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Le Péril bleu/II/VII

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Louis-Michaud (p. 220-223).

vii

Du 11 Août au 4 Septembre



Pour tirer sur son enfant, elle s’était servie d’un vieux fusil de chasse ayant appartenu à feu son père, M. Arquedouve. Dans la carnassière moisie elle n’avait trouvé qu’une seule cartouche à balle, — à balle ronde. Si le coup avait bien voulu partir, c’était donc par un de ces hasards nuisibles qu’on n’oserait pas mettre dans un roman et qui est bien la seule invraisemblance de cette histoire vécue.

L’antiquité de l’arme et la vétusté de la poudre firent qu’au lieu de transpercer la tête de Maxime, la boule de plomb se logea dans l’épaisseur osseuse du rocher, derrière l’oreille. Le soir même, on sut que le blessé s’en tirerait. Mais la guérison serait longue ; et, à cette heure, il n’avait pas repris connaissance. On ne devait pas compter sur lui pour dévoiler le mystère de la tache carrée. Le docteur, même, anticipant sur le réveil du jeune homme, interdit toute conversation surexcitante.

Mme Le Tellier promit de se taire comme les autres. C’est elle qui soignait Maxime. Et il faut savoir qu’elle s’en acquittait admirablement. La raison lui était revenue. Ce qu’une frayeur avait causé, une autre frayeur l’avait supprimé. Toutefois, il paraissait que la folie s’en fût allée avant le coup de fusil, et que Mme Le Tellier eût accompli cet acte en toute sagesse. Elle parlait sans remords de ce qu’elle avait fait, se disant prête à recommencer si l’occasion venait à s’offrir pour Marie-Thérèse, et déclarant la mort préférable à « des traitements si honteux ». C’était une théorie que l’on pouvait défendre, et Mme Le Tellier ne se fût pas privée de la soutenir avec plus de chaleur encore si elle avait connu dans toute leur atrocité la pluie et la grêle du 3 août.

Mais son mari et son beau-frère avaient gardé le secret à ce propos, et ils espéraient le garder longtemps, quoiqu’une pareille dissimulation fût chaque jour plus malaisée.

Plus malaisée ?… Pourquoi ?

Parce que souvent, au milieu de la nuit, dans les ténèbres chauffées par le vent du sud-est, grandissaient des sifflements sinistres que le docteur et l’astronome connaissaient bien… — Mme Arquedouve s’en inquiéta violemment. On lui dit que c’était des chutes d’aérolithes. La Saint-Laurent, époque des étoiles filantes, appuya ce mensonge. Mme Arquedouve accepta l’explication.

Dès l’aube, M. Monbardeau et M. Le Tellier partaient, le cœur serré, vers les choses tombées (jamais plus il n’en tomba le jour) et ils ne quittaient pas les entours de Talissieu sans avoir découvert au moins autant d’objets qu’il y avait eu de sifflements. Ils trouvaient force détritus minutieusement ouvrés, appartenant aux trois règnes de la nature. Les bêtes et les gens portaient quelquefois de singuliers stigmates, révélateurs d’asphyxie totale ou non, de compression et de décompression, ou des tortures les plus raffinées… Après avoir identifié les cadavres négativement — c’est-à-dire après avoir acquis l’assurance qu’ils n’étaient pas ceux de Marie-Thérese, d’Henri Monbardeau, de sa femme, de Suzanne ou de Robert — ils leur donnaient la sépulture.

Quand, aux aspects d’un supplicié, ils avaient reconnu quelqu’un du pays, la prévoyance leur conseillait de n’en rien dire. Mais, le bruit de la trêve s’étant répandu, d’autres Bugistes secourables s’avisaient comme eux d’aller de bourg en bourg, dans des ambulances automobiles, faire les infirmiers et les pourvoyeurs. Ceux-là aussi s’aperçurent qu’il grêlait des morts à Talissieu. Ils en semèrent la nouvelle. Et bientôt, dans cette contrée de léthargie, où peu à peu s’était instaurée chez les campagnards une vie végétative presque tranquille, — la terreur redoubla.

Pendant leurs investigations matinales, M. Monbardeau et M. Le Tellier rencontrèrent des hommes et des femmes qui se livraient à la même besogne funéraire. C’étaient les parents ou les amis des disparus. On ne sait quelle insupportable angoisse les avait chassés de leurs taudis fortifiés, au risque d’être enlevés à leur tour. Plusieurs venaient de très loin. La réclusion les avait jaunis ; le grand jour faisait cligner leurs yeux constamment. Ils vagabondaient sans méthode et parfois sans projet. Un soleil formidable frappait leurs têtes ivoirines, à l’ombre depuis si longtemps. L’insolation les tuait ou les faisait se tuer. L’ardente brise du sud-est balança d’autres pendus.

À cause de cela et des chiens enragés, des renards, des loups (de quelques ours, a-t-on dit), à cause des maladies de toutes sortes, on mourut encore beaucoup dans le Bugey, du 11 août au 4 septembre. Mais il est prouvé que le Sarvant n’y contribua d’aucune façon, bien que le contraire ait été soutenu par une foule d’obsédés.

M. Le Tellier s’opposa de tout son pouvoir à ces sorties meurtrières, qui prirent fin d’elles-mêmes.

L’époque de leur cessation coïncidant avec un mieux sensible dans la torpeur de son fils, l’astronome résolut de se rendre à l’invitation pressante que le duc d’Agnès lui avait faite au cours d’une lettre en date du 22 août (pièce 618) et d’aller passer à Paris quelques heures de détente, — ce qui, entre parenthèses, lui permettrait de témoigner au duc un peu de sympathie et de gratitude.

Cette lettre, nous ne la reproduirons pas. Elle est fort longue. M. d’Agnès y mande à M. Le Tellier qu’on a fixé au 6 septembre le duel de vitesse entre son aéroplane et le dirigeable de l’État. Il rappelle le nom de sa machine : l’Épervier ; donne celui de l’aéronef : le Prolétaire ; fournit des renseignements techniques sur la course, et souhaite vivement que M. Le Tellier assiste à la lutte et juge par lui-même de l’hippogriffe moderne sur lequel on va poursuive les ravisseurs de sa fille. Il dit que son monoplan fait plus de 180 à l’heure, mais que sa rapidité n’est rien comparée à sa stabilité. Ce n’est pas encore l’équilibrage automatique, mais c’est déjà « quelque chose de rudement bien. — Partant de ce principe que, si l’aviateur voyait les vagues du vent comme le navigateur aperçoit les lames de l’eau, il lui serait aisé de gouverner contre elles, — Bachmès a imaginé un appareil stabilisateur dont le but est de rendre perceptible au pilote le flot aérien. Des antennes légères rayonnent autour de l’aéroplane. Par sensibilité électrique, elles s’émeuvent au moindre remous jusqu’à trente mètres de leur pointe, et communiquent leurs indications au cadran qui se trouve placé sous les yeux de l’intéressé. »

Le départ serait donné en plein Paris, au-dessus de l’esplanade des Invalides, où l’arrivée s’accomplirait également. (Cette mesure avait pour objet d’éviter les déplacements d’une multitude nerveuse.) Les deux concurrents iraient doubler la cathédrale de Meaux et reviendraient sur eux-mêmes, couvrant quatre-vingt cinq kilomètres.

M. Le Tellier partit le 4 septembre à 10 heures 29 du soir, comme la dernière fois.