vous pleurez ; mais vous ne pleurez point comme ceux qui sont sans espérance. Votre chère Laure n’a fait qu’échanger une fragile demeure terrestre pour des tabernacles qui ne sont point bâtis de main d’homme. Ici-bas, elle était votre compagne fidèle et chérie ; dans le ciel, elle sera votre ange, et intercédera pour vous »[19].

Parfois, nous le savons, le P. De Smet avait l’occasion de s’entretenir, autrement que par lettres, avec ses parents. Trois fois en sept ans, de 1853 à 1860, il revit la Belgique[20]. Quelle joie de trouver, à chaque visite, la famille plus nombreuse, de bénir les unions, de raviver les souvenirs, de constater que le temps n’a pas refroidi les amitiés !

Parfois cependant, un deuil cruel venait tout assombrir. Au mois de novembre 1860, M. Charles De Smet, frère aîné du missionnaire, mourait à sa campagne de Grembergen, près de Termonde. Magistrat intègre, chrétien fervent, il avait, par ses largesses, bien mérité des missions[21]. Le P. De Smet eut la consolation de l’assister à ses derniers moments, et de se joindre au nombreux cortège qui suivit son cercueil.

Toutefois, ce n’était pas pour revoir sa famille qu’il traversait l’océan. Il devait, comme procureur du Missouri, subvenir aux besoins de la vice-province. Surtout, il lui fallait trouver des hommes et de l’argent pour ses établissements des Montagnes.

Personne, mieux que lui, ne convenait pour cette délicate mission. On évalue à une centaine le nombre des apôtres gagnés par lui au nouveau monde. Quant aux sommes recueillies au cours de ses divers voyages, le total dépasse un million.

Voici comment il obtenait de tels succès. À peine arrivé en Belgique, le P. De Smet, par l’organe de la presse, faisait connaître sans détours l’objet de sa visite[22].

Le public averti, il commençait sa tournée. Il ne parcourait pas seulement la Belgique et la Hollande ; son Itinéraire permet de le suivre en France, en Italie, en Allemagne, en Angleterre, en Irlande.

Les premières visites étaient pour les parents des missionnaires, les bienfaiteurs, les directeurs de la Propagation de la Foi ; puis il faisait le tour des collèges, des pensionnats, des séminaires.

Partout, on lui faisait fête. Ceux qui eurent le bonheur d’entendre ses causeries n’ont pas oublié le prêtre aux longs cheveux blancs qui, avec une noble simplicité, mendiait le pain de ses enfants. D’ordinaire, il était calme, presque froid, ennemi des démonstrations sentimentales. Venait-il à parler des Têtes-Plates ou des Cœurs-d’Alène, à exposer leurs besoins, à énumérer les inqualifiables procédés des Blancs à leur égard, aussitôt il s’animait, sa voix s’échauffait, ses paupières se gonflaient, et l’on voyait des larmes couler sur son beau visage. Alors il était éloquent et, sans peine, intéressait l’auditoire à ses missions.

Si assuré qu’il fût du succès, le P. De Smet n’aimait point à paraître en public. Chose singulière, cet homme hardi jusqu’à sembler parfois téméraire, était alors d’une incroyable timidité.

Il avait accepté de parler, à Liège, dans la petite église Sainte-Catherine. Le jour venu, il paraît tout embarrassé. — Je n’oserai pas, assure-t-il ; je ne saurais rien dire. — Vous vous montrerez, réplique-t-on ; vous direz simplement que vous recommandez vos Indiens.

Il reste indécis, et l’on doit, au dernier moment, l’arracher de sa chambre pour le conduire à l’église. Il monte en chaire, commence, raconte, s’anime ; il aurait parlé trois heures ; et l’auditoire est enchanté[23].

Avec les enfants, le P. De Smet était plus à l’aise. Il aimait les réceptions naïves que lui faisaient, chez les bonnes religieuses[24], d’innocentes fillettes de douze ans. Il se faisait remettre la liste de leurs prénoms, pour les donner aux petites sauvagesses qu’il baptiserait.

En maint collège[25], il faisait parader, sous les yeux des écoliers, des jeunes gens travestis en Peaux-Rouges. Alors, la salle éclatait en applaudissements sans fin. Jouissant, plus que personne, du bonheur qu’il provoquait, le Père riait de bon cœur avec les plus petits.

