Le Père Perdrix, roman/6

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Le Père Perdrix, roman
La Revue blancheTome XXVIII (p. 442-454).

Le Père Perdrix  [1]

DEUXIÈME PARTIE

chapitre iv


Que les beaux jours sont courts ! Ils vécurent l’un à côté de l’autre. Octobre s’adoucit vers sa fin et l’azur exhalait des nuages très doux qui voilaient le monde d’une intéressante mélancolie. Ils pouvaient encore s’asseoir sur le banc pendant la journée et restaient assis tous les deux, se frottant l’un à l’autre, et cueillant sur la rue, sur les maisons, sur les passants, des sentiments calmes qu’ils posaient à leurs pieds. Le Vieux ne regrettait que cela :

— Je regrette, mon ami, de ne pouvoir te donner que de la soupe et des pommes de terre. Tu ne sais pas ce qu’il aurait fallu ? Il aurait fallu que tu puisses aller manger chez eux et que tu viennes te reposer chez nous !

La pauvre Vieille leur faisait la cuisine, et ce n’était pas bien long de secouer la marmite, de remuer le seau d’eau et d’allumer quelque feu simple qui fumait avec âpreté parce qu’il n’y avait pas de soufflet dans la maison. L’hiver était plus commode à cause du poêle. À midi elle se servait d’une chaufferette, et ils mangeaient souvent du réchauffé de la veille. Elle était toute maigre, toute sèche et commençait à se casser dans les reins, non pas qu’elle devînt bossue, mais l’arête de son dos pointait et perçait sa robe. Car tout s’use à la longue et les vieux ustensiles gardent en leur peau plaintive on ne sait quelles fêlures qui craquent en une fois et les vident.

La mère de Jean vint un matin. Elle posait la main sur la poche de son tablier. Elle franchit les marches du seuil, avec l’air appesanti d’un bœuf dont les idées sont simples, et dit :

— Voilà, toi ! Ton père m’envoie. Tu nous a laissé deux cents francs quand tu es arrivé. Ton père ne veut pas que tu puisses nous accuser d’avoir gardé ton argent.

Elle sortit les deux billets de sa poche, les posa sur la table, et avant de partir retourna la tête pour dire :

— Je ne veux pas te laisser sans remontrances. Tu nous as rendus ridicules. Nous avons fait pour toi ce que personne n’avait fait avant nous. Il nous reste de toutes nos privations la mortification de les avoir subies, et toi tu te carres parce que tu as raison, parce que nous t’avons rempli le ventre, parce que notre bêtise t’a servi à pouvoir un jour te croire au-dessus de tes parents. C’est triste !

Elle s’en alla sans autre phrase. Pas un mot ne fut prononcé, et elle descendit les marches comme si sa robe avait pompé les paroles.

Tout à coup, la Vieille se trouva toute mince, et un jour que quelqu’un la regardait, cela sauta aux yeux comme une surprise. Quelque chose avait filé d’elle, presque en une nuit. On dit : « Ce n’est pas étonnant, pauvre femme ! Elle s’est usée à nourrir son vieux feignant. » Elle avait le derrière des oreilles blanc, la peau des joues avalée, et son regard s’arrondissait en regardant les pierres. Elle n’avait pas l’air de s’en rendre compte. Il n’y eut qu’une fois où, rentrant de faire ses ménages, elle raconta : « Je n’y comprends rien, je n’ai pourtant pas frotté plus que d’habitude, c’est comme si les os me tombaient. » Le soir, elle alla au cresson, revint avec son panier plein et dit : « Té donc ! j’en ai encore pas mal ramassé. » Ce fut le lendemain qu’elle se leva en disant : « Je me dépêche de sauter du lit parce que je sens que si je ne le faisais pas tout de suite, j’y resterais toute la journée. » Le sur lendemain elle réveilla le Vieux : « Oh ! là là ! je ne peux pas me lever. Faudra pourtant que je me lève pour faire la soupe. » Vers sept heures et demie il alluma le feu lui-même, puis elle passa ses bas, son jupon, son caraco, fit bouillir la soupe et la trempa. Elle n’avait pas le cœur à manger et elle regarda autour d’elle, dans la maison, dans la rue, avec un dégoût qui lui venait de loin, comme si elle allait tout vomir. Ensuite, le Vieux descendit pour annoncer à la femme de Roux, le boulanger, que la Vieille, ce matin-là, ne se sentait pas à son aise. L’autre répondit :

— Dame ! si ça dure, nous allons être obligés de prendre une autre femme de ménage.

