Le Pantcha-Tantra ou les cinq ruses/Aventures du Brahme

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Vichnou-Sarma 
Traduction par Jean-Antoine Dubois.
J.-S. Merlin (p. 39-136).

AVENTURES DU BRAHME CAHLA-SARMA.

Séparateur

Cahla-Sarma et l’Écrevisse.

Dans la ville de Soma-Poury, vivait le brahme Cahla-Sarma. Ce brahme, après avoir langui longtemps dans une profonde misère, se vit tout-à-coup, par un concours de circonstances heureuses, élevé à un état brillant de fortune ; il résolut alors d’entreprendre le pèlerinage au Gange, pour obtenir la rémission de ses péchés, en se lavant dans les eaux sacrées de ce fleuve. Il disposa donc tout pour le voyage et se mit en route. Un jour qu’il traversait un désert, il vint à passer près de la rivière Sarasvatty, dans laquelle il voulut faire ses ablutions ordinaires. Il ne fut pas plutôt entré dans l’eau, qu’il vit venir à lui une écrevisse qui, lui adressant la parole, lui demanda où il allait. Au Gange, répondit-il, en pèlerinage. Pour moi, reprit l’écrevisse, je suis bien lasse de demeurer depuis si long-temps dans ces lieux incommodes. Rends-moi, je t’en supplie, un service important ; transporte-moi dans quelque autre endroit où je puisse vivre plus à mon aise. Tu peux être certain que tu n’obligeras pas une ingrate ; toute ma vie, je conserverai le souvenir de ce bienfait. Si l’occasion vient jamais à se présenter, qui sait si je ne te pourrai pas être utile à mon tour ?

Surpris de ces dernières paroles, comment serait-il possible, lui demanda le brahme, qu’un être aussi vil que toi pût jamais rendre service à un homme, à un brahme sur-tout ? Un exemple te répondra pour moi, repartit l’écrevisse :

Le Roi et l’Éléphant.

Dans la ville appelée Prahbavaty-Patna, vivait le roi Ahditia-Varma. Un jour que ce prince était à la chasse, accompagné d’une nombreuse suite, au milieu d’une épaisse forêt, il vit venir à lui un éléphant d’une taille énorme, dont l’apparition subite répandit la terreur parmi toute son escorte. Le roi rassura ses gens, et leur dit qu’il fallait faire en sorte de se rendre maître de cet éléphant, et de le conduire à la ville royale. On se mit donc en devoir de tout disposer pour le prendre : à cet effet, on creusa une fosse profonde que l’on couvrit ensuite de branches d’arbres et de feuillages. Après quoi, les personnes qui accompagnaient le roi ayant cerné l’éléphant, ne lui laissèrent d’autre issue que celle qui conduisait à la fosse, dans laquelle il tomba en cherchant à fuir.

Le roi, satisfait d’avoir si bien réussi, dit à ses gens qu’avant d’essayer de retirer cet éléphant de la fosse, il fallait le laisser jeûner et s’affaiblir pendant huit jours ; qu’alors il aurait perdu ses forces, et qu’ils pourraient aisément le dompter. Il se retira donc avec son monde, laissant l’éléphant dans la fosse où il était tombé.

Deux jours après, un brahme qui voyageait sur les bords du fleuve Youmna, vint à passer près de ce lieu, et ayant aperçu l’éléphant dans cette fosse, s’approcha de lui et lui demanda par quel fâcheux accident il était tombé là. L’éléphant lui conta sa triste aventure, et lui fit part des tourmens qu’il endurait, tant des suites de sa chute, que de la faim et de la soif. En même temps il le supplia avec instance de lui rendre service en l’aidant à se tirer de sa cruelle situation. Le brahme lui répondit qu’il était hors de son pouvoir de retirer d’une fosse si profonde une masse aussi énorme et aussi pesante que lui. L’éléphant lui fit de nouvelles instances, et le conjura de l’aider au moins de ses conseils en lui indiquant quelques moyens de recouvrer sa liberté. Je ne vois qu’une ressource, reprit le brahme ; si tu as précédemment rendu service à quelqu’un, c’est le moment de l’invoquer et de l’appeler à ton secours.

Je ne me souviens pas, repartit l’éléphant d’avoir jamais rendu service à qui que ce soit, excepté toutefois aux rats ; ce que je fis de la manière suivante :

L’Eléphant et les Rats.

Dans le Calingadessa, régnait le roi Souvarna-Bahou. Une année, il survint dans son royaume une multitude innombrable de rats qui dévoraient toutes les plantes et répandaient par-tout la désolation. Les habitans se rassemblèrent et vinrent trouver le roi pour le supplier d’avoir recours à quelque expédient qui délivrât le pays de ces rats et de leurs ravages. Le roi rassembla tous les chasseurs de son royaume, se procura un grand nombre de filets et autres pièges propres à son dessein, et alla à la chasse des rats. À force de travaux et de patience, on vint à bout de les faire tous sortir de leurs trous, et les ayant tous pris, on les renferma en vie, entassés les uns sur les autres dans de grands vases de terre, où on les laissa pour y mourir de faim.

Dans le temps que tous ces rats étaient ainsi emprisonnés, le hasard m’amena dans ce même endroit. Leur chef m’entendit passer, il m’appela et me supplia d’avoir compassion de lui et de ses compagnons et de leur sauver la vie à tous ; ce que je pouvais faire aisément, disait-il, en brisant d’un coup de pied les vases de terre dans lesquels ils se trouvaient renfermés, et en leur fournissant par là le moyen de s’enfuir. Touché de commisération pour ces pauvres rats, je brisai tous les vases de terre, et les délivrai ainsi d’une mort certaine.

Le chef des rats, pénétré de reconnaissance, me fit les plus vifs remercîmens ; il me dit que lui et sa race conserveraient à jamais le souvenir du service que je leur avais rendu, et qu’ils feraient tout pour m’ètre utiles à leur tour, si jamais je me trouvais engagé dans quelque position difficile.

Eh bien, reprit le brahme, puisque tu as rendu aux rats un si grand service, appelle à ton tour les rats à ton aide ; sans doute ils te sauveront comme tu les as sauvés. En même temps il lui souhaite une prompte délivrance, et continue sa route.

L’éléphant, livré à lui-même, pensa qu’il n’avait rien de mieux à faire que de suivre le conseil du brahme.

Invoquant donc le chef des rats, il l’appela à son secours. Celui-ci se rendit sans délai à la sommation de son ancien bienfaiteur, qu’il trouva resserré dans cette fosse profonde. L’éléphant n’eut pas plutôt aperçu le rat, qu’il lui exposa les malheurs qui lui étaient survenus, et les maux dont il se voyait menacé, le suppliant instamment de lui rendre service, en l’aidant de quelque manière à sortir de sa prison.

Le service que tu demandes, seigneur éléphant, répondit le rat, n’est pas pour moi une tâche difficile, reprends courage, et je te promets d’opérer dans peu ta délivrance.

Le chef des rats convoqua sans délai une assemblée innombrable des rats, ses sujets ; et les ayant conduits au bord de la fosse dans laquelle était tombé l’éléphant, il leur fit gratter la terre tout à l’entour pour en remplir la fosse. L’éléphant s’élevant à mesure que la fosse se remplissait de terre, fut bientôt en état d’en sortir, et dut ainsi son salut aux rats qu’il avait lui-même sauvés auparavant.

Après que l’écrevisse eût rapporté ces exemples au brahme pélerin qui l’écoutait : Si un rat, ajouta-t-elle, a trouve l’occasion de rendre un service si important à un éléphant et de lui sauver la vie, ne peut-il pas aussi survenir des circonstances où je pourrais t’obliger et te témoigner ma reconnaissance pour le service que j’implore de toi ?

Cahla-Sarma avait écouté l’écrevisse avec attention. Saisi d’admiration de ce qu’un si vil animal, pour lequel chacun ne témoigne que du mépris, fît paraître tant d’intelligence, il n’hésita plus à la prendre avec lui, et l’ayant mise dans son sac de voyage, il continua sa route.

Chemin faisant, il vint à passer à travers une épaisse forêt, et vers l’heure de midi dans le temps de la chaleur, il s’arrêta sous un arbre touffu pour s’y reposer à l’ombre. Il s’y endormit bientôt, et dans le temps qu’il était plongé dans un profond sommeil, ce qu’avait prévu l’écrevisse ne tarda pas à se vérifier.

Le Corbeau, le Serpent, Cahla-Sarma et l’Écrevisse.

Sous l’arbre à l’ombre duquel le brahme Cahla-Sarma dormait sans défiance, un serpent monstrueux avait établi sa demeure dans un de ces monceaux de terre élevés par les cariah (ou fourmis blanches), tandis qu’un corbeau avait construit son nid au milieu de ce même arbre. Le corbeau et le serpent, en vivant dans le voisinage l’un de l’autre, avaient contracté ensemble une étroite alliance ; et lorsque quelque voyageur fatigué venait se reposer à l’ombre de l’arbre, le corbeau avait soin d’en avertir le serpent par un cri convenu, et le reptile, sortant de son trou, s’approchait en silence du voyageur, le mordait et lui insinuait son venin dans les veines. Ce venin était si subtil, que la personne mordue mourait à l’instant même, le corbeau rassemblait alors sa parenté, ils se jetaient tous sur le cadavre et se rassasiaient de sa chair.

Ce corbeau n’eut pas plutôt aperçu Cahla-Sarma plongé dans le sommeil qu’il donna au serpent le signal ordinaire ; celui-ci sortit incontinent de son trou, s’approcha du brahme endormi, le mordit et le tua par son venin. Le brahme mort, le corbeau rassembla toute sa race, et ils descendirent tous auprès du cadavre. Pendant qu’ils se disposaient à le dévorer, le chef des corbeaux aperçoit quelque chose remuer dans le sac de voyage du mort ; il s’approche et met la tête dans ce sac pour voir ce qui peut remuer ainsi. À l’instant même, il est saisi par l’écrevisse, qui, le tenant par le cou avec ses bras, le serrait au point de l’étouffer. Le corbeau lui demanda grâce ; mais l’écrevisse refusa de le lâcher, à moins qu’il ne rendit la vie au brahme dont il venait d’occasionner la mort. Le corbeau était à la merci de l’écrevisse, il n’y avait plus à balancer ; il appelle ses parens, leur fait connaître l’extrémité où il se trouve réduit et les conditions auxquelles l’écrevisse consentait à lui épargner la vie, et les conjure d’aller vite informer son ami le serpent de sa situation critique, et de l’engager à rendre au plus tôt la vie au brahme.

