Le Père De Smet/Chapitre 19

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H. Dessain (p. 417-431).


CHAPITRE XIX

LA GUERRE DE SÉCESSION


1861-1865


En débarquant à New-York, au mois d’avril 1861, le P. De Smet trouva sa patrie d’adoption en proie à la guerre civile.

Depuis longtemps régnait la division entre les États du Sud, jaloux de maintenir l’esclavage des nègres, et les États du Nord, partisans de l’émancipation. L’élection du président Lincoln, abolitionniste déclaré, avait précipité la rupture. Déjà dix étoiles s’étaient détachées du drapeau de l’Union[1]. Les confédérés[2] venaient de s’emparer du fort Sumter et de plusieurs arsenaux. Impatient de venger cette injure, le Nord armait 200 000 hommes, et proclamait le blocus sur toute la côte des États révoltés.

Étrange guerre où, durant quatre années, lutteront, avec un acharnement sans exemple, de peuples frères. Un million de morts, les villes bombardées, les campagnes dévastées, le travail d’un demi-siècle anéanti, dix milliards dépensés en frais de guerre, des populations entières ruinées des deux côtés de l’Atlantique : tel est le bilan de ce sanglant conflit.

L’âme brisée de douleur, le P. De Smet s’était empressé de regagner Saint-Louis. Défenseur passionné de la paix et de la liberté, il déplorait le régime militaire auquel le pays était assujetti : la presse, le télégraphe mis sous la surveillance du gouvernement, les journaux supprimés, les chemins de fer coupés, les fleuves et les canaux interceptés, des citoyens, suspects de trahison, emprisonnés sans jugement. « Impossible de le dissimuler, le grande République est, en ce moment, livrée au despotisme, aussi réellement que si elle était passée entre les mains du tsar de toutes les Russies ».[3]

Plus encore que la liberté, le P. De Smet regrettait les vies d’hommes sacrifiées à d’implacables rivalités.

Il se trouvait à Washington lors de la fameuse bataille de Bull-Run. Des hauteurs qui dominent la ville, il avait entendu gronder le canon. Après une lutte acharnée, les fédéraux avaient commencé à plier, puis était venue la déroute. « L’entrée des fuyards à Washington est la plus triste scène que j’aie vue de ma vie. Sur une étendue de plusieurs lieues, soldats et officiers de toute arme, les yeux hagards, les habits déchirés, sans fusils, sans havresacs, se pressaient pêle-mêle parmi les chars, les ambulances, les voitures de toute espèce ».[4]

L’échec n’avait point abattu les courages. Le Nord demandait 500 000 hommes, 500 millions de dollars ; et la guerre se prolongeait, indécise, sur tous les points du territoire. « Dieu seul, écrivait le P. De Smet deux ans après le début des hostilités, Dieu seul, dans sa miséricorde, peut mettre un terme à cette lutte désastreuse. Personne, jusqu’à présent, n’entrevoit une issue. De nombreux combats ont eu lieu, sans amener le moindre résultat définitif. Horrible guerre, où les frères doivent s’entr’égorger, où les batailles sont souvent de véritables boucheries ».[5]

Situé à la limite des États libres et des États à esclaves, le Missouri devait être le théâtre des pires excès. Le Nord et le Sud y comptaient chacun de nombreux partisans. Pas un village, pas un hameau qui ne fût divisé en deux camps. Aussi les hostilités avaient-elles éclaté partout à la fois, sans qu’il fût possible de distinguer un fait de guerre d’un assassinat.[6]

À Saint-Louis, les meurtres se multipliaient. En deux mois, on en comptait soixante-dix. Le bruit se répandit que le P. De Smet avait failli être brûlé vif ; il avait fallu la force armée pour le dégager. La nouvelle était fausse. « Je ne pense pas, écrivait-il, qu’on m’en veuille jamais à ce point ».[7]

Il n’en était pas moins navré du tableau qu’il avait sous les yeux. La ville qu’il avait vu bâtir, l’université dont il avait, avec le P. Van Quickenborne, jeté les fondements, semblaient vouées à une ruine prochaine.