Pendant ce temps, la Veille restait sur une chaise à se demander si elle pourrait balayer la maison. Jean se penchait avec ses bons yeux de petite fille, comme une fontaine qui se pencherait :

— Dis-moi où tu as mal, ma Vieille…

— Oh ! mon petit, je suis comme les vieux. J’ai mal partout.

Elle se contenta de faire le lit de Jean, puis balaya, et de temps à autre elle s’appuyait sur le manche à balai. Ce fut ainsi qu’elle arriva jusqu’à dix heures, après quoi elle se jeta sur son lit, toute habillée. D’ailleurs elle ne dormait pas, mais le repos semblait lui prendre les reins et les remettre en place.

À midi, tout de même, il fallut se mettre au repas. Elle se leva, pela des pommes de terre, les coupa, les fit frire. Comme les deux hommes mangeaient, elle posa son coude sur la table, le menton sur son poing et regarda leur assiette en pensant, ainsi que les cuisinières, au bonheur de voir manger. Le Vieux avait envie de se fâcher :

— Mange donc ! C’est quand on est malade qu’on a besoin de se soutenir. Tu t’écoutes trop.

Mais l’après-midi, elle fut bien heureuse. Elle s’étendit sur le dos, croisa ses mains sur son ventre et, les rideaux étant tirés, isolée du monde, elle formait avec son lit un seul corps. Pas un bruit ne passa de la rue, le Vieux avait poussé les contrevents et la chambre dans l’ombre semblait un beau pays où l’on dort.

La journée du lendemain se passa de la même façon. Pourtant le Vieux sut vaincre cette habitude qu’il avait d’attendre les bouchées toutes mâchées. Il secoua cette couche épaisse. La paresse s’était accumulée sur lui comme du lard.

— Laisse donc. Je ferai bien la soupe moi-même.

Elle ne voulut rien entendre : elle était assez ennuyée de le voir allumer le feu !

La veille, elle n’avait pas fait le ménage à fond : alors elle s’occupa des deux lits, balaya la chambre, épousseta. Elle se traînait d’un coin à l’autre en renserrant ses mains sous ses aisselles, en suivant les murailles qui vous calent. Deux fois elle fut obligée de s’asseoir, elle n’osait pas s’appuyer au dossier de la chaise, pour se tenir prête à partir ; et sous sa robe ses os pointaient comme à un poulet vidé. Enfin elle se remit au lit et s’éparpilla, en pauvre mère perdrix qui traîne une couvée lasse. À midi elle se leva. Elle avait gardé un peu de bouillon pour se soutenir, mais elle eut bien du mal, et manger lui semblait un travail de raisonnement. L’après-midi se passa comme la veille, parmi des néants qui tombaient des rideaux, avec des chutes d’oubli, de larges chutes d’oubli qui l’ensevelissaient au milieu des draps.

Jean et le Vieux restaient sur le banc, et leurs idées défilaient dans les heures. Jean sentait l’inquiétude de la voir souffrir. Le mal humain pénétrait dans sa poitrine comme une injustice constante et il ne pouvait comprendre que la vie fût moins bonne que la bonté des bons cœurs. Il se levait parfois, allait à la Vieille, écartait les rideaux. Elle le regardait comme une dernière chose que l’on veut voir et pour laquelle on a fait un long voyage. Elle sortait de sa lassitude de pauvre femme et s’oubliait autant qu’un malade peut s’oublier. Il l’embrassait dévotieusement, elle le baisait sur les joues et ses vieilles lèvres le suçaient un peu.