Les parens du corbeau allèrent sans délai trouver le serpent, et celui-ci instruit du malheur arrivé à son ami, s’approcha du brahme mort, et posant la gueule à l’endroit même où il l’avait mordu, suça tout le venin qu’il lui avait introduit dans le corps, et lui rendit la vie.

Dès que le brahme eût recouvré l’usage de ses sens, il regarda autour de lui, et ne fut pas peu surpris de voir son écrevisse tenant un corbeau serré par le cou entre ses bras. L’écrevisse lui raconta ce qui venait de se passer : le brahme croyait ne s’être éveillé que d’un doux sommeil : de quel étonnement ne fut-il pas saisi quand il entendit ce récit ! Cependant, dit-il à l’écrevisse, puisque ce corbeau a rempli les conditions que tu as exigées de lui, il faut aussi de ton côté accomplir la promesse que tu lui as faite de lui laisser la vie, et tu dois maintenant le lâcher.

L’écrevisse, qui voulait punir ce méchant comme il le méritait, mais qui craignait en même temps d’exécuter son dessein dans le voisinage du serpent, dit au brahme qu’elle le lâcherait lorsqu’ils seraient parvenus à quelque distance de l’endroit où ils étaient. Le brahme les mit tous deux dans son sac, les transporta à quelque distance et pressa de nouveau l’écrevisse de remplir sa promesse et de mettre le corbeau en liberté.

Insensé ! répondit l’écrevisse, y a-t-il donc quelque foi à garder avec les méchans, et peut-on se fier à leurs promesses ? Ignores-tu que ce corbeau perfide a déjà causé la mort de plusieurs innocens, et que si je le lâche, comme tu m’exhortes à le faire, il en fera mourir encore un grand nombre d’autres ? Apprends de moi ce que les gens de bien gagnent à obliger les méchans, et la récompense qui est due à ces derniers.

Le Brahme, le Crocodile, l’Arbre, la Vache et le Renard.

Sur les bords du fleuve Youmna est situé un agrahra, connu sous le nom de Agny-Stala. Dans cet agrahra vivait un brahme qui voulut faire le pélerinage sacré au Gange. Astica, c’était le nom de ce brahme, disposa tout pour son voyage et se mit en route. Un jour, il vint à passer près d’une rivière dans laquelle il voulut faire ses ablutions ordinaires. Il ne fut pas plus tôt entré dans l’eau qu’un crocodile vint à lui et s’informa d’où il venait et où il allait : quand il sut que le brahme allait en pélerinage à Cassy pour s’y laver dans les eaux sacrées du Gange, il le supplia instamment de le prendre avec lui et de le transporter au bord de ce fleuve, où il espérait pouvoir vivre plus à son aise que dans le lieu où il était ; car cet endroit se trouvant souvent à sec dans le temps des chaleurs, il se voyait alors exposé à des souffrances cruelles. Astica, touché de compassion, mit le crocodile dans son sac de voyage, le chargea sur ses épaules, et continua sa route.

Arrivé au bord du Gange, le brahme ouvrit son sac, et montrant les eaux de ce fleuve au crocodile, lui dit qu’il pouvait y entrer ; mais ce dernier représenta à son bienfaiteur que, se sentant très-fatigué de la route qu’ils avaient faite ensemble exposés durant plusieurs jours aux ardeurs du soleil, il lui serait trop pénible de se transporter seul dans le fleuve, et il le pria de le conduire jusqu’à une certaine distance. Le brahme, ne soupçonnant aucun mauvais dessein dans le crocodile, consent à sa demande, et le dépose dans l’eau à une certaine profondeur. Comme il se retirait, le crocodile le saisit par la jambe avec ses dents ; il cherchait à l’entraîner au fond de l’eau. Saisi de frayeur et indigné d’une pareille trahison, le brahme se débat : Perfide, s’écrie-t-il, scélérat ! est-ce donc ainsi que tu rends le mal pour le bien ? Est-ce donc là la vertu que tu pratiques ? Est-ce là la reconnaissance que j’avais droit d’attendre de toi après t’avoir rendu service ?

Que veux-tu dire, repart le crocodile, par tes mots vertu, reconnaissance ? La vertu et la reconnaissance de nos jours, c’est de dévorer ceux qui nous nourrissent et qui nous font du bien.

Suspens au moins ton mauvais dessein pour quelques instans, ajouta le brahme, et voyons si la morale que tu viens d’annoncer trouvera des approbateurs. Rapportons l’affaire à des arbitres, et si nous en trouvons trois qui approuvent ton dessein, je ne m’oppose plus à ce que tu me dévores.

Le crocodile accéda à la demande du brahme et consentit à ne le dévorer qu’après avoir trouvé trois arbitres qui ne désapprouveraient pas son dessein.

Ils s’adressèrent d’abord à un manguier planté sur le bord du fleuve, et le brahme lui adressant la parole, lui demanda s’il était permis de faire du mal à ceux qui nous avaient fait du bien.

Je ne sais pas si cela est permis ou non, répondit le manguier ; mais je sais bien que c’est là précisément la conduite que les hommes, tes semblables, tiennent envers moi. En effet, j’apaise leur faim en les nourrissant de mes fruits succulens ; je les garantis des ardeurs du soleil, en les couvrant de la fraîcheur de mon ombre ; mais dès que la vieillesse ou quelque accident m’a mis hors d’état de leur procurer ces biens, oubliant aussitôt mes services antérieurs, ils coupent toutes mes branches, et finissent par me priver de la vie en m’arrachant avec les racines : d’où je dois conclure que la vertu de nos jours parmi les hommes, c’est de détruire ceux qui les nourrissent.

Après ce premier arbitre, les plaideurs virent une vieille vache qui paissait sans gardien sur le bord du fleuve, et ils l’appelèrent. Le brahme lui fit la même question et lui demanda s’il était permis de faire du mal à ceux qui nous faisaient du bien, et si c’était une vertu de nuire à ceux qui nous avaient rendu service.

Que parles-tu de vertu ? repartit la vache : la vertu de nos jours, c’est de dévorer ceux qui nous nourrissent, comme je ne l’éprouve que trop par une malheureuse expérience. J’ai jusqu’ici rendu à l’homme les services les plus importans, j’ai labouré ses champs, je lui ai donné des veaux et je l’ai nourri de mon lait, et maintenant que, devenue vieille, il n’a plus rien à attendre de moi, il me rebute, et je me vois ici abandonnée au bord de ce fleuve, et exposée à chaque instant à devenir la proie des bêtes féroces.

Il ne manquait plus que le témoignage d’un troisième arbitre pour consommer la ruine du brahme. Les plaideurs ayant aperçu un renard, s’adressèrent à lui, et le brahme lui répéta la question qu’il avait déjà faite au manguier et à la vache : S’il était permis de faire du mal à ceux qui nous faisaient du bien.

Avant de répondre à cette question, le renard voulut connaître à fond l’affaire dont il s’agissait, et après que le brahme lui eut rapporté en détail sa conduite envers le crocodile, le renard se mettant à rire, parut d’abord disposé à vouloir donner gain de cause au dernier : Cependant, dit-il aux plaideurs, avant de porter un jugement définitif sur votre affaire, il faut que vous me montriez la manière dont vous avez fait voyage ensemble. Le crocodile entra sans hésiter dans le sac de voyage du brahme, ne soupçonnant aucune mauvaise intention dans le renard, et le brahme pélerin, mettant le sac sur son cou, fit voir à l’arbitre la manière dont il avait transporté son adversaire jusqu’à ce lieu-là.

Pendant que le brahme tenait le crocodile enfermé dans son sac, le renard lui dit de le suivre avec son fardeau et le conduisit à un lieu isolé, situé à quelque distance du fleuve. Arrivés là, il lui fait poser à terre son sac, et prenant une grosse pierre, la jette sur la tête du crocodile et l’écrase. Après cette expédition : Imbécille, dil-il au brahme, que les dangers que tu as courus t’enseignent la prudence, et apprends qu’on ne doit jamais contracter ni amitié ni alliance avec les méchans.

Le renard rassembla ensuite sa famille, avec laquelle il se régala de la chair du crocodile qu’il venait d’écraser ; quant au brahme, après avoir accompli le but de son pélerinage en se lavant dans les eaux sacrées du Gange, il reprit le chemin de son agrahra, où il arriva sans autre accident.

Lorsque l’écrevisse eut fini son récit : Que cet exemple, dit-elle au brahme, t’apprenne qu’il n’y a point de pacte à faire ni de foi à garder avec les méchans, et que lorsqu’on les a en son pouvoir, il faut les détruire sans pitié. En disant ces mots, elle serra fortement le corbeau qu’elle tenait par le cou et l’étrangla.

Ainsi délivré d’un si grand danger, le brahme Cahla-Sarma, prenant avec lui l’écrevisse, continua son voyage et arriva enfin aux bords du Gange, dans lequel il la lâcha comme elle l’avait désiré ; et lui ayant témoigné sa vive reconnaissance pour le service essentiel qu’elle lui avait rendu en lui sauvant la vie, il fit ses ablutions et reprit ensuite la route de son pays, où il arriva heureusement.

En terminant cette histoire, Carataca adressa encore quelques réflexions à Damanaca : Tu vois, lui dit-il, par ces exemples de quel avantage il est d’agir de concert et de se porter mutuellement secours dans la vie. Ne pensons donc plus à séparer nos intérêts et retournons à la cour du roi lion pour pouvoir nous servir d’appui l’un à l’autre.

Carataca et Damanaca se déterminent enfin à se rendre auprès du Roi Lion.

Damanaca, convaincu par les raisonnemens de son ami, consentit enfin à l’accompagner, résolu de partager sa bonne ou sa mauvaise fortune. Ils se mirent donc en route sur-le-champ, et s’étant présentés d’un air humble auprès du lion, celui-ci, avant de leur découvrir le sujet des inquiétudes dont il était agité, exigea d’eux la promesse solennelle d’un secret inviolable, et leur fit prêter serment qu’ils ne le trahiraient pas et qu’ils oublieraient tous les affronts et les autres sujets de mécontentement qu’ils pourraient avoir reçus de lui auparavant.

Après que les deux renards lui eurent juré de regarder toujours ses intérêts comme les leurs, le roi lion leur rapporta au long le sujet de ses alarmes, cette effroyable voix, semblable au bruit du tonnerre, qu’il avait entendue quelques jours auparavant, et les appréhensions vives dans lesquelles il était que l’animal capable de produire un pareil mugissement ne fut d’une nature supérieure à la sienne, ou quelque rival qui venait pour lui disputer le domaine de la forêt et le lui ravir.