Mais où il excellait, c’est dans les histoires. Comme tout missionnaire, il en savait beaucoup, les unes ravissantes, comme celle de Louise Sighouin, « la sainte des Cœurs-d’Alène »[26], les autres terribles, comme celle de Tchatka, le chef assiniboin, digne émule de Néron et de Caligula[27]. Certains de ses récits avaient une saveur toute sauvage ; par exemple, lorsqu’il parlait de la gorgée d’eau-de-vie que les Indiens se passent de bouche en bouche, et que le dernier a le droit, par compensation, d’avaler tout entière.

Rarement, il se mettait lui-même en scène. Le pressait-on de raconter ses propres aventures, il s’y prêtait avec son habituelle bonhomie.

Un jour, dans les Montagnes-Rocheuses, il avait vu, au détour d’un sentier, un ours gris se jeter sur lui et, de ses énormes griffes, le saisir à la poitrine. Se croyant perdu, il avait multiplié les actes de contrition. Puis, avec une vigueur que décuplait le danger, il avait, de ses bras, étreint l’animal jusqu’à l’étouffer[28].

Une autre fois, grâce à une allumette, il avait acquis, chez les Corbeaux, un singulier prestige.

Admirant avec quelle facilité le Père allumait sa pipe, les sauvages l’avaient cru doué d’un pouvoir magique, et lui avaient témoigné les plus grands égards. Aussi avait-il dû, avant de les quitter, leur distribuer quelques parcelles du « feu mystérieux ».

Quatre ans plus tard, visitant de nouveau leur pays, quel n’est pas son étonnement de voir la tribu entière accourue pour le recevoir ! Chefs et guerriers ont revêtu leurs plus beaux habits. Conduit d’une loge à l’autre, il doit subir force festins.

Le grand chef lui témoigne une particulière amitié.

— Robe-Noire, dit-il, c’est à toi que je dois le succès de mes armes.

En même temps, il détache de son cou un petit sachet, dans lequel le P. De Smet reconnaît le reste de ses allumettes.

— Je m’en sers, dit le chef, chaque fois que je vais à la guerre. Si le feu apparaît au premier frottement, je fonds sur mes ennemis, car je suis sûr de la victoire. Et le missionnaire avait dû lutter pour abolir cette étrange superstition.

— Vous voyez, disait-il en finissant, qu’il faut peu de chose, chez les sauvages, pour se faire un nom. Avec quelques allumettes, on passe pour un grand homme, et l’on reçoit les premiers honneurs.

L’anecdote suivante semble avoir eu grand succès. Surpris un soir, en pleine forêt, par la neige, le P. De Smet monte sur un arbre, et cherche, à la naissance des branches, un endroit où passer la nuit. L’arbre est creux ; il descend à l’intérieur. « Ainsi, se dit-il, je serai parfaitement à l’abri ».

Arrivé en bas, il sent, sous ses pieds, s’agiter quelque chose. Ce sont des oursons, trop jeunes pour être redoutables. Mais bientôt se fait entendre à l’extérieur un sourd grognement. L’ourse rentre au logis. Déjà ses griffes s’appliquent contre l’arbre ; elle grimpe, puis, à reculons, se laisse descendre dans le nid. Que faire ?… De ses deux mains, le Père saisit l’animal par la queue, et tire avec violence. Effrayée, l’ourse remonte précipitamment, et s’enfuit dans la forêt. Resté maître de la place, le missionnaire attend tranquillement que le jour lui permette de poursuivre sa route[29].

En écoutant ces récits, les enfants ne voyaient devant eux qu’un aimable vieillard, qui racontait admirablement. Eussent-ils deviné que ce prêtre était le plus grand voyageur de son temps, le protecteur de la race indienne, qui, bientôt, porterait dans les plis de sa soutane la paix des États-Unis ?

Parlant aux séminaristes, le P. De Smet savait produire une profonde impression, témoin le nombre de ceux qu’il gagna à l’apostolat. Jamais pourtant il n’eût voulu forcer une vocation, ni même inviter directement un jeune homme à l’accompagner. Simplement il exposait l’état de ses missions, il parlait avec amour de « ses chers sauvages », il les faisait aimer, et le reste suivait.

Dans les notes spirituelles d’un séminariste belge, nous trouvons les lignes suivantes, à la date du 28 octobre 1860 :

« Hier, le R. P. De Smet nous a entretenus pendant une demi-heure. C’est le premier missionnaire du monde. Il paraît fatigué ; sa figure est noble et très douce ; il parle mal le français, mais ses négligences même font plaisir. Il nous a fait du bien. Voilà un véritable apôtre, un homme mort à lui-même, parlant de ses voyages et de ses travaux comme s’il s’agissait d’un autre, et ne le faisant que pour nous édifier… Qu’il est beau de voir ce religieux, célèbre dans le monde entier, soumis comme un enfant aux ordres de son supérieur !