— Veux-tu que j’aille chercher le médecin ?

— Mais non, mon petit, garde ton argent. J’irai peut-être mieux demain.

Ah ! non, elle n’alla pas mieux le lendemain. Elle voulut se lever comme les deux autres jours, mais à peine posait-elle le pied à terre qu’on fut obligé de lui tendre une chaise : elle fléchissait ! Le Vieux se fâcha décidément :

— Nom de Dieu, tu seras donc toujours aussi bête ! Je t’ai assez dit qu’il fallait que tu restes au lit. Nous ferons la soupe aussi bien que toi

Mais au lit elle ne fut pas encore tranquille. C’était une manie ridicule : on lui mit un oreiller sous le dos, qui la soulevait afin qu’elle pût mieux voir, et si ses bras et ses jambes ne pouvaient pas se soutenir, du moins sa pensée participait-elle à la cuisine. Elle ne perdait pas un coup d’œil, se penchait parfois et disait son mot.

— Tu mets trop de beurre… Là… Mets encore une petite poignée de sel.

Il criait :

— Fous-moi la paix. J’ai pas besoin de tes conseils,

Elle les regardait manger et disait à Jean :

— Y a peut-être pas assez de soupe. Mange donc un morceau de pain et de fromage, m’ami !

Ensuite le Vieux balaya. Elle n’avait rien à dire, mais pourtant elle suivait le mouvement du balai, grattait les coins où l’on a besoin de poursuivre la crasse d’un coup pointu et se proposait le lendemain de chasser les araignées. Elle ne put pas s’en empêcher :

— Je tâcherai de me lever dans la journée pour le lit du petit.

Si l’après-midi elle n’eut à s’occuper de rien, c’est parce que personne ne faisait rien. Elle habita toute seule la maison. Les murs se renvoyaient un grand silence, les contrevents cachaient le jour et la vie s’étalait dans la chambre comme une déesse endormie : Le lit demeurait dans son coin avec les rideaux en étouffoir, sous lesquels passait le frisson d’une idée qui s’accroche, le bourdonnement d’un crâne plein de mouches et l’éternel besoin d’être la femme de ménage et de ne pas dormir quand le travail vous attend.

Le soir, on la força : le Vieux lui mit une assiette de soupe dans la main. Et mange, et mange ! La cuiller avait des arrêts, de l’assiette à la bouche, comme dans un voyage, ensuite la Vieille reposait le coude sur son traversin, attendait qu’un autre élan lui vînt et se remettait à manger avec un courage à chaque instant décru. Elle se soutenait à peine, elle aurait eu besoin d’un bon remède pour lui recoller les os. Elle se répandait dans le lit comme un vieux sac où les objets ne sont plus en place, et tout était cassé : les reins lui remontaient vers la nuque et son estomac garnissait sa poitrine d’un grand dégoût.

Le Vieux se coucha en disant : « On va voir demain comment ça va marcher », puis le Temps se coucha lui-même plein de soins quotidiens : deux ou trois larges secousses que le Vieux donnait au lit avant d’y trouver sa place et le ronflement de Jean qui montait comme une conscience qui n’a pas à se cacher. La Nuit dormait en entier, dans la maison, dans les rues, sous le ciel et semblait une halte en attendant qu’on reprît la vie comme elle avait commencé. La Vieille dans son coin se remuait avec du silence, imprimait à son corps des girations pour ne pas troubler le sommeil qui l’entourait. Vers une heure, pourtant, une chose lui échappa : c’étaient des soupirs un peu plus hauts qui s’éparpillaient d’abord, accrochaient quelque organe et puis s’étendaient. Et à deux heures le Vieux l’entendit pousser par trois fois une sorte de plainte : Hein ! hein ! hein !… Il demanda dans l’ombre : « Est-ce que tu es malade ? » Elle ne répondit pas. Alors il la toucha. Ce fut comme s’il ravalait son sang : elle ne bougeait plus ! Jean ronflait encore.