Carataca et Damanaca jugèrent, par le récit du lion, que ce prétendu rival si redouté ne pouvait être qu’un taureau ; ils essayèrent donc de tranquilliser l’esprit de leur maître en l’assurant qu’il n’avait rien à craindre, qu’il n’existait sur la terre aucune espèce d’animaux qui l’égalassent en force et en courage, et que quel que pût être l’animal dont il avait entendu la voix sans le voir et sans le connaître, rien n’était plus indigne de sa vaillance et de sa gloire que de faire paraître une pareille crainte lorsqu’il n’y avait vraisemblablement aucun danger réel à courir. En même temps, Carataca chercha à lui faire sentir le ridicule de ses terreurs et à relever son courage.

Les Renards et le Vent.

Dans les pays du nord, lui dit-il, deux rois se rencontrèrent par hasard à la chasse dans la même forêt. Il s’éleva bientôt entre eux une vive dispute à l’occasion d’un sanglier qu’on venait d’abattre et que chacun d’eux réclamait. La querelle s’anima avec tant de violence qu’elle ne se termina que par une bataille sanglante. Des deux côtés, un grand nombre d’hommes et de chevaux furent laissés morts sur la place, et les deux partis se retirèrent avec une perte à-peu-près égale. Après leur départ, une multitude de renards qui vivaient dans cette forêt accoururent de tous les côtés sur le champ de bataille, et trouvèrent abondamment de quoi se rassasier.

Un jour que tous ces renards rassemblés autour des cadavres les dévoraient tranquillement, il survint tout d’un coup un vent impétueux, qui, ébranlant tous les arbres de la forêt, brise les branches des uns, déracine les autres, fait voler un nuage de poussière et produit un désordre horrible.

Les renards, saisis d’épouvante et s’imaginant que les deux rois étaient revenus pour se livrer bataille une seconde fois, prirent tous la fuite et allèrent se cacher dans les réduits les plus obscurs de la forêt. N’osant plus en sortir, ils attendirent quelques jours en silence ; cependant, pressés par la faim, les plus courageux se hasardèrent à sortir de leurs tanières pour aller à la découverte, parcoururent toute la forêt, et n’ayant rien aperçu qui fût capable de leur nuire, il fallut bien reconnaître à la fin que la cause de cette terreur panique n’était que du vent.

Quoi que vous puissiez dire, repartit le lion, vous ne me persuaderez jamais qu’un bruit aussi effroyable que celui que j’ai entendu ait pu être produit par un animal ordinaire. Un si horrible mugissement ne peut provenir que de quelque monstre extraordinaire et terrible auquel rien ne saurait résister : ainsi il faut que je me détermine à lui abandonner le domaine de cette forêt, et que j’aille chercher ailleurs une autre demeure où je puisse vivre tranquille et hors des attaques de semblables rivaux.

Sloca.

« Si vous vous trouvez, dit un de nos anciens slocas, dans le voisinage des méchans, éloignez-vous ; si dans le lieu où vous habitez, il se rencontre un citoyen pervers, évitez tout commerce avec lui ; si dans le district il y a un village corrompu, cessez toute liaison avec ses habitans ; et si dans le royaume, il y a deux maîtres, il faut en sortir. »

Quel dessein avez-vous formé là ? seigneur lion, repartirent les deux ministres : un de nos anciens proverbes ne dit-il pas :

« On ne doit jamais abandonner le pays où l’on a pris naissance ? »

Renoncez donc au plus tôt à un pareil projet : d’ailleurs nous sommes persuadés que vos alarmes sont purement imaginaires, et que l’objet qui les a causées ne peut être autre chose que la monture d’Issuara [1] ; cependant, pour mieux nous en assurer, si votre majesté l’ordonne, nous irons à la recherche de cet animal que vous vous représentez si terrible, et après avoir connu ses desseins, s’il nous paraît en effet tel que vous vous le dépeignez, nous tâcherons de lui inspirer des pensées pacifiques et de l’engager à contracter avec vous une alliance et une paix durables.

Damanaca et Carataca sont députés auprès du Taureau Sandjivaca pour connaître son caractère et ses dispositions.

Le lion approuva la démarche à laquelle étaient disposés ses deux ministres, et les députa aussitôt vers son prétendu rival pour ouvrir avec lui des négociations de paix ; il leur donna plein pouvoir pour prendre les arrangemens les plus avantageux à ses intérêts. Les ayant donc congédiés, il leur recommanda de faire hâte et de revenir au plus tôt.

Les deux ministres partirent aussitôt, et après avoir cherché quelque temps de côté et d’autre, ils découvrirent Sandjivaca dans un coin de la forêt, paissant paisiblement sur le bord du fleuve Youmna. L’ayant abordé, ils lui demandèrent qui il était, d’où il venait, et quel motif l’avait amené dans ce lieu.

Sandjivaca leur raconta en détail son histoire, et comment il avait été abandonné par son maître au milieu de cette vaste forêt.

À ce récit, les deux renards, se regardant l’un l’autre avec étonnement, ne purent retenir un grand éclat de rire : Voilà donc le monstre terrible, se dirent-ils, dont la voix seule a répandu l’effroi dans l’âme du roi lion ! Se peut-il qu’un animal de sa force et de son courage soit dégénéré à ce point, d’être saisi de frayeur aux mugissemens d’un pauvre taureau abandonné de tous, et cassé de vieillesse ?

Après un instant de réflexion : Pourquoi, se dirent-ils, chercherions-nous à détromper le lion notre maître ? Que ne feignons-nous au contraire d’entrer dans ses inquiétudes, en lui faisant croire que ses alarmes sont fondées ? Peut-être résultera-t-il dans la suite quelque avantage pour nous de la crainte et du trouble où il vit ; du moins sera-ce une occasion de lui persuader que nos services lui sont nécessaires et qu’il ne peut se passer de nous.

Dans ce dessein, ils retournèrent auprès du roi lion, et l’abordant d’un air embarrassé : Grand roi, lui dirent-ils, nous venons d’avoir une entrevue avec le rival qui fait le sujet de vos inquiétudes, et nous sommes au désespoir d’avoir à vous annoncer que vos alarmes ne sont pas tout-à-fait sans fondement. Cet animal n’est autre que le roi taureau, la monture de Djagadisouara [2] ; il dit que Paramesouara ou Siva l’a envoyé dans cette forêt pour dévorer tous les animaux qui s’y trouvent, grands et petits.

Les alarmes du lion ne firent qu’augmenter à ce rapport de ses ministres, et les regardant d’un air de confusion qui décelait ce qui se passait dans son âme : Que vous avais-je dit ? leur répondit-il : étais-je alarmé sans raison ? M’étais-je donc trompé en supposant que celui qui était capable de produire un bruit si effroyable devait être un animal redoutable et plus puissant que moi-même, un rival qui venait m’enlever l’empire de ces bois ?

Carataca et Damanaca virent avec joie que leur ruse avait produit son effet, et que leur rapport avait redoublé les inquiétudes du roi leur maître. Cependant ils essayèrent de calmer un peu ses alarmes, en lui disant qu’ils avaient déjà pris des arrangemens avec le roi taureau, et qu’ils se flattaient de l’engager à contracter amitié avec lui, qu’ils espéraient même l’amener à sa cour et en faire un de ses plus fidèles alliés.

Il ne leur fut pas difficile d’obtenir de leur maître la permission de retourner auprès de Sandjivaca sous prétexte d’arranger les conditions de paix : ils allèrent de nouveau trouver le taureau solitaire, et l’abordant d’un air fier, ils lui dirent que la forêt où il avait établi son domicile, était le domaine d’un lion qui y régnait, et qu’il eût à chercher une autre demeure s’il ne voulait s’exposer au danger d’être bientôt dévoré par le maître du lieu.

Je laisse à juger de la surprise du pauvre Sandjivaca, en recevant un pareil message. Seigneurs, dit-il aux renards, où voulez-vous donc que je me retire ? Abandonné de l’univers entier, pauvre, misérable, et presque accablé de vieillesse et d’infirmités, à qui fais-je tort ici ? Paisible dans un coin de cette vaste forêt, je ne fais de mal à personne. Privé de toute ressource, où pourrai-je donc aller ? Si le roi lion a envie de me dévorer, qu’il me dévore ; j’aime encore mieux mourir tout d’un coup sous ses griffes, que d’aller traîner ailleurs une vie malheureuse et languissante.

Dans la triste condition à laquelle tu te trouves réduit, repartirent les renards, au moins devrais-tu mener une vie humble et soumise ; et un misérable de ton espèce devrait-il jamais porter l’impertinence jusqu’à pousser des cris épouvantables comme tu le fais ? On dirait que tu te crois le maître de ces lieux. Que signifient de pareilles menaces ? Tes mugissemens ont répandu la terreur parmi tous les habitans de cette forêt. On n’y avait jamais rien entendu de semblable.

Le roi lui-même a été saisi d’étonnement et d’indignation en entendant tes menaces et tes cris effroyables ; il a peine à concevoir qu’il puisse y avoir dans l’étendue de ses domaines un être assez audacieux pour oser faire un bruit aussi horrible.

Cependant le roi lion est généreux, et nous essaierons de l’engager à te faire grâce, et à te laisser vivre en paix dans ses domaines ; mais au moins, sois attentif à parler plus doucement et avec plus d’humilité que tu ne le fais. Et souviens toi du sloca :

Sloca.

« Le doux zéphir, par son souffle agréable et toujours uniforme, réjouit toute la nature, tandis que la tempête répand par-tout la terreur et la désolation. »

C’est nous qui t’introduirons auprès du roi ; car, tu le sais :

Sloca.

« Pour conclure un mariage, et pour obtenir la faveur des rois, le secours d’autrui est d’absolue nécessité. »

Nous savons que naturellement tu es plus fort et plus puissant que nous. Mais il est certaines entreprises qui, bien qu’au-dessus du pouvoir des forts, sont exécutées avec facilité par les faibles.

Le Lion et le Corbeau.

Sur le sommet du mont Mahaméru était planté un manguier qui produisait des fruits d’un goût délicieux. Un lion qui passait près de cet arbre eut envie d’en goûter, mais les branches étaient si hautes, que, malgré tous ses efforts, il ne put jamais y atteindre. Pendant qu’il se consumait en tentatives inutiles, tourmenté par le désir de manger de ces fruits, un corbeau vint se reposer sur l’arbre, et cueillant à son aise les meilleurs fruits qui s’y trouvaient, il s’en fut rassasié dans quelques momens ; et le lion, après avoir attendu vainement sous l’arbre pendant long-temps, fut obligé, faute de secours, de se retirer avec la douleur et la honte de n’avoir pu faire ce qu’un corbeau avait exécuté sans peine.

Sandjivaca est introduit à la cour du Lion.