« IL y a quelques mois à peine, le commerce était florissant, la population augmentait tous les jours. Depuis lors, près de 40 000 habitants ont quitté Saint-Louis. Des milliers de maisons et de magasins restent sans locataires. Les propriétés foncières sont tombées à un quart de leur valeur.[8] Notre grand fleuve est bloqué. Des centaines de bateaux à vapeur sont amarrés le long des quais. Les produits des champs pourrissent dans les granges et les hangars. Le collège a ouvert ses cours avec un tiers de ses élèves. Quand et comment cela finira-t-il ? Impossible de le prévoir ».[9]

Cependant le P. De Smet ne reste pas inactif. Au plus fort de la guerre, muni d’un sauf-conduit, il traverse les lignes des belligérants pour aller, à trois reprises, visiter les tribus du Haut-Missouri, et ravitailler les missions de l’Orégon.[10] Plusieurs fois, il se rend à Washington, afin d’assurer aux écoles indiennes le paiement des subsides, et d’obtenir, pour les religieux de son ordre, l’exemption du service militaire.

La guerre absorbait toutes les ressources. Une somme de 13 800 dollars était due aux missions des Osages et des Potowatomies. Le P. De Smet fait observer aux ministres que les subsides sont garantis par traité. Un plus long délai serait mal interprété des Indiens. Jusqu’à présent, ceux-ci se sont montrés fidèles sujets de l’Union. Si, faute de pouvoir les nourrir, les missionnaires doivent renvoyer dans leurs familles des centaines d’enfants, n’est-il pas à craindre que les tribus ne fassent cause commune avec les rebelles ?

L’argument, paraît-il, avait sa valeur. Le P. De Smet obtient 10 000 dollars, avec promesse que le reste sera payé prochainement.

Au printemps de 1863, le Congrès votait une loi appelant sous les drapeaux quiconque avait l’âge de porter les armes. Ni prêtres, ni religieux n’étaient exempts ; déjà même quelques-uns avaient été incorporés.

Les Jésuites n’hésitaient pas, nous le verrons, à exposer leur vie pour l’intérêt du pays ; mais ils ne se croyaient pas libres de renoncer aux immunités ecclésiastiques. « Nous sommes des ministres de paix, disait le P. De Smet ; et toujours ce caractère sacré a été jugé incompatible avec la guerre et l’effusion du sang. C’est une loi de l’Église, et cette loi lie nos consciences ».[11]

L’acte du Congrès permettait bien aux conscrits de se racheter en versant une somme de 300 dollars. Mais la province du Missouri était pauvre ; pareille dépense aurait causé sa ruine ; le P. De Smet eut recours au ministre de la Guerre.

Celui-ci voulut reconnaître les services rendus par le missionnaire pendant la campagne d’Oregon. Sans que la loi fût rapportée, il autorisa les Jésuites à rester, jusqu’à nouvel ordre, dans leurs foyers. C’était une exemption tacite ; ils en purent jouir jusqu’à la fin de la guerre.

De passage à Washington, le P. De Smet eut plus d’une fois l’occasion de s’entretenir avec Lincoln. Entre l’émancipateur des esclaves et le défenseur des Indiens, l’entente était facile. Le président se montra fort bien disposé pour les missions, et promit de les favoriser.

Partout le missionnaire recevait un cordial accueil. Des hommes d’État l’invitaient à leur table. Un jour, il doit dîner à l’ambassade de Belgique avec les ministres de France, d’Espagne et de Russie. « Tous, dit-il, portaient leurs grands cordons ; j’avais un frac usé, auquel il manquait deux boutons. Tout se passa néanmoins fort agréablement. Je m’en tirai de mon mieux avec ces grands personnages ; mais je serai toujours plus à mon aise assis sur l’herbe au milieu des sauvages, chacun disant son mot pour rire, et mangeant de bon appétit une côte de buffle ou un rôti de chien gras ».[12]

Toujours pour faire connaître les missions et leur obtenir des secours, le P. De Smet publiait à New-York, en 1863, deux nouveaux recueils de lettres. Le premier, intitulé Western Missions and Missionaries, n’est que la traduction des Cinquante nouvelles Lettres parues en 1858.[13] Il renferme, outre des récits de voyages et des études de mœurs, plusieurs notices sur les premiers jésuites du Missouri. Le second volume, New Indian Sketches, contient l’histoire de Louise Sighouin, le récit de la pacification des Cœurs-d’Alène, la correspondance du missionnaire avec le général Harney.