Deux jours plus tard, l’enterrement descendait la rue. Jean et le Vieux précédaient la rangée des enfants : Jacques et François, accompagnés de leurs femmes, et Marie avec son homme. La douleur était plus grande, s’accroissant de cela qui pouvait être un plaisir. Marie l’avait bien dit, la veille : « Nous voilà tous réunis. L’autre fois, c’était elle qui faisait la cuisine. — Ah ! ma pauvre amie, elle ne la fera plus maintenant », avait répondu le Vieux. Il y avait beaucoup de monde parce qu’elle était courageuse et parce qu’on savait que Jacques était mécanicien au chemin de fer. C’était un groupe noir et tassé qui marchait et faisait penser à un carré découpé en pleine petite ville de dimanche parmi des vêtements noirs et des bras ballants. Le Vieux gardait à la main son grand chapeau des jours de fête et s’en allait à la cérémonie nécessaire, sachant se tenir sous tous les coups. Jean le regarda : il avait la tête plate, presque battue, sous son front vide, les tempes avaient rentré et l’on sentait sa destinée. Il était né sans surprise pour descendre cette rue derrière un cercueil et sonner des sabots contre les pierres, pour porter des lunettes noires afin que l’on ne sût pas s’il pleurait ; et l’on ne pouvait pas s’étonner de Jean non plus car les aveugles sont appuyés. S’il y avait des bourdonnements dans sa tête, on retrouvait ceux-là mêmes qui ronflaient alentour du banc, presque informes comme des idées sans phrases : la Vieille… de la terre… le retour à la maison… sept ans comme un cul de plomb… Il faut tout de même que je sois un fameux feignant pour n’être pas capable de manger du pain… Et l’autre avec ses oremus, car leurs paroles à ceux-là sont payées… Il partait, s’asseyait à l’église, dans ces églises d’enterrement qui sonnent le vide, descendait la petite rue que l’on a vite descendue, arrivai en plein cimetière tout à côté de la fosse. Et c’était une vie qui s’arrêtait, au bord de laquelle un ora pro nobis tombait avec une pelletée de terre et faisait : poum ! Il remontait à la maison Où l’on ouvrait les contrevents que la mort avait fermés et où la nouvelle lumière sur la chambre vide semblait avoir les yeux rouges. Les bourdonnements étaient lourds, la tête se penchait, la Vieille n’était plus là : plus de cresson, plus de ménages ; le banc était en face : plus de pain !

— Oh ! va, ne te désole pas, mon père ! disaient les enfants.

C’étaient de bons enfants : ils avaient tous pleuré.

— Et surtout, embrassez bien ces pauvres petits, répondait-il.

— Père Perdrix, il faut manger pour vous soutenir, disait la femme de Pierre Bousset et elle donnait un coup d’œil à Jean tout mince dans son coin.

Les brus firent un fricot : ce jour-là encore il devait manger de la viande, il y eut un temps d’attente et il mangeait. Les brus mangeaient, Jacques et François mangeaient et le silence battait, avec les couteaux, les assiettes, car l’Autre, en partant, avait emporté le bruit de la maison. Pourtant un nuage planait à la hauteur des têtes, on portait les yeux devant soi et c’était comme une attraction du centre de la table ronde. Les hommes n’osaient pas s’entre-regarder, leurs pensées se gonflaient dans leur tête et semblaient gonfler le silence jusqu’aux limites où la pléthore le rompt comme une artère. Et cela devenait de la lâcheté. Parfois une phrase à dire s’arrêtait, rebroussait sa route, se tassait dans un buisson et décrivait des coups d’œil comme une bête aux aguets. Le Vieux se taisait : c’était d’attente que sa tête était chargée ! Il avalait sa viande et ne s’étonnait guère parce que dans la vie l’on rencontre beaucoup d’abandon. Jacques avait bon cœur : d’ailleurs il était pressé par l’heure du départ.