— Je retournerai en Amérique au mois de mai, dit-il ; mes supérieurs me l’ont commandé.

» Oui, va, noble vieillard ; nos vœux te suivront avec nos prières. Travaille, toi qui l’as tant fait déjà ; travaille pour ceux qui, avant presque de s’être mis à l’œuvre, croupissent déjà dans un lâche repos. Travaille pour moi, faible et sans vertu. Ou plutôt, puissent tes mérites m’obtenir de faire aussi ma part dans la vigne du Seigneur ! Oh ! si je pouvais te suivre ! Il y a tant de bien à faire, et si peu d’ouvriers ! Mon Dieu, que votre sainte volonté se fasse en moi ; je m’y soumets et je l’embrasse ; ne permettez pas que ma lâcheté y mette obstacle ».

Après quelques mois passés en Europe, il fallait songer au retour. Toujours c’était, pour les amis du missionnaire, un douloureux sacrifice. Lui-même ne quittait pas sans émotion ceux dont il avait, une fois de plus, éprouvé l’attachement. Au moins voulait-il qu’ils pussent le suivre à toutes les étapes de son voyage. Il leur adressait du Havre, de Southampton, d’Halifax, de New-York, des lettres où les marques d’affection se mêlent au récit de scènes pittoresques ou lugubres.

Au mois d’avril 1857, le P. De Smet s’était embarqué à Anvers, avec sept nouveaux missionnaires.

« Il faisait un temps magnifique. Sur le steamer régnait une vive animation. Une multitude d’émigrants : Allemands, Hollandais, Suisses, Belges, Français, etc., travaillaient à se rendre la traversée agréable, ou, comme disent les Anglais, confortable. Les matelots, attentifs au commandement, étaient à leur poste. » Un jour nous suffit pour atteindre Southampton. Le bateau y resta jusqu’au lendemain, pour recevoir des passagers anglais et irlandais. Il y avait à bord plus de 600 personnes. Toute la journée, on n’entendit que le chant des Allemands et des Hollandais, rassemblés sur le pont. Ils exécutèrent plusieurs parties de danse au son du violon, de la guitare et de l’accordéon. Le tillac ressemblait à un village au temps de la kermesse. Mais la joie, souvent, n’est pas de longue durée, et nous en eûmes la preuve.

» À peine avions-nous perdu de vue l’île de Wight, que la scène prend un aspect différent. La mer est agitée. Le tangage secoue violemment le navire, tantôt nous portant sur la cime des vagues, tantôt nous précipitant, comme dans un abîme, entre les eaux écumantes… Les chants et les danses ont cessé ; la table est presque déserte : la faim et la gaîté ont ensemble disparu. Çà et là, des groupes à triste figure ; des hommes, des femmes, des enfants, les yeux hagards, pâles et blêmes comme des spectres, qui se penchent sur le bord du navire, comme pour faire à la mer quelque urgente communication. Ceux qui se sont le mieux traités, et ont regardé, peut-être un peu trop, au fond du verre, ont les visages les plus défaits : ce sont de vrais parchemins.

» Neptune est à son poste. L’inexorable douanier exige son tribut, et, bon gré, mal gré, il faut payer jusqu’à la dernière obole. Or, le tribut se paie en sens contraire à l’ordre du repas. On a quitté la table après s’être régalé de dessert ; eh bien ! Neptune vous demande d’abord les amandes et les noisettes, les raisins et la tarte, ensuite le jambon ou la langue, puis le poulet et le rôti ; et il ne vous laisse en repos que lorsque vous lui avez donné tout entière votre assiette de soupe »[30].

Le P. De Smet ne cache pas qu’il a dû, à son tour, s’exécuter. Malgré son habitude de la mer, il ne put jamais s’affranchir de cette répugnante sujétion. Mais ses voyages lui ménageaient de plus redoutables épreuves.

En décembre 1853, il conduisait en Amérique treize jeunes gens. Sur le même bateau, le Humboldt, était Mgr  Miège, venu en Europe pour prendre part à l’élection du P. Beckx.

Le charbon venant à manquer, le capitaine avait donné l’ordre de gagner au plus tôt Halifax.

À quelques milles du port, un pêcheur se présente, et offre de conduire le vaisseau.

— Êtes-vous pilote ? demande le capitaine.

— Certainement, répond le pêcheur ; je puis aller chercher mon certificat.

Le capitaine le croit sur parole, et lui confie le gouvernail. Aussitôt, contre l’avis des officiers, le prétendu pilote change de direction, et le Humboldt va échouer entre les récifs, dans le voisinage de l’Île du Diable.