Vouloir juger ces publications serait répéter ce que nous avons dit des Voyages aux Montagnes-Rocheuses et des Missions de l’Orégon. Même intérêt de narration, même accent de sincérité, même fraîcheur de style, même charité pour les Indiens, même ardeur à les secourir.

« Les faits relatés dans ces lettres, écrivait un journal américain, forment un important chapitre de l’histoire de l’Église dans notre pays. On peut voir, en les lisant, la différence qui existe entre l’œuvre d’un missionnaire catholique et l’œuvre d’un missionnaire protestant. L’Association américaine des Missions étrangères peut-elle offrir au public un livre comme celui du P. De Smet ? Qu’ont fait ses agents, avec les sommes énormes mises à leur disposition ? Ils comptent leurs travaux par le nombre de pages de la Bible qu’ils ont distribuées. Mais la lettre tue, c’est seulement l’esprit qui vivifie ».[14] Il se trouva pourtant des hommes pour contester la valeur de ces récits. Jadis on avait reproché au P. De Smet d’embellir les faits jusqu’à les dénaturer ; on prétendait maintenant que les Lettres n’étaient pas de lui : il aurait uniquement prêté son nom.

D’où venait la calomnie ? On ne le sut jamais. Elle ne s’en répandit pas moins en Europe. En Allemagne, même parmi les Jésuites, la conviction, à cet égard, était générale.

Toujours, lorsque sa bonne foi était en cause, le P. De Smet était douloureusement affecté. Cette fois encore, il crut devoir relever l’accusation. En termes d’ailleurs pleins d’humilité, il s’adressa au provincial d’Allemagne.

« Personnellement, dit-il, je ne mérite guère considération ; mais notre province du Missouri voit son honneur plus ou moins compromis. Elle ne pouvait autoriser pareille imposture.

» Je suis seul responsable des lettres publiées sous mon nom, et avec l’assentiment de mes supérieurs. Quant aux notices sur quelques-uns de nos Pères, j’ai, de différents côtés, recueilli des documents ; puis j’ai rédigé et fait imprimer. Dans mes longs voyages, j’ai puisé aux sources les plus sûres, donnant ensuite mes informations pour ce qu’elles valaient, et indiquant toujours la référence. Pendant mes missions chez les sauvages, tout en les instruisant, je les ai interrogés et observés, et j’ai rapporté les faits, avec ce qu’ils pouvaient avoir de consolant. Tout a été écrit ad majorem Dei gloriam, et pour obéir au désir de mes supérieurs. Je déclare donc que les lettres publiées sous mon nom n’ont pas d’autre auteur que moi, et me permets de protester devant Votre Révérence contre ceux de votre province qui avancent le contraire. Au besoin, toute la province du Missouri est prête à confirmer ma déclaration ».

Impossible de ne pas admettre ces raisons ; impossible aussi de n’être pas touché de ce qui suit :

« Je suis faible et sensible ; j’ai essuyé plus d’une injure par suite des faux bruits répandus sur mes publications. Le chapitre 36e du IIIe livre de l’Imitation[15] me console, et je tâche de le mettre en pratique. Mais, au témoignage de Thomas à Kempis, saint Paul lui-même s’est parfois justifié, de peur que son silence ne fût pour les faibles une occasion de scandale ».[16]

Non content de se dépenser au service de ses confrères et au soutien des missions, le P. De Smetaidait volontiers de ses conseils et de son influence quiconque réclamait son appui.

Les Sœurs de Sainte-Marie, de Namur, désiraient vivement s’établir en Amérique. En mars 1861, la supérieure générale fit part au missionnaire de son dessein. Témoin des succès obtenus aux États-Unis par les religieuses européennes, celui-ci encouragea le projet, et promit de s’employer à le faire réussir.

Survint la guerre de Sécession. Les évêques n’osaient entreprendre de nouvelles fondations ; d’importants pensionnats, réduits au tiers ou au quart de leurs élèves, pouvaient à peine subsister ; il fallut attendre.