— Mon père, moi je t’enverrai cent sous tous les mois. Le Vieux ne dit rien et comptait : trois sous et demi par jour ! Il avait l’habitude de ces calculs. Jacques reprit :

— Tu sais bien, quand on a des enfants… Enfin, si tu as par trop besoin, tu me feras écrire. Et puis, vois donc, mon père : à présent que tu est tout seul on ne te refusera pas au bureau de charité.

— Oh ! par exemple, je ne veux pas leur demander, répondit le Vieux. Ils ont voulu me mettre à la porte, ils voudront me reprendre, mais j’en suis le maître.

— Çà, c’est de la bêtise ! s’écria François. La vraie fierté consiste à avoir la panse pleine. Je ne parle pas de mon frère : lui il gagne plus que moi. Enfin, je tâcherai aussi de t’envoyer quelque chose.

— Tu parles à ton aise, dit Jacques. Chacun connaît sa bourse. Mais, je ne dis pas que je ne lui donnerai pas de temps à autre un peu plus que je ne promets. Toi, fais-en donc autant.

Et la grande Marie agitait ses grands bras :

— Ne crains rien, mon père. On s’occupera de toi. Moi je t’enverrai des provisions, des légumes, du café, du tabac à priser et je t’enverrai aussi du sucre. Et puis les petites viendront te voir et elles ne te seront pas à charge. Enfin, je te le dis : n’aie pas peur.

Jean baissait les yeux : il avait une façon à lui d’être malheureux quand les hommes n’étaient pas clairs.

chapitre v

Il y a des choses simples : deux et deux font quatre. Les deux camarades devinrent deux camarades d’hiver avec le poêle entre eux, dont le ronflement garnissait les tuyaux. Ils n’avaient rien à dire : la flamme parlait. Le Vieux avait tout abandonné : Brûlons notre bois, et s’il manque nous brûlerons la maison. Pour rien au monde, il n’eût fait un pas : « Je veux voir ce qui arrivera. » Le cul sur le banc, le cul sur les chaises, la Vie pouvait rester, la Mort pouvait venir, il en était à regarder ses pieds. Il n’avait plus ses idées comme autrefois alors qu’il se sentait à côté du poêle et que se chauffer l’occupait : Je me chauffe ! La peau de son cœur s’était tannée, la peau de ses os durcissait au feu et les contacts humains s’arrêtaient à sa tête comme des cris d’alarme aux pierres d’un clocher mort.

Jean lui raconta une drôle d’histoire :

— Dis donc, mon Vieux, je vais sans doute avoir une place à Paris. Il faudra venir avec moi.

— Ah ! par exemple, mon ami, on me croirait bien fou !

Il avait soixante-huit ans, la jambe enflée, les pensées dures, et vivait sur les deux cents francs de Jean avec du pain et du fromage pour durer le plus longtemps. La Vieille en mourant avait laissé trente francs, il n’avait pas encore payé le curé. Son âme de village s’était incrustée sans doute et les pierres de la maison ne la laisseraient pas partir.

La seconde fois, Jean avait reçu une lettre et dit :

— Hé, Vieux ! Je crois qu’on va bientôt y aller.

— Tu es bête, mon petit. Laisse donc les autres dans leur trou.

On ne pouvait pas le remuer, ses pieds tenaient au sol comme ses fesses à la chaise, et pour l’ébranler, il eût fallu ébranler un système, transporter une petite ville et donner à une expérience de vieillard la vie nouvelle qui bouillonne au cœur de ceux qui s’en vont.

La troisième fois, ce fut encore après une lettre. Jean dit :

— Fais ta malle, mon Vieux. Dans huit jours on y sera.

Le Vieux, soudain, plongea la tête comme on pique un plongeon, rétrécit ses épaules d’un mouvement frileux et s’assit de telle sorte que les idées noires l’entouraient en longues bandelettes.

Jean se mit à rire :

— Débats-toi des pieds et des pattes. Y a pas là, je t’emmène !

