Le Péril bleu/I/XII

La bibliothèque libre.
Louis-Michaud (p. 108-116).

xii

Sinistres



Le duc d’Agnès était pressé de se mettre à l’œuvre avec son ingénieur. Il quitta Mirastel le même jour que Tiburce. Et le lendemain, 9 mai, M. et Mme Monbardeau regagnèrent Artemare.

Alors, au vieux château, la vie commença d’être un labeur douloureux et funèbre. L’idée de Marie-Thérèse obsédait les esprits. Par moments, on aurait préféré l’assurance de sa mort à l’incertitude, qui est une torture innombrable. (Quand on craint pour une jeune fille, on a tant de choses à craindre, n’est-ce pas ?)

Mme Le Tellier passait des heures et des heures enfermée dans la chambre de sa fille. Puis soudain, le besoin d’action qui les travaillait tous domptait sa langueur native, la poussait dehors et la faisait marcher au hasard, très vite, d’un pas tumultueux.

Chacun possédait, sur sa table ou sa cheminée, quelque portrait de la disparue, et chacun le contemplait bien des fois, religieusement, avec des souvenirs et des pensées, comme une icône sur un autel. Mme Arquedouve était privée de cette humble consolation ; ses yeux déjà morts la lui refusaient. Mais il y avait dans le salon un buste irréprochable de Marie-Thérèse, — un buste si ingénieux qu’il évoquait la jeune fille tout entière. Et l’on voyait la petite vieille dame palper le marbre longuement, de ses mains blanches et subtiles, et considérer de la sorte l’unique ressemblance qu’elle pût distinguer. C’était une occupation qui lui causait tout ensemble du plaisir et de la peine. Elle souriait, puis elle sanglotait. Ainsi ses yeux, qui l’avaient devancée au néant, cessaient par malheur d’être inutiles, et pleuraient d’autant plus qu’ils ne pouvaient rien voir. — Quand elle entendait venir Mme Le Tellier, elle interrompait d’un effort le cours de ses larmes, et les deux femmes se plaisaient à parler d’une infortune que tout leur rappelait.

Tout. Même le chien Floflo, qui se tenait silencieux. Même le logis, qui paraissait désolé. D’habitude, il était fleuri par les soins de Marie-Thérèse. Elle savait grouper des fleurs dans un vase avec cette grâce japonaise qui fait croire qu’elles ne sont pas cueillies et moribondes… Mais les vases, tels des corps sans âme, restaient vides ; et les iris, près de la botasse[1], vainement mauves, pourrissaient loin des hommes.

Il semble que le plus accablé de tous ait été M. Le Tellier. L’astronome ne sortait plus de son cabinet de travail. Exténué de contention morale, las de réfléchir à cette catastrophe incompréhensible, il n’avait plus la force de raisonner ; il rêvait, face au paysage magnifique. Le site printanier, plein de vie et de soleil, lui paraissait morne et désert. La joie de la saison aggravait sa tristesse. Il regardait les arbres des vergers en fleurs et songeait à des squelettes macabrement pomponnés. Devant ce décor d’espace et de montagnes sa fille avait passé si souvent — si souvent, mon Dieu ! — qu’il n’y voyait plus que le fond d’un portrait qu’elle eût déserté, — le spectacle même de son absence.

Pour Maxime et pour Robert, ils travaillaient : le premier dans son laboratoire, afin de lutter contre l’inquiétude, et le second dans sa chambrette, à des ouvrages clandestins dont le but se devine aisément.

Jusqu’au 13, rien ne troubla ce calme cruel, si ce n’est pourtant quelques tournées d’exploration faites par Robert du côté de Seyssel et des communes molestées, et si ce n’est un voyage de M. Le Tellier à Lyon.

Un voyage atroce. Il partit comme un fou, ayant lu qu’on avait retiré du Rhône le cadavre d’une femme inconnue dont la mort pouvait remonter à la date néfaste du 4 mai. Il s’absenta sous un prétexte, à l’insu de tous, et revint le soir même, soulagé d’un pesant fardeau. La femme de la Morgue se trouvait brune, d’âge mûr et de type oriental. Une drague l’avait extraite de la vase, cousue dans un sac et nue. Tout cela était si loin de Marie-Thérèse, si étranger aux préoccupations de M. Le Tellier, qu’il s’aperçut enfin de l’excès où l’avait mené son abattement. De ce jour, il se raffermit peu à peu.