En terminant cette histoire, les deux renards engagèrent Sandjivaca à les suivre à la cour du roi lion. Le taureau, ne se défiant de rien, les y accompagna, et lorsqu’ils furent parvenus à peu de distance de la résidence royale, ils lui dirent de s’arrêter et d’attendre qu’ils eussent annoncé son arrivée à leur maître. S’étant rendus immédiatement auprès du lion pour lui faire part du succès de leur ambassade, ils commencèrent par faire valoir leurs services. Le roi taureau qu’ils lui amenaient, était, disaient-ils, d’un naturel colère, méfiant et opiniâtre ; ils avaient eu la plus grande peine à l’engager à vivre en paix et en bonne intelligence avec lui ; mais enfin, à force d’adresse et de promesses, ils avaient réussi à en faire un allié fidèle et un ami sincère.

Ravi de joie que les choses eussent eu une issue si favorable, le lion combla d’éloges ses deux ministres et exalta leur zèle, leur fidélité et leur attachement à ses intérêts.

Le lendemain matin, les deux renards retournèrent à l’endroit où ils avaient laissé Sandjivaca, et l’amenèrent à la cour du lion : celui-ci, instruit de son approche, et voulant recevoir son nouvel allié avec pompe et dignité, s’assit sur son trône, environné de tous les grands de sa cour.

Lorsque Sandjivaca lui fut présenté, il le considéra long-temps en silence et avec admiration, et s’estima très-heureux d’avoir, par l’entremise de ses deux fidèles ministres, acquis un allié qui paraissait si fort, et qui possédait des armes si puissantes, soit pour l’attaque, soit pour la défense. Il le conduisit aussitôt dans l’intérieur de son palais, et lui délégua une partie de son pouvoir royal, se flattant en même temps qu’après s’être fait un allié et un ami aussi puissant, il n’avait désormais à craindre les poursuites d’aucun rival, et qu’il pourrait régner dans la suite dans une paix et une sécurité profondes.

Le lion et Sandjivaca vivaient tranquillement dans la plus parfaite union, et trouvaient tant de charmes dans la société l’un de l’autre, qu’ils ne se séparaient presque plus, et le lion n’allait plus à la chasse que lorsqu’il se sentait vivement pressé par la faim.

Carataca et Damanaca ne tardèrent pas à s’apercevoir de la faute qu’ils avaient faite en introduisant Sandjivaca à la cour. Depuis que ce taureau, se disaient-ils, s’est réuni au lion, celui-ci marche toujours accompagné de son nouvel ami ; il en oublie jusqu’à ses propres besoins. Il ne va presque plus à la chasse, ou, s’il y va, il ne tue de gibier que ce qu’il lui en faut pour apaiser sa propre faim. Il ne pense plus à nous, et nous périssons ici faute de nourriture. En introduisant Sandjivaca à la cour, ajouta Carataca, nous avons agi sans réflexion, et nous avons travaillé à notre propre ruine ; notre imprévoyance à ce sujet a eu les mêmes suites que l’imprudence d’un sanniassy que je te vais conter :

Le Brahme et son Domestique.

Dans le sud, à quelque distance du fleuve Cavéry, est situé un agrahra appelé Darma-Poury, qu’habitait le brahme Deva-Sarma. Après avoir vécu long-temps dans le monde, ce brahme se fit sanniassy (pénitent) ; cependant, en embrassant ce saint état, il ne renonça pas tellement, comme il aurait dû le faire, aux biens de ce bas monde, qu’il ne conservât toujours un désir démesuré des richesses. Il continua de se laisser dominer par le vice de l’avarice, et ayant ramassé une somme d’argent considérable, il l’enferma pour plus grande sûreté dans le creux de son bâton de pénitent[3], afin de l’avoir toujours auprès de sa personne.

Un autre brahme, informé de la manière de vivre de ce pénitent, résolut d’inventer quelque ruse pour lui voler son argent. Il commença par s’introduire auprès de lui d’un air humble et modeste, témoignant un vif désir de s’attacher à lui en qualité de domestique. Le rusé brahme parvint peu-à-peu à gagner l’amitié du sanniassy en prévenant tous ses besoins. Il lui rendait tous les services qui dépendaient de lui, et amusait ses heures de loisir par des morceaux de musique qu’il exécutait avec beaucoup de goût sur la kinnahra [4].

Le sanniassy, charmé d’avoir pour le servir une personne douée de tant d’excellentes qualités, lui confia tout, excepté le bâton de bambou dans le creux duquel était déposé son argent.

Un jour que le pénitent, accompagné de son domestique, était allé ramasser des aumônes dans le voisinage de son ermitage, et qu’après sa tournée il revenait chez lui, à moitié chemin, le domestique, qui avait à dessein mis une paille sur son turban, accourut vite vers son maître, et lui dit d’un air consterné : Ah ! seigneur pénitent ! j’ai commis un grand crime dont je ne me suis aperçu qu’à présent. Dans la maison où nous avons dîné aujourd’hui, une paille est tombée du toit sur mon turban sans que je m’en aperçusse. Quelle expiation y a-t-il pour réparer un pareil larcin ?

C’est un péché d’ignorance, répondit le sanniassy, ainsi tu n’es pas coupable.

Mais, seigneur, le poison avalé par ignorance ou avec connaissance est toujours poison, et n’en produit pas moins des effets funestes. Il faut absolument m’indiquer quelque moyen pour expier le crime d’avoir volé cette paille.

Le pénitent voyant la délicatesse extrême de son domestique, lui dit que puisqu’il portait le scrupule si loin, il pouvait se purifier de cette faute, si c’en était une, en se plongeant dans l’eau avec ses vêtemens [5].

Le brahme obéit sans délai aux conseils de son maître ; après avoir fait ses ablutions, il revint auprès de lui, et pour consommer sa purification, se prosterna trois fois à ses pieds, recevant autant de fois son assirvadam (bénédiction).

Tu peux penser comme le sanniassy fut étonné de rencontrer dans cet homme tant de bonne foi et de simplicité. Quel serviteur ai-je donc là ! s’écriat-il, quelle probité ! quelle délicatesse ! où trouverait-on un homme semblable ? Dès ce jour il crut pouvoir mettre en lui une confiance sans bornes ; cependant, malgré tous ces témoignages de probité, il n’osait encore lui confier le bâton qui renfermait son argent.

Ce n’était pas assez pour le domestique. Mécontent de voir que sa première ruse n’avait pas complètement réussi, il résolut d’en inventer quelque autre. Un jour donc qu’il conversait avec son maître, il lui fit quelques réflexions sérieuses sur la brièveté de la vie, sur le peu de solidité des biens de ce monde, et finit par lui conseiller d’entreprendre le pélerinage sacré du Gange, pour se laver dans les eaux de ce fleuve et obtenir par cette ablution sainte, avec le pardon de ses péchés, l’espérance certaine de jouir dans l’autre vie des joies du sattia-loca[6]. En donnant ces conseils, le brahme comptait bien qu’en un si long voyage, il naîtrait quelque incident qui lui fournirait l’occasion d’enlever le trésor de son maître.

Après bien des délais, le sanniassy se rendit enfin aux sollicitations répétées de son domestique, et ils se mirent tous les deux en route pour Cassy. Chemin faisant, un jour qu’ils passaient près du fleuve Ratravaty, le sanniassy voulut y faire ses ablutions ; il confie sans soupçon la garde du précieux bambou à son domestique, sur la probité duquel il ne concevait plus le moindre doute ; il entre dans le fleuve et le traverse jusqu’à l’autre bord. Pendant qu’il y faisait ses ablutions et ses prières, tournant de temps en temps la tête vers le bord opposé pour surveiller son domestique, il est tout-à-coup distrait par le spectacle suivant :

Les Deux Béliers et le Renard.

Deux béliers qui paissaient sur le bord de ce fleuve s’étaient provoqués au combat ; ils se donnaient de si rudes coups de cornes, que la tête de l’un d’eux fut bientôt toute ensanglantée. Un renard, témoin du combat, voyant le sang ruisseler de la tête de ce bélier, s’approcha de lui, le saisit et lui suçait le sang, qui coulait en abondance. Cependant la chute du vaincu n’avait pas apaisé la colère de son adversaire. Dans sa furie, le vainqueur ne fait pas attention au renard qui se trouvait attaché sur la tête de son ennemi, il s’élance, fond impétueusement sur lui et écrase la tête de l’avide renard, qui, se trouvant au milieu, reçoit le coup et tombe mort à l’instant.

Le pénitent avait attentivement observé ce combat ; il achève ses ablutions, sort de l’eau et revient sur le rivage. Mais quel est son étonnement et son désespoir lorsqu’il s’aperçoit que son domestique avait disparu, emportant avec lui le bâton, dépositaire de la fortune de son maître.

Je te laisse à juger à quelles plaintes, à quelles lamentations dut s’abandonner l’avare sanniassy. Hélas ! se disait-il dans sa douleur, je connais par une triste expérience la vérité de ce sloca :

Sloca.

« Rien n’est plus séduisant et en même temps plus trompeur que les richesses. Il en coûte pour les acquérir, il en coûte pour les garder, il en coûte pour les dépenser, et il en coûte pour les perdre. »

Cependant ses plaintes ne réparaient pas sa perte. Il fallut enfin mettre un terme à d’inutiles regrets et se lever de la place où le désespoir l’avait arrêté ; mais au lieu de continuer son voyage à Cassy, il reprit le chemin de son ermitage.

Carataca et Damanaca forment le dessein de faire périr Sandjivaca.

Tu vois, ajouta Carataca, que ce sanniassy et ce renard causèrent leur propre ruine par leur imprévoyance et leur manque de réflexion ; de même aussi nous avons travaillé nous-mêmes à notre perte en introduisant imprudemment le taureau à la cour du roi lion.

Maintenant, repartit Damanaca, il ne nous reste qu’à tâcher de réparer la faute que nous avons commise, et je ne vois pas d’autre moyen de le faire qu’en inventant quelque piége pour faire périr Sancljivaca.

Mais nous sommes trop faibles, reprit l’autre renard, pour exécuter un pareil dessein. Comment prétends-tu te défaire d’un rival si puissant ? Quels sont tes moyens ?

La ruse et l’artifice, ou le secours d’autrui. C’est par là qu’on vient à bout d’exécuter ce qu’on ne peut accomplir autrement.

Le Corbeau, le Renard et le Serpent.

Dans le désert appelé Pratama-Sacchy, vivait un corbeau qui avait construit son nid sur un des plus gros arbres. Sous ce même arbre un serpent monstrueux avait établi son domicile dans un de ces tas de terre élevés par les cariahs (fourmis blanches). Lorsque le corbeau s’aperçut qu’il vivait dans le voisinage d’un ennemi si dangereux, il chercha les moyens de l’éloigner ou de le détruire : n’en trouvant aucun, et ne pouvant vivre tranquille auprès d’un pareil voisin, il s’adressa à un renard de sa connaissance, auquel il fit part du sujet de ses inquiétudes, le priant en même temps de l’aider de ses conseils et de lui suggérer quelque moyen pour faire périr le serpent.