Il est six heures du matin ; la plupart des passagers sont encore au lit. Réveillés en sursaut, ils accourent sur le pont. Un nouveau choc fracasse le navire, et l’on voit flotter d’énormes pièces de bois. En même temps que l’eau se précipite dans la cale, le feu se déclare près des chaudières. On lance les chaloupes, qui, aussitôt, sont envahies par les passagers. Mais comment se diriger sur une mer houleuse, à travers un brouillard qui empêche de voir à deux pas ?

En vain essaie-t-on, à force de vapeur, de gagner le rivage. Déjà le vaisseau s’enfonce dans l’abîme. Le désarroi est général. Seuls, dit un témoin, Mgr  Miège et le P. De Smet restent calmes.

Bientôt une troisième secousse renverse tout ce qui est debout sur le pont. Chacun se croit perdu ; mais Dieu en a décidé autrement. Le Humboldt a touché fond, et s’arrête sur un rocher. On peut, dès lors, attendre du secours.

Presque en même temps, le brouillard se dissipe, et l’on s’aperçoit que la terre n’est éloignée que d’une centaine de pas. La mer est calme, le vent tombé, le soleil radieux.

Le lendemain, dans la cathédrale d’Halifax, le P. De Smet célébrait une messe d’action de grâces, et ses compagnons s’approchaient de la sainte table, ne doutant pas qu’ils dussent leur salut à la protection du ciel. Intrépide en face du naufrage, notre voyageur se livre, quand la traversée est heureuse, à l’ardente contemplation des œuvres de Dieu.

Un soir de mai, après avoir assisté à un glorieux coucher de soleil, il s’attarde à contempler la disposition et le scintillement des étoiles, que reflète la surface de l’eau. « Jamais, dit-il dans son Itinéraire, je n’avais joui à bord d’une plus superbe nuit. J’en profitai, et ne rentrai dans ma cabine qu’à deux heures du matin ».

Debout avant l’aube, il monte aussitôt sur le pont pour saluer le jour nouveau. « Le ciel était pur, la mer tranquille ; à peine une légère brise ridait la face des eaux. Du sein des ondes, le soleil se levait majestueux. Bientôt il apparut dans tout son éclat, lançant à chaque point de l’horizon ses rayons éblouissants. Vers l’orient, l’océan était en feu ; l’on eût dit une vaste masse d’or en fusion. En vérité, c’est un grand et sublime spectacle qu’un lever de soleil en mer. Mirabilia opéra tua. Domine, et anima mea cognoscit minis »[31].

À Saint-Louis, on attendait avec impatience le retour du P. De Smet.

Un jour, il arrive à l’improviste, et se présente à l’université pendant la distribution des prix Un nombreux public remplit la salle des fêtes. À peine a-t-on aperçu le missionnaire, qu’éclatent les applaudissements. Les discours sont suspendus ; les lauréats oublient leurs couronnes. L’humble religieux doit subir une longue ovation. « J’avoue, écrit-il, qu’à ce moment, je n’étais point du tout à mon aise ».

Il est heureux lorsqu’il a retrouvé sa cellule. Il en baise le seuil, et bénit Dieu de lui avoir rendu ses chers Indiens.

    déclare avoir entendu raconter au missionnaire un incident analogue. Cf. L’Habit d’Arlequin, Bruxelles, 1892, p. 343.