Il y eut aussi des reporters qui s’en vinrent carillonner à la porte de Mirastel, et qui, une fois éconduits, se bornaient à prendre des vues du château et de ses parages. Il y eut encore les arrivées du facteur, toujours attendues, toujours décevantes…

Et c’est tout ce qu’il y eut. Et dans la campagne également la tranquillité s’était rétablie, — quand ceci arriva tout à coup :

Dans la nuit du 13 au 14, le village de Béon, — situé entre Culoz et Talissieu, au pied du Colombier, à trois kilomètres de Mirastel, — fut ravagé. Des mains sacrilèges émondèrent la floraison des arbres fruitiers. Différentes bestioles, couchant à la belle étoile, disparurent sans laisser de trace. Enfin et surtout, une femme, attirée dans son potager par un bruit insolite, ne rentra pas et subit le même sort que les branches et les animaux. Il fut impossible de la retrouver.

De Béon, une vague circulaire d’épouvante se propagea sur le pays. Les journalistes y affluèrent. Mais, à partir de cet instant, les sources de terreur ne devaient plus cesser de se multiplier ; car, chaque nuit, un village nouveau reçut la visite du Sarvant.

Bientôt même il y eut des gens qui furent confisqués en plein jour, dans les lieux écartés. De ce nombre étaient les bergers et les vachères qui s’en allaient, seuls avec leurs bêtes, par les prés de la montagne. La plupart du temps, une seule personne disparaissait ; parfois deux ; et trois de-ci de-là. On remarqua que les enlèvements diurnes s’exécutaient de préférence sur les hauteurs, et que les flibustiers, de peur d’être trahis, avaient soin de capturer les témoins de leurs actes.

Dans la nuit du 14 au 15, Artemare y passa. (Les Sarvants, on ne sait pourquoi, sautèrent un hameau, deux villages et trois châteaux, dont Mirastel.) Et l’on enregistra la perte de Raflin, l’ancien amoureux de Fabienne d’Arvière. Le pauvre homme, encore malade, traversait sa cour clopin-clopant lorsqu’il fut appréhendé. Sa vieille mère était folle de peur et redoutait qu’il ne prît froid, à cause qu’il n’avait sur lui qu’une robe de chambre.

Dans la nuit du 15 au 16, quittant la route et poussant une pointe au sud, le Sarvant pilla Ceyzérieu, sur la côte, en face de Mirastel, par delà le marais. Puis il revint à la route, malmena Talissieu où il s’empara d’un poulain nouveau-né, raccourcit de sa pointe ornementale une tourelle de Châteaufroid, et chaparda quelques lapins dans un cuveau de métairie.

Le 17, le docteur Monbardeau reçut la lettre suivante, qui le mit au désespoir et prouvait, d’autre part, que le fléau s’étendait plus avant qu’il ne semblait, c’est-à-dire jusqu’à Belley. Cette lettre était de Front, l’amant de Suzanne Monbardeau.

(pièce 239)

   Monsieur Monbardeau,

Bien que nos relations aient toujours été plus que tendues, je me vois dans la triste obligation de vous faire part de ce qui m’arrive.

En revenant hier d’une course de quinze jours, je n’ai plus retrouvé votre fille chez moi. Elle s’est défilée à l’anglaise avec un joli cœur quelconque (puisque je sais qu’elle n’est pas rendue chez vous) et à la faveur de ces prétendues disparitions dont les suppôts du pape remplissent le département. Car vous ne voudriez pas que j’y croie ? Votre fille est une coquine. Je n’ai pas pu avoir de renseignements sur sa fuite, la maison où je lui ai fait l’honneur de la recueillir étant à distance du bourg. Voilà ce que c’est d’avoir un tempérament de[2]…, mais j’ai cru devoir vous en avertir, à cette fin que vous sachiez qu’à partir de maintenant il n’y a, encore moins que par le passé, rien de commun entre nous.

Je vous salue.

Onésime Front.

L’horreur du fait se renforçait de la trivialité du rustre qui l’annonçait. Suzanne, certes, n’avait pas fauté une seconde fois ; tous l’affirmaient. Elle était donc aussi la proie du Sarvant !… (Et ce qui vint le corroborer, ce fut, dans la nuit du 17 au 18, la dévastation de Saint-Champ, non loin de Belley.)

Suzanne enlevée ! Ce dernier coup portait au comble la détresse des Monbardeau. Madame déraisonna pendant une semaine, puis s’éleva sans relâche contre la rigueur paternelle qui avait exilé la pécheresse repentante. Ce à quoi Monsieur ne savait que répondre, et baissait la tête en pleurant.