Le Cormoran, les Poissons et l’Écrevisse.

Dans un étang formé par la rivière Varada, répondit le renard au corbeau, vivaient autrefois un grand nombre de poissons de toutes les espèces. Un cormoran vint un jour se désaltérer à cet étang, et ayant aperçu la multitude de poissons qui nageaient dans ses eaux limpides, il eût bien voulu pouvoir en faire sa proie ; mais l’eau était si profonde qu’il n’y avait pas moyen de les attraper. Pour exécuter son dessein il eut recours à la ruse.

S’approchant de l’étang du côté où l’on voyait nager les poissons en plus grand nombre, il se mit d’une manière humble et d’un air hypocrite dans la posture d’un pénitent. Les poissons, à la première vue d’un ennemi de leur espèce, avaient tous pris la fuite et se tenaient cachés au fond de l’eau. Cependant, lorsqu’ils virent l’air humble et modeste du cormoran, toujours immobile à la même place depuis long-temps, ils lui demandèrent de loin ce qu’il faisait là.

Hélas ! leur répondit le cormoran, d’un air contrit et d’un ton lamentable, je suis venu au bord de ces eaux pour y expier mes crimes dans l’exercice de la pénitence et pour m’y préparer à une bonne mort. J’ai, à la vérité, commis des meurtres sans nombre, sur-tout sur votre espèce ; mais je me suis à la fin converti, et j’ai embrassé l’état de sanniassy dans lequel j’ai résolu de passer le reste de ma vie.

Les poissons, au commencement, se défièrent de ses paroles ; cependant voyant que sa conduite ne se démentait pas, ils se familiarisèrent peu-à-peu avec lui, et à la fin ils se persuadèrent que sa conversion était réellement sincère et qu’ils n’avaient plus rien à appréhender de sa part.

Avant d’exécuter son dessein perfide, le cormoran attendit encore quelques jours, après lesquels s’apercevant qu’il avait entièrement gagné la confiance des poissons, un jour que ces derniers étaient tous rassemblés autour de lui, il parut tout d’un coup plongé dans une tristesse profonde ; il pleurait en poussant des soupirs et donnait plusieurs signes de la plus vive affliction. Les poissons, étonnés de ce changement subit, lui en demandèrent la cause.

Ah ! mes amis, leur répondit le cormoran d’un ton lamentable, je pleure à la vue des malheurs qui doivent bientôt fondre sur vous, car je sais que vous êtes tous destinés à souffrir le plus cruel genre de mort. La connaissance secrète et certaine que j’ai des temps et des saisons m’a appris qu’il doit survenir une sécheresse générale dans tout le pays, et que durant un espace de douze ans il ne tombera pas une goutte d’eau ; toutes les rivières, les marais et les étangs se trouveront bientôt à sec, et toute la race poissonne qui y vit doit finir par le genre de mort le plus affreux. Cependant l’amitié et l’attachement que j’ai conçus pour vous me portent à vous proposer de vous sauver de la ruine générale, ce que je pourrai exécuter aisément si vous voulez agréer ma proposition. J’ai découvert à quelque distance d’ici, sur une montagne, un grand bassin d’eau limpide formé par une source qui ne doit jamais tarir. Si donc vous désirez vivre, et si vous consentez à vous confier à moi, je me charge de vous transporter tous, l’un après l’autre, sur mon dos dans ce lieu de sûreté.

Au récit du cormoran, l’épouvante se mit parmi les poissons ; ils ne pensèrent pas même à douter de sa sincérité. Crovant en même temps qu’ils n’avaient plus rien à craindre de lui, ils se fièrent à ses promesses et se livrèrent à ce perfide. Ce dernier tirait chaque jour un poisson de l’eau, commençant par les plus gros ; il le mettait sur son dos, et le transportait sur le sommet d’un rocher aride, où il le dévorait à son aise.

Bientôt il eut dévoré tous les poissons de l’étang. Il y restait encore une écrevisse, qui, se doutant de la trahison de l’oiseau, résolut de le punir comme il le méritait : pour exécuter son dessein, elle le supplia de lui rendre aussi le même service qu’il avait rendu aux poissons. Le cormoran ne se défiant de rien, met l’écrevisse sur son dos et la transporte sur le rocher. Arrivée là, cette dernière, n’apercevant nulle part le réservoir d’eau, ne remarquant de tous côtés que des rochers arides, et voyant en même temps la place toute couverte d’arêtes de poissons, reconnut sans en pouvoir douter la perfidie du cormoran. Mais celui-ci n’attendit pas long-temps le châtiment qu’il avait mérité ; l’écrevisse le saisit par le cou avec ses bras et l’étrangla.

Après s’être ainsi vengée de ce méchant, elle se traîna peu-à-peu dans son ancienne demeure, où elle continua à vivre en paix comme auparavant.

Lorsque le renard eut fini son récit, voilà, dit-il à son ami le corbeau, comment on se défait par la ruse de ceux qu’on a intérêt de détruire. Cherchons maintenant, ajouta-t-il, à inventer quelque artifice pour détruire ton ennemi comme ce cormoran détruisit en premier tous les poissons, et comme il fut ensuite détruit lui-même par l’écrevisse.

Le renard n’eut pas plutôt fini de parler que le corbeau le conduisit au lieu de son domicile et lui montra la demeure de son dangereux voisin.

Sur ces entrefaites, le roi de ce pays étant allé à la chasse dans cette forêt, vint à passer par l’endroit qu’habitaient le corbeau et le serpent, et comme il était fatigué il voulut se reposer sous l’arbre sur lequel le premier avait construit son nid. Ayant auparavant quitté son collier d’or et quelques autres de ses principaux ornemens qu’il posa par terre, il se coucha à l’ombre de l’arbre et s’y endormit. Pendant qu’il était plongé dans le sommeil, le renard s’approcha et fit un signe au corbeau : celui-ci descendit sans bruit, et, par le conseil du renard, prit avec son bec le collier d’or du roi, et l’enfonça bien avant dans le trou où vivait le serpent ; après quoi ils se retirèrent tous les deux en silence.

Un des suivans du roi qui avait aperçu ce qui venait de se passer, en avertit son maître dès qu’il fut éveillé. Celui-ci appela aussitôt ses gens et ordonna qu’on creusât la terre à l’endroit où son collier d’or avait été introduit par le corbeau. Pendant qu’on exécutait ses ordres, le serpent, qui était caché dans le trou, se sentant pressé, sortit en fureur et fit mine de s’élancer sur ceux qui troublaient son repos ; mais les personnes qui étaient à l’entour se tinrent sur leurs gardes, firent pleuvoir sur lui une grêle de pierres et l’écrasèrent ; puis, continuant de creuser la terre, ils recouvrèrent le collier d’or du roi.

Après que le corbeau eut ainsi assouvi sa haine en causant par ruse la mort de son ennemi, il vécut tranquille et heureux sur son arbre, au sein de sa famille.

C’est ainsi, ajouta Damanaca après avoir fini son récit, qu’on se défait par la ruse de ceux dont on ne peut se défaire par la force.

Sloca.

« Ce n’est pas dans le corps que réside la force, c’est dans l’esprit, et celui-là est le plus fort qui est le plus rusé. »

Si tu doutais de la vérité de cette ancienne maxime, l’exemple suivant suffirait pour te convaincre.

Le Lion, les Animaux et le Jackal.

Dans le désert appelé Madonnahta-Vanantra, vivait un lion nommé Pondarica, la terreur et le fléau de toutes les autres espèces d’animaux qui avaient établi leur demeure dans le même lieu. Ces derniers, craignant de voir bientôt leurs races entièrement exterminées, formèrent le dessein de quitter cette contrée et de se retirer dans quelque forêt éloignée hors de la portée d’un si cruel ennemi : ils étaient sur le point d’exécuter cette résolution désespérée, lorsqu’un vieux jackal les arrêta par ses conseils.

Pourquoi, leur dit-il, quitter ainsi précipitamment le lieu de notre naissance, la terre où nos pères ont vu le jour ? Avant d’en venir à une pareille extrémité, voyons au moins d’abord s’il n’y a pas quelque moyen de composer avec notre ennemi et de vivre en paix avec lui.

Les animaux approuvèrent l’avis du jackal, et le députèrent aussitôt pour proposer au lion quelque voie d’accommodement, ou du moins pour diminuer l’acharnement qu’il mettait à les poursuivre, et pour savoir de lui à quelles conditions il voulait consentir à les laisser vivre en paix.

Le jackal partit sans délai, et s’étant présenté devant le lion : Pourquoi cherches-tu donc à détruire inutilement nos espèces ? lui dit-il. Du train dont tu vas, il ne restera bientôt plus un seul animal dans cette vaste forêt, et tu finiras toi-même par mourir de faim. Consens à vivre en bonne intelligence avec nous, nous nous engageons de notre côté à pourvoir abondamment à tous tes besoins, et à te nourrir sans rien faire.

Comment cela ? répondit d’un air fier le lion, étonné du langage que venait de lui tenir le jackal.

Oui, reprit le jackal, si tu veux nous laisser vivre tranquilles, nous te promettons de t’amener tous les jours un animal pour assouvir ta faim.

Le lion accepta ces conditions, et les animaux de leur côté furent exacts à remplir leurs engagemens, et ne manquèrent pas de lui amener chaque jour un animal pour être dévoré. Chaque espèce en fournissait un à son tour, et après qu’un grand nombre d’autres animaux eurent été ainsi dévorés, vint le tour du jackal. Le jour qu’il devait être conduit auprès du lion pour lui servir de pâture, il convoqua une assemblée générale des animaux, et leur exposa que le remède qu’ils avaient cru trouver à leurs premiers malheurs, n’était qu’un palliatif, et qu’ils n’en finiraient pas moins par être tous dévorés en détail. Il ajouta que pour éviter la ruine générale qui les menaçait, il n’y avait pas d’autre moyen que d’inventer quelque artifice pour faire périr leur ennemi.

Les animaux, saisis d’étonnement à la proposition du jackal, et se regardant les uns les autres, lui demandèrent quels moyens il avait pour exécuter une entreprise si désespérée.

Je n’ai besoin pour cela du secours de personne, répondit le jackal, et je me charge moi seul d’en venir à bout. Apprenez de moi que ce qui ne peut s’exécuter par la force s’accomplit par la ruse :

L’Oiseau Titty, l’Éléphant, le Taon, le Renard et la Grenouille.