C’était une folie qualifiée, qui demeurait de minute en minute, battait, et qui secouait les meubles dans la maison. Il n’y avait qu’à regarder les deux lits, l’armoire et la poutre du plafond pour sentir le poids des choses à soixante-huit ans et pour comprendre les limites humaines au delà desquelles jamais l’on ne posera ses pas.

Mais Jean dit encore :

— Tu n’as rien à répondre. Ton pays en a fini avec toi. Tu restes ici pour compte avec toute ta misère comme un vieil ignorant qui n’a rien su prendre et qui ne saura rien dire.

C’est ainsi que Jean parla et il avait bien parlé. Des mille fuites du vieux crâne par les brisures de chaque jour, les idées sortaient comme un gaz et vidaient leur homme comme un ballon qui s’abat. On pouvait lui tendre la main, au vieux pauvre, et lui dire : « Viens à ma suite, » car il avait perdu sa route. Les voies de Dieu s’arrêtent à des murs, les fronts se buttent à des pierres et les têtes assommées se penchent en attendant un soutien.

Il considérait la petite ville en son âme et la voyait tout entière, avec Monsieur Edmond que la graisse avait fait éclater, avec des bourgeois à serviteurs que leur grandeur tient éloignés du monde, avec des charrons qui s’attellent aux voitures et conduisent la vie comme des bœufs une charrette à grand’route, avec des métiers d’enclume que l’on bat et qui cassent, avec la résonance des paroles, avec des bureaux de bienfaisance où la pitié ne pardonne pas un beau jour, avec l’engourdissement de ceux qui mangent, avec des silences autour des pauvres, avec des après-midi qui pèsent sur leur dos, avec des classes et des compartiments, avec une âme que l’argent chauffe et dilate, avec la médisance qui soulève un rideau, avec la pauvre Vieille qui emporte le pain dans la tombe, et alors il se durcissait à son tour, considérait sa maison d’un œil sec et rompait ses attaches avec décision car il avait compris la méchanceté d’un monde où l’on ne peut rien aimer.

Il fallut y aller rapidement et il en devint la victime. Ils s’occupèrent à tout régler, à quitter leur vie en huit jours, vendirent les lits, l’armoire, la table, arrachèrent les meubles comme on arrache la chair d’un corps malade, n’en eurent pas beaucoup d’argent, mais se sentirent séparés des maux et légers comme un corps opéré. Il paya le curé de l’enterrement, le propriétaire de la maison, réunit ses sous, compta cent cinquante francs et fut étonné d’avoir crevé la faim au milieu de choses qui valaient de l’argent. Le petit Jean possédait tout autant, ils partaient pour Paris avec un capital de trois cents francs et pouvaient vivre, nom de Dieu ! malgré les chiens des petites villes qui regardent crever les pauvres sur leur banc. Une dernière pensée le retint la veille du départ : il baissa la tête, réfléchit à tout, pesa les folies contradictoires de rester ou de partir, analysa le fond des gueux qui frappent aux portes charitables, et comprit le n’importe où, l’exode de ceux que tout mirage entraîne parce qu’ils ont tout perdu, parce que chaque aventure est un répit et que pour crever il vaut mieux aller lécher plus loin la terre sèche des Saharas qui sont les terres promises aux os du malheur.

Ils partirent un dimanche matin, à cinq heures, dans le grand froid sec qui coupait la figure et donnait un avant goût des rues où la brise ressemble au courant d’air. Il ventait, ce matin-là, dans les six lieues qui les séparaient de la gare. Le Vieux fut étonné, car, malgré tout, malgré Jacques le mécanicien, jamais il n’avait vu le chemin de fer. Bah ! vieille bête, il ne tenait plus à rien apprendre. Il dit :

— Alors, c’est là-dedans qu’on se fourre.