Le matin du 19, les gens d’Artemare apprirent que la nuit avait été funeste au village de Ruffieux, sis à quinze kilomètres outre-Rhône, sur la route de Seyssel à Aix-les-Bains. La nouvelle manquait de précision. On parlait vaguement de plusieurs personnes enlevées, — ce qui demandait confirmation.

Mais, avant d’être fixés, les Artemarois connurent un événement plus sensationnel encore.

Un reporter-photographe de Turin était parti bien avant l’aurore pour le sommet du Colombier, afin de photographier le théâtre du rapt dans la splendeur d’un soleil levant. (Ce raffinement s’explique par le nombre incalculable de clichés que ses confrères avaient déjà pris du même lieu, dans des conditions différentes d’heure et de température.)

Or, de même que Marie-Thérèse et ses cousins n’étaient pas redescendus, le reporter-photographe ne redescendit pas.

Grande émotion dans Artemare. Palabres et conciliabules, à l’issue desquels une troupe d’hommes courageux (on en trouvait encore à ce moment-là) se mit à la recherche de l’envoyé perdu.

Ils montèrent jusqu’à la croix. Et là ils découvrirent l’appareil photographique planté sur ses trois pieds en compagnie d’une espèce de nabot hideux, goîtreux, haillonneux, vautré dans l’herbe, et que nul ne reconnaissait. Pas le plus petit soupçon de journaliste, — à moins qu’il ne fût devenu, par sortilège, ce nain repoussant, à la tête trop grosse, aux bras trop courts, qui, d’un œil animal, regardait venir les sauveteurs.

Eux s’arrêtèrent, cherchant de tous côtés l’ancien aspect du publiciste… Mais rien ! Alors ils s’approchèrent de son nouvel aspect, — je veux dire de la vilaine créature impassible, — et ils s’aperçurent bientôt qu’ils avaient affaire à l’un de ces malheureux crétins, sourds et muets, dont la région possède plusieurs exemplaires.

Et dans ce temps-là, l’audace leur vint de le toucher. Car jusqu’ici, la peur de se brûler aux mains les en avait détournés. On voulut le faire lever, et l’on sut — disgrâce suprême ! — qu’il était paralytique.

Ils le prirent donc avec eux, ainsi que l’appareil à trépied, et ils commencèrent à descendre de la montagne.

Mais comme ils arrivaient à Virieu-le-Petit, avec des mines où l’ébahissement persistait, voilà qu’ils firent la rencontre d’un bouvier qui s’apprêtait à mener des troncs de sapins à la scierie d’Artemare.

Et cet homme, avisant le nabot, s’écria :

— « Ho ! le Gaspard ! Quéto coufa iqueu ? »

Ce qui signifie :

— « Tiens ! le Gaspard ! Qu’est-ce qu’il fait là ? »

Et il leur enseigna la vérité, à savoir que l’idiot était un habitant de Ruffieux ; qu’il y passait des nuits et des journées accroupi au seuil de la maison de son père laquelle ouvre sur la route ; et que tous les bouviers, rouliers et messagers ne connaissaient que lui, à force de le voir au bord au chemin, immobile et « à cropeton ».

L’histoire fit tapage. C’était une infernale substitution que celle d’un journaliste de Turin et d’un innocent de Ruffieux au plus haut du Colombier !… On tenta d’interroger le Gaspard, d’obtenir au moins un geste expressif… Hélas ! folle tentative. Jamais il ne fut plus sourd, ni plus muet, ni plus imbécile, ni plus ankylosé.

Son père, quand il le revit, regretta de le revoir. Et ainsi le seul rescapé fut-il le seul qui ne pût rien rapporter au sujet des Sarvants, et le seul dont on eût souhaité qu’il y restât. Cependant les autres reporters-photographes donnèrent de l’argent au père du Gaspard, dans le dessein qu’il leur permît de clicher ce héros ; et il bénit le retour de son enfant.

Contrairement aux on-dit, le Gaspard avait été l’unique objet humain dont le Sarvant eût démeublé Ruffieux.

Dans la nuit du 19 au 30, ce fut le tour d’Ameyzieu, presque sous les murs de Mirastel. Mais les précautions abondantes dont les campagnards s’entouraient déjà limitèrent le dommage à des pertes matérielles.

Les hôtes de Mirastel se dirent que l’heure était venue pour eux d’être tourmentés ; la zone dangereuse s’était rétrécie autour du château à mesure qu’elle s’élargissait au loin ; le hasard seul pouvait leur épargner l’attaque du Sarvant.