Dans le désert Cammaca-Vanantra, vivait un oiseau titty[7]. La place où il avait fixé sa demeure était fréquentée par un éléphant, qui ne manquait jamais de marcher sur son nid et d’écraser ses œufs. Le titty lui fit souvent d’humbles remontrances sur son manque de commisération ; mais l’éléphant ne fit pas la moindre attention à ses plaintes, et continua de détruire sans pitié la petite famille que mettait au monde le pauvre oiseau.

Le titty, désespéré de se voir condamné par la cruauté de cet éléphant impitoyable à vivre sans postérité, résolut d’inventer quelque moyen pour perdre ce puissant ennemi : pour cela il s’adressa à un renard qui vivait dans son voisinage, auquel il raconta, en se lamentant, le sujet de sa douleur. Le renard, après avoir entendu son récit, lui dit de se consoler et de reprendre courage, lui promettant d’inventer bientôt quelque artifice pour faire périr son ennemi.

Pour cette fin, il s’associa un corbeau, un taon et une grenouille, et ils allèrent tous ensemble à la recherche de l’éléphant. Après l’avoir cherché quelque temps, ils le rencontrèrent couché à l’ombre d’un gros arbre. Dès qu’ils l’aperçurent, le renard fît un signe au corbeau, qui alla se placer sur le front de l’éléphant, et de là lui donnait de grands coups de bec sur les yeux ; tandis que le taon, entrant dans une de ses oreilles, lui causait des démangeaisons insupportables : l’éléphant ne pouvant se défaire de ces deux ennemis acharnés à le poursuivre, poussait des cris horribles, et courant furieux de côté et d’autre, cherchait quelque soulagement aux maux qu’il endurait.

Sur ces entrefaites, la grenouille sauta dans un puits qui se trouva dans le voisinage, et se mit à coasser de toutes ses forces. L’éléphant, entendant les coassemens de la grenouille, jugea qu’il devait y avoir de l’eau dans cet endroit. Il y courut donc vite pour s’y plonger et se délivrer par ce moyen des deux ennemis qui lui faisaient endurer de si cruels tourmens. Arrivé au bord du puits, la douleur qu’il éprouvait lui ôtant toute réflexion, il s’y jeta et mourut de sa chute.

Après avoir causé la ruine de ce puissant ennemi, le renard renvoya le titty à son nid, et celui-ci y vécut long-temps dans une parfaite tranquillité ; quant à lui, il rassembla sa famille et ses amis et ils trouvèrent tous de quoi se régaler abondamment plusieurs jours des dépouilles de l’éléphant.

Le jackal avait terminé son récit. S’adressant aux animaux rassemblés autour de lui : Suis-je donc, leur dit-il, moins que l’oiseau titty, et puisque celui-ci trouva les moyens de faire périr un éléphant, ne pourrai-je pas trouver aussi quelque ruse pour perdre le lion, notre ennemi commun ? Après ces paroles, il renvoya tous les autres animaux, et s’achemina seul vers l’antre du lion.

Chemin faisant, il passa près d’un puits, et ayant regardé au fond, il y vit son image représentée dans l’eau. Réfléchissant sur ce phénomène : Voici, dit-il, un excellent moyen pour tromper le lion et le perdre. Et après avoir bien dressé son plan pour exécuter ce dessein, il se présenta devant le lion d’un air triste, et lui dit : Je viens à toi pour te servir de pâture aujourd’hui, parce que c’est mon tour. Cependant, avant de mourir, j’ai à t’apprendre une nouvelle si fâcheuse que je n’ose te l’annoncer.

Le lion, rempli de trouble et d’étonnement, en entendant les dernières paroles du jackal, lui dit de s’expliquer et de parler sans déguisement. Eh bien, répliqua le jackal, puisque tu l’ordonnes, je vais t’avertir du danger qui te menace. À peu de distance du lieu de ta demeure se trouve un autre lion qui cherche l’occasion de te supplanter et de te détruire ; et afin de mieux cacher son dessein, il vit retiré et inconnu au fond d’un puits, d’où il n’attend qu’une occasion favorable pour tomber sur toi à l’improviste, te tuer et régner ensuite à ta place dans cette forêt.

Le lion, en apprenant cette nouvelle inattendue, entra aussitôt dans un violent transport de colère. C’est aujourd’hui, s’écria-t-il, que je reconnais la vérité de cette ancienne maxime :

Sloca.

« Le supplice des savans, c’est l’affront ; le supplice des rois, l’ignorance ; le supplice des femmes, un mari infidèle ; et le supplice des puissans, c’est d’avoir des rivaux. »

Montre-moi sur l’heure, ajouta-t-il, l’endroit où se tient caché mon rival, afin que je l’immole sans délai à ma vengeance.

Le jackal conduisit le lion au bord du puits, lui dit de regarder au fond, et qu’il y verrait son ennemi.

Le lion, hérissant sa crinière et se battant les flancs avec sa queue, s’approche en fureur du puits, regarde, et voit son image peinte dans le fond de l’eau ; il la prend pour un objet réel, et s’imaginant que ce qu’il aperçoit est en effet un autre lion, il pousse un rugissement horrible, et se précipite dans le puits pour combattre ce prétendu rival. Aussitôt qu’il y fut tombé, le jackal appela à son secours les autres animaux ; ils firent rouler dans le puits de grosses pierres, et écrasèrent ce cruel ennemi de leurs espèces. Après s’être ainsi délivrés de ce terrible animal, ils vécurent tranquilles dans leur désert.

Je sais, ajouta Damanaca, que nous ne sommes pas doués de la force ; mais nous avons en partage l’esprit et la ruse, moyens infaillibles pour venir à bout de nos desseins.

Carataca ne se rendait pas encore. Réfléchissons avant d’agir, dit-il à son tour, et rappelons-nous qu’il arrive souvent que les ruses que nous dirigeons contre les autres tournent à notre propre ruine comme je vais te le prouver.

La Prostituée, l’Amant et la Mére.

Dans la ville de Rettna-Poury vivait une prostituée du nom de Harou-Sany. Un jeune homme riche et de belle figure ayant fait connaissance avec elle, ils conçurent l’un pour l’autre une passion mutuelle si vive, qu’ils ne se quittaient plus. Le jeune homme, dans la violence de sa passion, livra à sa maîtresse tout ce qu’il possédait d’argent et de joyaux. La mère d’Harou-Sany ne tarda pas à s’apercevoir que sa fille avait réussi à dépouiller son amant de toutes ses richesses et que ce dernier n’apportait plus rien à la maison. Elle fit des reproches à sa fille de ce qu’elle continuait à le recevoir, lui rappelant que le métier de prostituée était de faire des dupes, et de n’accorder ses faveurs qu’à ceux qui les payaient : Maintenant, disait-elle, que votre amant est réduit à la misère, il faut l’abandonner et vous en attacher quelque autre qui soit en état de vous apporter de nouvelles richesses. Souvenez-vous, ajouta-t-elle, de cette ancienne maxime :

Sloca.

« Les oiseaux ne se reposent pas sur les arbres où il n’y a plus de fruits. Les quadrupèdes quittent les forêts lorsque les arbres dépouillés de leurs feuilles ne leur fournissent plus d’ombre. Les insectes laissent les plantes qui n’ont plus de fleurs. Les sangsues sortent des sources lorsqu’elles tarissent. Un ministre quitte le service d’un roi obstiné. Les femmes abandonnent un homme devenu vieux et misérable. C’est ainsi que l’intérêt est le mobile de tous les êtres. »

Mais Harou-Sany ne faisait aucune attention aux remontrances de sa mère, et elle continuait toujours d’entretenir les mêmes liaisons avec son amant. La mère, alors, résolut de faire périr ce dernier ; n’osant pas cependant exécuter ouvertement son dessein, elle tenta de l’accomplir par la ruse : pour cela, elle se procura le poison le plus subtil qu’elle put trouver, et ayant construit un tube qui pût répondre à son projet, elle le remplit de ce poison réduit en poudre.

Lorsque tout fut préparé, elle choisit le temps où le jeune homme dont elle voulait causer la mort dormait d’un profond sommeil. Elle s’approche sans bruit, et lui introduisant doucement un bout de ce tube dans l’anus, elle applique sa bouche sur l’autre bout pour lui souffler le poison dans le corps : pour le lancer avec plus de force elle prend sa respiration ; mais, dans ce moment, un vent subit s’échappe des entrailles du jeune homme, et sort avec tant d’impétuosité, qu’il renvoie dans l’estomac de la vieille tout le poison contenu dans le tube. Cette femme mourut sur la place, et se trouva punie par les moyens mêmes qu’elle avait inventés pour causer la ruine d’autrui.

Tu vois par cet exemple, ajouta Carataca en terminant son récit, que nos ruses tournent quelquefois contre nous-mêmes, et que là où nous voulons une chose, les Dieux et notre destin en veulent une autre.

Un autre exemple, continua-t-il, en confirmant cette vérité, t’apprendra en même temps que dans nos entreprises nous devons user de moyens proportionnés aux fins que nous voulons obtenir.

Les deux Moineaux plaideurs.

Un moineau avait construit son nid sur un gros arbre. Après la saison des fruits, ce nid lui devenant inutile, il l’abandonna, et un autre moineau y vint établir son domicile. Le premier propriétaire, informé de cette circonstance, vint pour chasser l’intrus, et réclamer une propriété qu’il disait lui appartenir. Le moineau nouveau venu s’obstinait de son côté et ne voulait pas céder la place, disant qu’il s’y était logé, parce qu’il l’avait trouvée abandonnée et qu’il était résolu à y rester. Comme ils ne pouvaient s’accorder ensemble, ils convoquèrent une assemblée générale de tous les oiseaux, et vinrent plaider leur cause devant eux. Les oiseaux réunis furent aussi surpris qu’indignés qu’on les eût tous rassemblés pour un sujet si futile. Ils engagèrent les plaideurs à vivre en paix ensemble, et leur dirent que leur domicile commun, la demeure qui leur apartenait à tous, c’étaient les arbres sur lesquels il se trouvait le plus de fruits, et ils ajoutèrent que ce n’était pas la peine de faire tant de bruit pour un nid de moineau.

Les deux plaideurs, peu satisfaits de la décision des arbitres, quittèrent l’assemblée, résolus de porter l’affaire devant le roi du pays. Ils prirent cette détermination imprudente malgré les représentations des autres oiseaux, qui cherchèrent à les en dissuader.

Le Roi et le Chasseur.