Et il voulait déjà enfiler un wagon de première classe. Il s’installa à la suite de Jean et il eût entamé tout de suite la conversation, sans l’autre qui n’aimait pas les démonstrations. Il avait sa belle blouse bleue et son chapeau presque battant neuf qui lui donnait un air cossu complété par ses sabots cirés comme un riche marchand de cochons qui n’en est pas à la première élégance. Jean avait dit : « Ne prends pas tes numéros un parce qu’on se salit beaucoup dans le train. » Il avait répondu : « Tu m’embêtes ! Je veux me faire beau. Faut que je te fasse honneur. » Et il disait en route.

— C’est drôle, tout de même, de se voir là-dedans.

Ils arrivèrent à Paris par la gare d’Orléans sur les cinq heures. Le Vieux avait cousu son argent dans la poche de dessous. Jean voulait appeler un fiacre pour transporter la malle, mais le Vieux demanda :

— Combien que ça coûte ? Est-ce qu’il y a loin, d’ici chez nous ?

— Ça coûte quarante sous. Il y a à peu près un quart d’heure. C’est dans l’Île St-Louis.

— En ce cas, ne bouge pas ! Pas besoin de leur faire gagner quarante sous dans un quart d’heure. Je porterai la malle sur mes reins.

Il la posa carrément, saisit la poignée des deux mains, et marcha, solide encore, sans lever la tête, à pas pleins, jusqu’à leur hôtel où il se déchargea dans l’allée en poussant un Han !

C’était un hôtel meublé à deux corps de bâtiment, l’un sur le quai, avec un escalier à tapis jusqu’au premier étage, à qui les peupliers de la Seine donnaient un charme de grand quartier, l’autre sur la cour, bâti avec la bêtise de la pierre et du plâtre, étiolé, jauni, suintant. Dans celui-ci, ils eurent une chambre de vingt francs, au quatrième étage, où la commode perdait ses tiroirs et participait à d’anciennes humidités, où le lit de fer avait fléchi sous le poids des ménages de maçon et où le poêle un peu rouillé versait son froid aux murs. Pourtant la table ronde était faite comme ailleurs et l’esprit y posait avec dilection le fromage et le pain. Le Vieux dit :

— Dame ! On ne sera pas mal ici. Ce qui m’étonne c’est de voir comme c’est petit. Enfin, qu’est-ce que tu veux ? On en sera quitte pour se donner un peu moins de mouvement.

Ce soir-là, ils allèrent chez un marchand de vins de l’autre côté de l’eau. La ligne des becs de gaz tendait le dos comme un arc et filait à perte de vue dans un lointain que cachaient des maisons et des voitures et où des bruits fracassaient les masses du soir comme un assaut à des portes de bronze. Le Vieux disait :

— Il m’embête ton Paris. C’est un trop grand cassement de tête.

Ils mangèrent un bifteck, des haricots, un fromage de Brie, en eurent pour une cinquantaine de sous et trouvèrent qu’on ne mange pas trop mal à Paris. Le Vieux réfléchit à une chose :

— Dis donc, mon ami, Moi, je vais garder la grosse bourse parce que je resterai à la maison et je risquerai moins de me la faire voler. Je serai le gouvernement.

Puis ils rentrèrent, procédèrent au déballage de la malle et le Vieux avait peur du portemanteau où ses vêtements mal cachés eussent tenté les gens qui rôdent autour des chambres d’hôtel. Il s’en consola d’ailleurs en se mettant au lit vers huit heures un quart, mais il avait mal calculé. Voici que de tous côtés la procession commença dans les escaliers, avec des paroles qu’on entendait et qui sortaient si bêtement qu’on avait envie de les reprendre et que, dans les chambres voisines, un jacassement d’hommes et de femmes vous surprenait encore comme la folie du discours, comme la démangeaison des langues et qu’on en était à se demander comment un ménage avait tant de mots à se dire. Le Vieux n’y tenait pas :

— Enfin, qu’est-ce qu’ils ont donc tous ceux-là ? y a donc la noce, aujourd’hui.

(À finir.)Charles-Louis Philippe

  1. Voir La revue blanche des 1er  et 15 mai, 1er  et 15 juin et 1er  juillet1902.