Toutefois, quelques diocèses, notamment celui de Buffalo, étaient moins éprouvés. L’évêque, Mgr  Timon, était l’ami personnel du P. De Smet ; celui-ci lui parla des Sœurs namuroises et de leur projet. Ravi de la proposition, Mgr  Timon offrit à la Mère Générale un établissement à Lockport.

Cette ville ne comptait alors que 15 000 habitants. Les Sœurs devraient se contenter d’une maison modeste ; mais les élèves ne manqueraient pas ; on pouvait même espérer des novices.

Si engageante que fût l’offre de Mgr  Timon, elle ne répondait qu’en partie aux vues de la Mère Générale. Celle-ci eût désiré, à Buffalo même, un établissement qui pût donner une idée avantageuse de l’institut. Avant d’accepter, elle voulut prendre conseil du P. De Smet.

La réponse témoigne de la sagesse et de l’esprit surnaturel du religieux :

« Après y avoir mûrement réfléchi devant Dieu, je suis d’avis que vous acceptiez les propositions de Mgr  Timon. .. On peut dire, en général, des établissements catholiques en Amérique, qu’ils ont commencé bien pauvrement. Notre première habitation au Missouri consistait en deux cabanes bâties en troncs d’arbres, couvertes d’écorce, sans planchers, et mesurant de dix-huit à vingt pieds carrés. Le premier couvent des Dames du Sacré-Cœur fut établi dans un village qui n’avait pas 600 habitants. Leur maison était fort étroite. Aujourd’hui, elles ont, dans nos plus grandes villes, des pensionnats florissants. ..

» Mgr  Timon dit que, pour le moment, Buffalo, avec ses 100 000 âmes, a autant de couvents qu’il lui en faut. Dans dix ans, la ville aura probablement 300 000 âmes ; j’ose dire qu’avant ce terme, si vous venez à Lockport, vous aurez un établissement à Buffalo, et dans plusieurs autres grandes villes des États-Unis et du Canada ».[17]

Cette lettre mit fin aux hésitations de la Mère Générale. Quelques mois plus tard, cinq de ses religieuses partaient pour l’Amérique. Le succès fut rapide. Mgr  Timon demanda une nouvelle fondation. Aujourd’hui, les Sœurs de Sainte-Marie comptent aux États-Unis près de 200 religieuses, et possèdent, dans les principales villes, d’importantes maisons d’éducation.[18]

Cependant la guerre qui, depuis plus de quatre ans, désolait les États, touchait à sa fin. Plusieurs corps d’armée sudistes avaient capitulé ; Richmond, la capitale des rebelles, venait de se rendre. Lincoln félicitait le général Grant, et faisait rendre à Dieu des actions de grâces nationales.

Trois jours plus tard, « l’honnête vieillard » tombait victime de la vengeance d’un fanatique ; mais sa cause triomphait : quatre millions d’esclaves étaient devenus libres.

« Il faut remercier Dieu, écrivait Montalembert, parce qu’une grande nation se relève, parce qu’elle se purifie à jamais d’une lèpre hideuse, qui servait de prétexte et de raison à tous les amis de la liberté pour la maudire et la diffamer ; parce qu’elle justifie en ce moment toutes les espérances qui reposaient sur elle, parce que nous avions besoin d’elle, et qu’elle nous est rendue, repentante, triomphante et sauvée ».[19]

Heureux, lui aussi, de l’abolition de l’esclavage, « cette plaie remplie de gangrène »,[20]le P. De Smet se réjouit surtout des nouveaux progrès du catholicisme.

Depuis 1863, la vice-province du Missouri a pris rang parmi les provinces de la Compagnie.

Sans prendre parti dans la question qui divisait le Nord et le Sud, les Jésuites, comme les Sœurs de Charité, comme les Frères des Écoles chrétiennes, se sont empressés de secourir les victimes de la guerre. Dans plusieurs villes, ils ont ouvert des ambulances. Leur dévouement, leur zèle, ont obtenu les plus consolants résultats ; les pécheurs se sont réconciliés avec Dieu, les protestants n’hésitent pas à se faire catholiques. « L’Église des Pères, disent-ils, doit être l’Église de Jésus-Christ ».