  1. Lettre à ses nièces Sylvie, Elmire et Rosalie, filles de son frère Charles. — Saint-Louis, 22 avril 1853.
  2. Lettre à M.  Blondel, d’Anvers. — Saint-Louis, 22 avril 1855. — Charles est le fils aîné de François De Smet, frère du missionnaire. Il vient de devenir le gendre de M.  Blondel.
  3. Lettre au P. Truyens. — Saint-Louis, 16 janvier 1854.
  4. Lettre à Gustave Van Kerckhove, d’Anvers, neveu par alliance du P. De Smet. — Saint-Louis, 3 juillet 1856.
  5. Cincinnati, 2 août 1854.
  6. À son frère François. — Saint-Louis, 25 janvier 1841.
  7. À Charles et Rosalie Van Mossevelde. — Bardstown, 20 avril 1855.
  8. À son neveu Charles. — Saint-Louis, 22 avril 1854
  9. À Gustave Van Kerckhove. — Saint-Louis, 11 déc. 1859.
  10. À Charles et Rosalie Van Mossevelde. — Bardstown, 20 avril 1855.
  11. À son neveu Charles. — Saint-Louis, 22 avril 1854.
  12. Saint-Louis, 20 avril 1862. — Il s’agit, dans cette lettre, d’Alice de Witte, seconde femme de Ch. De Smet.
  13. M.  De Bare venait d’épouser Sylvie De Smet.
  14. À Sylvie De Smet, octobre 1850. — Sur l’embonpoint du P. De Smet, voir Chittenden et Richardson, p. 105.
  15. À Charles De Smet. — Saint-Louis, 5 mai 1865.
  16. Cf. P. SUAU S. J., Histoire de saint François de Borgia. Paris, 1910, p. 530.
    Quant à François Xavier, le modèle des missionnaires, on sait combien il restait attaché à ses frères d’Europe. « Pour mieux garder, disait-il, votre continuel souvenir, j’ai détaché, des lettres que vous m’avez envoyées, vos noms, écrits de vos propres mains ; et ces noms, tant j’y trouve de consolation, je les porte toujours sur moi, avec la formule de ma profession ». (Aux Pères et Frères de Rome. — Amboine, 10 mai 1546).
  17. Saint-Louis, 25 septembre 1854.
  18. À Laure Blondel, première femme de Charles De Smet. Saint-Louis, ler juin 1860.
  19. À son neveu Charles. — Saint-Louis, 12 juillet 1860.
  20. En 1853, 1856 et 1860. En 1853, le président Pierce avait confié au P. De Smet des dépêches adressées à divers gouvernements européens.
  21. M. Cil. De Smet, ancien président du tribunal de Termonde» était, depuis plusieurs années, conseiller à la cour d’appel de Gand. Sur un relevé de comptes, écrit de la main du P. De Smet, nous lisons : Don de C[harles] à son fr[ère] P[ierre] : 20 000 fr.
  22. « Après de longs voyages dans les déserts de l’Amérique septentrionale, je revois de nouveau ma patrie, heureux de pouvoir exprimer aux bienfaiteurs de nos pauvres Indiens la reconnaissance des missionnaires.
    » Depuis mon dernier départ de Belgique, j’ai parcouru : des savanes où aucune mission n’est établie, où jamais peut-être aucun Européen n’avait pénétré… La Providence a soutenu mon faible courage, guidé mes pas, fécondé la semence de l’Évangile dans des terres qui ne l’avaient pas encore reçue. J’ai vu quel bien nous pourrions faire parmi ces tribus errantes, toujours en guerre les unes contre les autres, sans consolation dans le malheur, parce qu’elles n’ont pas l’espérance de l’éternité… » Le petit nombre de prêtres ne peut à la fois suffire aux besoins des catholiques et répondre au désir des sauvages qui demandent une robe-noire. Je suis donc venu en Europe faire appel aux cœurs généreux.
    » Je viens aussi demander l’aumône. Je n’ignore pas que la Belgique est constamment visitée par des missionnaires de l’Amérique, des Indes, de l’Orient. Je n’ignore pas que les bienfaiteurs ont peine à satisfaire à ces demandes réitérées. Mais personne, en Europe, ne sait quel besoin nous avons de ressources pour empêcher les défections, convertir les infidèles, former des missionnaires, bâtir des églises, soutenir des écoles, établir des réductions, et faire luire sur le désert, avec la lumière de la foi, l’aurore de la civilisation ». (Lettre au directeur du Journal de Bruxelles. — 2 juillet 1853).
  23. Le fait est raconté par le P. Broeckaert, alors supérieur de la résidence Sainte-Catherine. Cf. Précis historiques, 1873, p. 328.
  24. En particulier chez les Ursulines de Saventhem et de Thildonck, chez les Servantes de Marie d’Erps-Querbs. Cette dernière communauté avait pour supérieure une parente du P. De Smet.
  25. À Bruxelles, à Gand, à Anvers, à Namur, et, paraît-il, jusque devant les étudiants de la Sorbonne (Cf. Chittenden et RICHARDSON, p. 66).
  26. Cf. Lettres choisies, 2e série, p. 357.
  27. Ibid. 1re série, p. 223.
  28. Nous trouvons ce fait consigné dans les notes du P. Deynoodt, intime ami du P. De Smet. — M.  le baron de Woelmont
  29. Quoi qu’il en soit de cette singulière aventure, le récit nous en a été conservé par plusieurs témoins, qui le tiennent de la bouche même du missionnaire.
  30. À Ch. De Smet. — New-York, 14 mai 1857.
  31. « Vos œuvres sont admirables. Seigneur, et mon âme se plaît à le reconnaître «. (Ps. CXXXVIII, 14).