Dans la ville de Santa-Poura, leur dirent les autres oiseaux, vivait le roi Vissarada-Raya. Ce prince, désirant devenir gros et gras, demanda à ses médecins par quels moyens il pourrait acquérir de l’embonpoint. Ces derniers lui répondirent que c’était sur-tout par l’usage habituel de la viande. En conséquence le roi résolut d’en user, et ayant fait venir les meilleurs chasseurs de son pays, il leur ordonna de lui apporter chaque jour quelque animal, afin qu’il pût se nourrir de sa chair. Les chasseurs obéirent à ses ordres, et ne manquèrent pas de lui fournir chaque jour la quantité de gibier nécessaire à sa consommation.

Un jour cependant, la pluie ne cessant de tomber par torrens, les chasseurs ne purent aller à leurs excursions ordinaires de chasse ; un seul toutefois, malgré le mauvais temps, essaya de parcourir une partie de la forêt où le gibier abondait davantage. Mais quelque peine qu’il se donnât, quelque fatigue qu’il prît, il ne put rien rencontrer.

Comme il retournait chez lui, il aperçut au pied d’un arbre un rayon de miel, qu’il cueillit et qu’il apporta au roi, lui disant que c’était tout ce qu’il avait pu se procurer ce jour-là. Le roi reçut ce rayon de miel avec plaisir, et durant le temps qu’il le mangeait, un petit morceau étant tombé par terre, une mouche vola dessus. Un de ces petits lézards qu’on voit courir sur les murailles des maisons, vit cette mouche se reposer sur ce brin de miel, et courut sur elle pour la dévorer. Une mangouste, que le roi élevait, et qui était alors sur ses genoux, n’eut pas plutôt aperçu le petit lézard, qu’elle sauta sur lui pour le saisir et en faire sa proie. Dès que le chien du chasseur qui avait apporté le rayon de miel vit la mangouste par terre, il se jeta sur elle pour la mordre ; et le roi ne vit pas plutôt sa mangouste en danger, qu’il saisit un gros bâton et en frappa rudement le chien. Le chasseur, à son tour, mécontent de voir maltraiter ainsi son chien, voulut prendre parti pour sa pauvre bête, et demanda au roi d’un ton d’assez mauvaise humeur pourquoi il battait son chien, ajoutant que c’était cet animal qui le faisait vivre, et qu’il aimerait mieux être battu lui-même que de voir battre son chien.

Le roi, irrité de la remontrance du chasseur, ordonna à ses gens de le saisir, de le lier et de le punir pour son insolence. Dans le temps qu’on le fustigeait sévèrement, les autres chasseurs, qui se trouvaient rassemblés en grand nombre dans la ville royale et les environs, apprirent le cruel châtiment du chasseur ; tous ressentirent l’injure faite à un de leurs compagnons et s’attroupèrent en tumulte ; ils levèrent l’étendart de la révolte, pillèrent et s’accagèrent totalement la ville.

Que cet exemple, ajoutèrent les oiseaux en s’adressant aux deux moineaux qui les avaient choisis pour juges, vous apprenne à quels dangers on s’expose souvent pour de légers sujets.

Cependant les plaideurs ne tinrent aucun compte des sages avis des arbitres, et persistèrent dans la résolution d’aller faire décider leur querelle au tribunal du roi : pour justifier cette démarche téméraire, ils citaient cette ancienne maxime :

Sloca.

« Comme la fierté est la plus belle qualité d’un éléphant ; la lune, le plus bel ornement de la nuit ; le soleil, le plus bel ornement du jour ; la modestie, la plus belle qualité d’une femme ; la vivacité, la plus belle qualité d’un cheval ; la douceur dans les paroles, le plus bel ornement du discours ; des enfans vertueux, le plus bel ornement des familles : de même la justice est la plus belle qualité des rois. »

Voilà pourquoi, ajoutèrent-ils, nous voulons aller auprès du roi pour faire juger notre procès à son tribunal. En même temps ils se mirent en route et se présentèrent devant le prince, à qui ils expliquèrent le sujet de leur différent, le suppliant de décider leur querelle.

Le roi, après avoir entendu le rapport de ces deux moineaux, se mit à rire ; et ne pouvant concevoir comment deux misérables oiseaux avaient eu l’audace de venir de si loin le troubler pour un sujet si ridicule, il les renvoya en les invitant à s’arranger entre eux. Mais les moineaux persistèrent à lui demander justice.

Le prince, étonné de leur obstination, leur dit qu’il ne connaissait pas assez bien leurs lois et leurs usages pour terminer leur différent, et leur ordonna de convoquer dans son palais une assemblée générale de tous les oiseaux pour juger le procès.

Les plaideurs, ne voyant pas d’autre voie pour obtenir justice, assemblèrent tous les oiseaux du voisinage, et lorsqu’ils furent tous rendus dans l’appartement que le roi leur avait assigné, celui-ci s’y rendit aussi, et son premier soin fut de saisir les deux moineaux plaideurs, de leur tordre le cou, de les faire rôtir et de les manger. En même temps il enferma tous les autres oiseaux dans l’appartement où ils se trouvaient rassemblés, de manière qu’aucun ne pût échapper. Chaque jour il en envoyait chercher le nombre et les espèces qu’il desirait pour sa nourriture, jusqu’à ce qu’ils fussent tous mangés jusqu’au dernier.

Ceci nous prouve, ajouta Carataca en finissant son récit, qu’il faut toujours proportionner les moyens à la fin qu’on se propose, et nous voyons en même temps que là où nous cherchons notre avantage, les Dieux et notre destin nous font quelquefois trouver notre ruine.

Carataca et Damanaca persistent dans
le dessein de faire périr Sandjivaca
.

À ces divers exemples les deux renards avaient opposé successivement des réflexions pour ou contre le projet de faire périr leur rival.

À la fin Damanaca reprit la parole : Quelque spécieux que soient tes exemples et tes raisonnemens, dit-il, je persiste à croire qu’il est de notre intérêt de poursuivre notre projet. Quand une entreprise est formée, ce ne sont pas les dangers et les difficultés dont elle paraît environnée qui doivent en détourner : l’audace et la ruse employées à propos surmontent tous les obstacles, et ce qui d’abord semblait devoir causer notre ruine tourne à la fin à notre avantage.

Le Lion, le Bouc et le Renard.

Un troupeau de boucs, ajouta-t-il, paissait paisiblement dans le désert Carala-Vanantra. Un soir, comme ils retournaient à leur étable, un vieux bouc, n’ayant pu suivre ses compagnons, demeura seul dans les bois et chercha un asile dans une caverne qu’il trouva par hasard au milieu de la forêt. En y entrant, il aperçut un lion monstrueux qui y était couché ; il fut d’abord saisi de frayeur à la vue de ce terrible animal. Cependant, réfléchissant que s’il essayait de fuir, le lion l’aurait bientôt atteint, il vit qu’il ne lui restait qu’une chance de salut : c’était de payer d’effronterie et de faire bonne contenance. Dans cette idée, il s’avança vers le lion d’un pas grave et assuré, sans témoigner la moindre frayeur. Etonné de voir ce bouc s’approcher de lui avec tant de hardiesse : Quelle espèce d’animal est-ce donc là, se dit le lion en lui-même, pour oser m’approcher avec tant d’assurance ? Tous les autres animaux évitent ma rencontre, ou, lorsqu’ils m’aperçoivent, saisis de frayeur, ils cherchent leur salut dans une prompte fuite, et celui-ci vient à moi comme s’il avait dessein de m’attaquer !

En disant ces mots, il s’approche du bouc, et le fixant d’un air un peu déconcerté : Qui es-tu, avec ta longue barbe ? lui demanda-t-il. Je suis le seigneur bouc, répond celui-ci d’un ton ferme ; je suis un dévot de Siva. J’ai promis à cette divinité de dévorer en son honneur cent-un tigres, vingt-cinq éléphans et dix lions. J’ai fait vœu en même temps de laisser croître ma barbe jusqu’à ce que j’aie accompli ma promesse. J’ai déjà dévoré les cent-un tigres et les vingt-cinq éléphans, et je suis à présent à la recherche des lions. Aussitôt que j’en aurai dévoré dix, mon vœu se trouvera accompli, et je pourrai alors couper ma longue barbe.

Le lion, surpris et saisi de frayeur au discours du bouc, et s’imaginant qu’il avait en effet formé le projet de le dévorer, sortit à l’instant de sa caverne et prit la fuite.

Pendant qu’il fuyait, il fit rencontre d’un renard, qui, le voyant hors d’haleine, l’arrêta pour lui demander la cause de sa frayeur, et en même temps pour lui témoigner sa surprise de voir que le roi et le maître des animaux, celui en présence duquel tous les autres demeuraient immobiles d’effroi, abandonnait ainsi avec tant de précipitation le lieu de sa demeure.

Le lion exposa au renard le sujet de ses alarmes, et lui fit une longue description de l’animal qui les avait causées : Jamais, lui dit-il, je n’ai vu d’animal aussi terrible ; il a sur le front deux cornes énormes ; une barbe d’une longueur démesurée descend de son menton ; à côté de cette longue barbe on voit suspendus deux gros mamelons charnus qui joignent sa poitrine. En un mot jamais de ma vie je n’ai vu d’objet aussi capable de glacer d’effroi.

Le renard, au récit du lion, reconnut aussitôt que le sujet de tant d’épouvante n’était autre chose qu’un bouc ; il se mit à pousser des éclats de rire et le railla de s’être ainsi laissé épouvanter par un poltron de bouc. Il essaya ensuite de le rassurer et lui dit que l’objet qui lui avait causé une si grande frayeur était un des plus faibles et des plus lâches parmi tous les animaux ; il l’engagea à revenir sur ses pas, à le saisir et à le dévorer.

Enhardi par les paroles du renard, le lion consentit à retourner avec lui à la caverne où il avait laissé le bouc.

À la vue du lion revenant en la compagnie du renard, le bouc se douta bien que ce dernier lui avait joué ce tour. Rappelant toute sa présence d’esprit à la vue du nouveau danger dont il se voit menacé, il s’avance vers eux avec une contenance assurée ; et s’adressant au renard, lui dit d’un ton de colère : Est-ce ainsi que tu exécutes mes ordres ? Je t’avais envoyé pour m’amener dix lions afin de les dévorer tous à-la-fois, et tu ne m’en amènes qu’un seul ! tu seras puni de ta négligence coupable.

Le lion n’eut pas plutôt entendu cette vive apostrophe du bouc au renard, que, s’imaginant que ce dernier le trahissait, il fut saisi d’une nouvelle frayeur, et prit la fuite à l’instant même, récitant en fuyant cette ancienne maxime :

Sloca.