D’autres Jésuites suivaient les troupes, en qualité d’aumôniers. Leur courageuse charité gagnait le cœur des soldats, et provoquait l’admiration des officiers. « À quoi bon, disait le général Butler, tous nos aumôniers protestants ? Pendant la paix, soit ; mais en temps de guerre, ils ne servent à rien. Ils n’ont pas de sacrements à administrer, et le dernier soldat a tout autant de pouvoir spirituel qu’eux. Seuls, les prêtres catholiques peuvent quelque chose pour les militaires sur le champ de bataille ».[21]

Entre deux combats, les aumôniers instruisent les soldats, les baptisent, les préparent à la première communion. Un jour, l’archevêque de New-York vient lui-même donner la confirmation à 400 hommes. Chose à peine croyable, les Pères peuvent prêcher des retraites de trois jours ; plusieurs officiers suivent les exercices ; il y a tel régiment où l’on compte chaque matin cinquante communions.

Même succès dans les villes qu’au milieu des camps.

La prospérité inouïe des États-Unis avait été marquée par un ralentissement des pratiques chrétiennes. De l’argent et du plaisir, tel était, pour beaucoup, l’unique souci. Les horreurs de la guerre, l’avenir mal assuré, le subit effondrement des fortunes, donnaient un autre tour aux préoccupations des moins fervents. Les Jésuites en avaient profité pour organiser de grandes missions.

À Saint-Louis, à Boston, à Cincinnati, à Louisville, à New-York, à Washington, le succès avait dépassé les espérances. Protestants et catholiques se pressaient aux sermons des PP. Weninger, Smarius, Damen, Maguire, O’Reilly. À lui seul, le P. Smarius obtenait, en moins de trois mois, 50 000 communions et 250 abjurations. Ceux qui, naguère, ne voulaient pas même entendre parler du catholicisme, montraient le plus d’empressement à se faire instruire.[22]

Toutefois, au Missouri, un parti sectaire entravait singulièrement l’action du clergé. Pour permettre aux ecclésiastiques d’enseigner ou de prêcher, la législature[23] exigeait le serment que jamais, pendant la guerre, ils n’avaient sympathisé avec le Sud. Le refus entraînait une amende de 500 dollars ou six mois de prison.

« Si cette loi est appliquée, disait le P. De Smet, nos églises seront fermées et nos écoles ruinées ». Et il ajoutait : « Nous ne tenons pas de l’État le pouvoir de prêcher et d’enseigner, et nous ne pouvons, sans compromettre l’indépendance de l’Église, prêter un tel serment ».[24]

Mais déjà, en Amérique, le catholicisme avait jeté de trop profondes racines pour qu’il fût au pouvoir de ses ennemis de l’abattre, ou seulement de l’ébranler. L’archevêque de Saint-Louis, Mgr  Kenrick, défendait à ses prêtres de se soumettre. Le jour même où la loi devait être mise en vigueur, l’université ouvrait ses cours avec 600 élèves. Les amis de la liberté en appelaient, de l’acte de la législature, à la cour suprême des États-Unis. En janvier 1867, la loi du serment était déclarée inconstitutionnelle.

Quelques mois plus tard, le P. De Smet écrivait ces lignes triomphantes : « L’Église, il est vrai, a ses combats à soutenir. Les sectaires de toute nuance lui font une guerre continuelle. Et, au milieu de l’agitation, des cris et des écrits de nos adversaires, la bonne cause gagne chaque jour du terrain. Sur le sol américain s’élèvent comme par enchantement les églises, les séminaires, les collèges, les académies, les écoles, les maisons religieuses, les orphelinats, les hôpitaux. Des milliers de protestants confient l’éducation de leurs enfants aux Jésuites, aux prêtres, aux Frères et aux religieuses. La plupart de ces enfants deviennent catholiques, et sont souvent les apôtres de leurs familles… À Saint-Louis, la population catholique approche de 100 000 âmes. C’est la Rome des États-Unis ».[25]