M. Le Tellier s’en réjouit beaucoup. Depuis le commencement des déprédations, persuadé comme tout le monde que leur secret ne faisait qu’un avec celui de l’enlèvement du 4 mai, il s’était dépensé en multiples activités. Au début, il avait même souri de bon cœur, à l’idée de toutes les hypothèses que la reprise des hostilités réduisait à néant. Par là le champ des conjectures se trouvait singulièrement restreint, et les circonstances semblaient donner raison au duc d’Agnès, qui avait prédit d’autres rapts avant la taxe des rançons. Le nombre actuel des otages retenus par le Sarvant démontrait que celui-ci n’en avait pas voulu spécialement à Marie-Thérèse et à ses cousins. — L’ayant compris, M. Le Tellier télégraphia tout de suite au duc d’Agnès, pour qu’il arrêtât l’ami Tiburce entraîné sur sa fausse piste. « Mais, répondit le duc, Tiburce court après Hatkins. Il s’est embarqué le 8 à destination de New-York, poursuivant le milliardaire en voyage. »

M. Le Tellier lamenta cette énorme sottise, et revint à ses préoccupations personnelles.

Avec son fils, son beau-frère et son secrétaire, il parcourut les endroits saccagés. Ils observaient. Ils questionnaient. Ils éprouvaient une sorte de soulagement pervers à constater que d’autres familles souffraient du fléau qui les avait frappés. Mais ils n’obtenaient aucune indication, et recommençaient ailleurs de plus belle, stimulés par les trois femmes, qui joignaient à leurs encouragements des recommandations de prudence. Elles ne les laissaient pas sortir après le coucher du soleil et leur défendaient de se séparer quand ils allaient dans les solitudes.

Un jour, néanmoins, Mme Arquedouve — qui était la première à prêcher la confiance et le zèle, et qu’on savait d’une bravoure peu commune — changea tout à coup de manières et se montra pusillanime à outrance. Pressée d’avouer la cause de sa frayeur, elle finit par s’y résoudre le lendemain du sac d’Ameyzieu. « Cette nuit-là, comme la nuit du sac de Talissieu, elle avait perçu d’étranges vibrations. Peut-être pas exactement des bruits, mais quelque chose du même genre. Quelque chose de vibrant, que ses sens d’aveugle lui avaient permis d’apprécier. C’étaient des perceptions analogues à celles que lui procurait le passage d’un aéroplane, ou d’un dirigeable, ou encore d’une grosse mouche, trop éloignés pour être entendus au sens propre du terme ; mais ce n’était ni l’un, ni l’autre. C’était un bourdonnement sombre à force d’être sourd et grave, et qui impressionnait tous ses nerfs, tout son corps, plutôt que son oreille. Cette anomalie l’avait éveillée au milieu de ces deux nuits-là, fort peu rassurée. La première fois, elle aurait pu croire qu’elle était le jouet d’un de ces phantasmes auxquels les infirmes sont exposés ; mais aujourd’hui, elle ne doutait plus de l’authenticité de ses sensations. C’est pourquoi elle se décidait à parler. »

À la suite d’une pareille révélation, il n’y eut personne à Mirastel qui ne méditât profondément.

Or ils n’étaient plus seuls à méditer, ce 20 mai 1912. À cette époque, toute la France et toute l’Europe s’intéressaient au problème bugiste. Les journaux du vieux monde rendaient compte de « l’avènement d’une terreur nouvelle ». La majorité estimait « que c’était, à coup sûr, par le chemin de l’air que venaient les Sarvants », et plus d’un « qu’ils appartenaient forcément à cette espèce volante dont le brigadier Géruzon avait surpris deux représentants ». — Le moyen âge revivait. Les légendes glissaient d’âtre en âtre. Certaines, oubliées depuis des siècles, ressuscitaient on ne sait comment. Elles s’étaient infiltrées jusqu’à Mirastel, et mêlaient leurs chimères aux logiques des raisonneurs.

Le temps n’était cependant plus aux réflexions, et, tout en ruminant l’histoire de sa belle-mère, M. Le Tellier se préparait à la vigilance, ainsi qu’on va le voir. Mais les Sarvants paraissaient avoir pour tactique de sauter maintenant d’un point à un autre, sans ordre, au petit bonheur, — et l’on avait déduit de cette incohérence (régulière en quelque sorte) qu’ils ne s’abattraient point sur Mirastel vingt-quatre heures après avoir fouillé Ameyzieu.

De toutes les fautes qui pouvaient être commises, celle-ci, par la suite, fut décrétée la plus lourde.


  1. Botasse ou boutasse. Bassin, en patois, et plus généralement toute eau dormante.
  2. Mot biffé par le Dr Monbardeau.