On le voit, si la visite des missions l’attire fréquemment sur un autre théâtre, le P. De Smet n’en observe pas moins la marche de la foi dans les États de l’Union. Sa correspondance le montre également attentif à ce qui se passe en Belgique, en France, en Italie, au Mexique. Avec un intérêt passionné, il suit, dans chaque pays, l’éternelle lutte du bien contre le mal. Pour lui, l’issue n’est pas douteuse. Volontiers il eût signé ces paroles de Montalembert : « Le bien est toujours difficile à faire, mais il se fait ; et, depuis la venue de Notre-Seigneur Jésus-Christ en ce monde, il a lentement, mais incontestablement progressé. L’histoire, d’accord avec la raison, le prouve chaque jour davantage à ceux qui l’étudient sincèrement. Le présent vaut mieux que le passé, et l’avenir vaudra mieux que le présent ».[26]

  1. La Caroline du Sud, le Mississipi, la Floride, l’Alabama, la Géorgie, la Louisiane, le Texas, la Virginie, le Tennessee et l’Arkansas.
  2. Pendant la guerre de Sécession, on donnait aux partisans du Sud le nom d’esclavagistes, de sécessionnistes ou de confédérés ; les partisans du Nord étaient appelés abolitionnistes ou fédéraux.
  3. Lettre à François De Smet. — Saint-Louis, 16 avril 1862.
  4. À François De Smet. — Saint-Louis, 7 juillet 1861.
  5. À M.  J. Van Jersel. — Saint-Louis, février 1863.
  6. « Vous avez lu les horreurs de la Révolution française et l’histoire des guerres civiles dans différents siècles et différents pays. Tout cela ne donne qu’une faible idée de la situation à laquelle se trouve réduit le Missouri. Ses propres enfants s’entredéchirent, brûlent et saccagent les maisons les uns des autres, tandis que l’ennemi du dehors pénètre dans l’État pour assouvir sa haine et sa soif de pillage… Le chef des rebelles vient de publier un manifeste, dans lequel il promet 200 millions de dollars de dépouilles à 50 000 brigands qui viendront se ranger sous son étendard… Voilà où la détestable Sécession a entraîné le Missouri ; et l’on n’en est encore qu’à la première page de son histoire ». (Lettre du P. De Smet à son frère François. — Saint-Louis, 4  décembre  1861).
  7. Au P. Terwecoren. — Saint-Louis, 17 février 1862.
  8. « Je connais des familles qui avaient 100 000 fr. de revenu en 1860, et qui sont réduites à moins de 10 000 ». (Lettre du P. De Smet à la supérieure générale des Sœurs de Sainte-Marie. — 1er mars 1862).
  9. À Charles et Rosalie Van Mossevelde. — Saint-Louis, 10 septembre 1861.
  10. Voir les deux chapitres suivants.
  11. Lettre à Thurlow Weed. — 11 avril 1863.
  12. Lettre au P. Terwecoren. — Saint-Louis, 17 février 1862.
  13. À Paris, chez Casterman,
  14. The Pilot. — 26 décembre 1863.
  15. « Contre les vains jugements des hommes ».
  16. Lettre au P. Roder. — Saint-Louis, 30 août 1867. Voir, sur le même sujet, les Précis historiques, 1868, p. 58.
  17. Saint-Louis, 19 mars 1863.
  18. Voir la Vie de la Révérende Mère Marie-Claire de Jésus, par des Sœurs de Sainte-Marie, Namur, 1895, chap. XIII.
  19. La victoire du Nord aux États-Unis, dans le Correspondant, mai 1865, p. 7.
  20. Lettre à Paul De Smet. — Saint-Louis, 7 juillet 1861.
  21. Voir les Annales de la Propagation de la Foi, 1865, p. 469.
  22. Sur l’apostolat catholique aux États-Unis pendant la guerre, voir les Études, décembre 1862 et octobre 1863.
  23. On donne le nom de législature au parlement local de chacun des États-Unis. Cette assemblée délibère sur les questions n’ayant pas un caractère fédéral.
  24. Lettre à Gustave Van Kerckhove. — Saint-Louis, 23 septembre 1865.
  25. Lettre à Émile de Meren. — Octobre 1867.
  26. Lettre aux étudiants suisses. — 25 août 1869.