«  Il ne faut jamais s’exposer à l’inimitié de son cuisinier, des médecins, des poètes et des magiciens ; il faut se garder d’avoir querelle avec le gouverneur de son pays, avec les personnes riches, avec ceux qui sont plus puissans que nous et avec les gens obstinés. »

Le bouc, ainsi délivré par la ruse d’un si dangereux ennemi, continua de vivre paisiblement dans cette forêt.

Tu le vois, continua Damanaca, en joignant l’audace à la ruse, on peut surmonter les plus grandes difficultés et venir à bout des entreprises les plus périlleuses. Encore un exemple et tu n’auras plus de doute que la ruse secondée du secours d’autrui peut nous défaire des rivaux les plus puissans.

Le Chameau, le Renard, le Chien sauvage, le Corbeau et le Lion.

Dans le désert Neimicha-Arania habitait un lion au service duquel étaient attachés un renard, un chien sauvage et un corbeau. Pendant qu’ils vivaient heureux ensemble dans la paix et la concorde, un vieux chameau, fatigué des travaux et des mauvais traitemens dont l’accablait son maître, s’échappa d’auprès de lui et se réfugia dans la même forêt où demeuraient le lion et ses trois serviteurs. Un jour que ces derniers se promenaient dans la forêt, ils rencontrèrent le chameau. Une rencontre si extraordinaire les surprit ; et renard de songer aussitôt aux moyens de faire périr ce nouveau venu, afin de pouvoir ensuite se repaître de ses dépouilles. Il communiqua son projet à ses compagnons, qui l’approuvèrent à l’unanimité. Mais se défaire par eux-mêmes d’un animal si fort, ce n’était pas chose possible, il fallait donc employer quelque ruse pour le faire tuer par le lion leur maître. En un instant un plan est dressé par le renard, qui, passant de suite à l’exécution, s’approche du chameau, lui témoigne sa surprise de le voir ainsi seul errer dans cette forêt, et lui demande quelle cause l’a conduit dans ce lieu. Le chameau, ne soupçonnant aucun artifice, lui raconta sans déguisement les motifs qui l’avaient porté à s’échapper d’auprès de son maître, se plaignant sur-tout des mauvais traitemens qu’il n’avait cessé de recevoir de lui pour les services sans nombre qu’il lui rendait chaque jour.

Le renard parut approuver la fuite du chameau, et après quelques paroles de consolation : Le lieu que tu as choisi pour ta demeure, lui dit-il, est le domaine d’un lion qui y exerce l’empire : ainsi il convient que tu te rendes auprès de lui pour lui payer le tribut de ton hommage et solliciter la faveur de sa protection.

Pourquoi, répondit le chameau, me conseilles-tu une pareille démarche ? Que peut-il y avoir de commun entre le roi lion et un malheureux tel que moi, abandonné de tout le monde ? Et comment un misérable de mon espèce oserait-il se présenter devant un souverain si puissant ?

Ce sont sur-tout les faibles, repartit le renard, qui ont besoin de la protection des grands et qui doivent tâcher de se les rendre favorables en s’humiliant devant eux : ainsi suis-nous. Nous te conduirons à la demeure du lion notre maître et nous t’introduirons auprès de lui.

Le chameau ne se défiait d’aucune trahison de la part du renard. Il suivit ses conseils et l’accompagna auprès du lion. Le renard en l’introduisant rapporta à son maître les motifs qui avaient engagé ce nouveau venu à se réfugier dans ce désert, où il désirait finir ses jours à l’ombre de sa puissante protection.

Le lion reçut le chameau avec bonté, le traita avec douceur, devint familier avec lui, et fut si satisfait de son bon naturel, qu’il lui accorda toute sa confiance et le fit son premier ministre. Les trois amis qui l’avaient introduit, voyant l’ascendant que ce nouveau venu avait gagné sur l’esprit de leur maître, ne savaient quel moyen prendre pour exécuter leur premier dessein et faire périr le chameau par la griffe du lion.

Sur ces entrefaites, le roi lion vint à tomber malade, et comme sa maladie le laissa long-temps dans un grand état de faiblesse, il ne pouvait plus aller à la chasse. Un jour, pressé par la faim, il appela ses trois serviteurs, leur exposa ses besoins urgens et leur ordonna de lui apporter au plus vite quelque animal pour le dévorer et apaiser les cris de la nature.

Les trois animaux s’excusèrent en disant qu’ils ne pouvaient pas faire l’impossible, et qu’il savait bien lui-même qu’aucun d’eux ne possédait ni la force ni les autres moyens d’attaquer et de détruire les espèces d’animaux dont il avait coutume de se repaître. Cependant, ajouta le renard, si vous vous trouvez en effet si vivement poursuivi par les tourmens de la faim, vous pouvez satisfaire abondamment ce besoin impérieux sans qu’il soit nécessaire d’aller au loin pour cela. Vous n’avez qu’à tuer le chameau qui vit auprès de vous ; dans la nécessité où vous vous trouvez réduit, vous pouvez vous permettre cette action sans scrupule, et lui, de son côté, doit se soumettre sans murmure à sa triste destinée, puisqu’une ancienne maxime dit :

Sloca.

« Celui qui livre sa vie pour sauver celle du maître sous la dépendance duquel il vit, s’attire pour toujours, par cet acte de dévouement, la faveur de Sri-narayana (Vichnou). »

Ou bien, continua le renard, s’il vous en coûte trop de sacrifier la vie du chameau pour sauver la vôtre, tuez-nous tous trois, nous mourrons contens en pensant que nous perdrons la vie pour sauver celle de notre maître.

Le discours du renard fit sur le lion toute l’impression qu’il en attendait, et ce dernier ne pouvant plus supporter les angoisses de la faim cruelle qui le dévorait, se jeta sur le chameau, le tua et se rassasia abondamment de sa chair. Après que le lion en eut dévoré une partie, le renard, le chien sauvage et le corbeau se régalèrent du reste pendant plusieurs jours.

C’est ainsi, ajouta Damanaca en terminant son récit, qu’il nous faut perdre le taureau notre rival, à l’aide de la ruse et du secours d’autrui. Les exemples suivans te démontreront que par ces deux moyens on vient à bout de toute sorte d’entreprise.

L’Oiseau Titiba et la Mer.

Un oiseau titiba avait établi son nid sur le bord de la mer, et là vivait tranquille avec sa compagne. Ces deux oiseaux se virent longtemps sans postérité ; mais à la fin ils obtinrent de la faveur des Dieux ce qu’ils désiraient avec tant d’ardeur. Aussitôt que leurs petits furent éclos, la femelle titiba, s’adressant à son mâle, lui dit qu’elle éprouvait les plus vives alarmes de se voir ainsi exposée avec sa famille sur le bord de l’eau, et qu’elle appréhendait qu’au temps de la pleine lune, où la mer, en fureur, franchissait ses limites et balayait tout ce qui se trouvait à sa rencontre, leurs petits ne fussent aussi enlevés par cet élément sans pitié. Elle conseilla donc à son mari de choisir un autre domicile plus sûr, et de s’y transporter avec leur famille.

Le titiba mâle rit de la crainte de sa femelle et se moqua d’elle : Qu’y a-t-il de commun, dit-il, entre la mer et nous ? Et quels motifs pourraient engager ce puissant élément à s’emparer d’un aussi petit objet que le sont nos petits ? Notre domicile se trouve établi ici, et il y restera malgré tes vaines alarmes. Quant à moi, ajouta-t-il, bien loin d’avoir quelque inquiétude à ce sujet, je me vois au contraire à l’abri de tout danger en vivant dans la proximité d’un si puissant voisin et sous sa protection. Écoute ce que peuvent gagner les faibles en vivant auprès des puissans :

Les deux Aigles, la Tortue et le Renard.

Dans les désert Imala-Sarassy vivait une tortue sur les bords d’une rivière qui traversait ce lieu ; près de l’endroit où demeurait la tortue étaient plantés différens gros arbres dont les feuillages servaient de demeure à deux aigles. Ces aigles trouvaient là de quoi subsister abondamment sur un manguier qui produisait des fruits d’un goût délicieux, et chaque jour la tortue se rendant sous cet arbre, s’y rassassiait des fruits que les deux aigles laissaient tomber sur la terre.

En vivant ainsi dans le voisinage les uns des autres, les aigles et la tortue avaient contracté la plus étroite amitié. Cependant, après un assez long séjour dans ce lieu, les aigles se disposèrent à le quitter et à aller établir leur domicile dans une autre contrée lointaine. Lorsque la tortue apprit leur dessein, elle fut au désespoir de voir ses deux intimes amis se préparer à la quitter, et elle fit tous ses efforts pour les détourner de leur projet et les engager à rester à l’endroit où ils vivaient ensemble. Mais voyant qu’elle ne gagnait rien et que la détermination des aigles était invariablement prise, elle les conjura de ne pas l’abandonner, et puisqu’ils étaient décidés à quitter ce lieu, elle les supplia de la conduire avec eux.

Comment cela se peut-il ? répondirent les aigles, tu es un amphibie, habitant des eaux et de la terre, et nous nous sommes les habitans des airs : quel moyen y a-t-il de pouvoir voyager ensemble ?

Malgré ces représentations, la tortue continua de presser instamment ses amis de la conduire avec eux, leur disant que s’ils lui refusaient cette grâce, elle mourrait de douleur et de désespoir après leur départ.

Les aigles, à la vue de la douleur de leur amie, touchés de compassion, consentirent à la transporter avec eux. Pour exécuter ce dessein, ils apportèrent un bâton, et le prenant chacun par un bout avec leur bec, ils dirent à la tortue de le bien saisir avec les dents par le milieu et de bien prendre garde après qu’ils l’auraient élevée en l’air de ne pas proférer une seule parole ; celle-ci promit à ses deux amis de se conformer à leurs recommandations, elle saisit avec ses dents le bâton par le milieu ; les aigles prirent leur vol et s’élevèrent dans les airs.

Tandis qu’ils planaient majestueusement dans les régions supérieures de l’air, un renard les aperçut, et voyant en même temps la tortue qu’ils portaient suspendue à un bâton, il chercha aussitôt une ruse pour faire lâcher prise à cette dernière, et en faire sa proie. S’adressant donc aux aigles : Que vous autres, seigneurs aigles, leur dit-il, voyagiez dans les régions supérieures des airs, c’est une chose qui vous convient et à laquelle personne ne trouvera à redire ; mais que cette sotte de tortue veuille se donner les tons de vous imiter, c’est ce qui doit choquer tout le monde.

Les aigles continuèrent leur route sans rien répondre au renard ; mais la tortue, piquée de s’entendre appeler sotte par ce dernier, voulut lui rendre injure pour injure. Elle ouvre la gueule pour lui répondre, lâche le bâton auquel elle se tenait suspendue par les dents, et tombe sur la terre.

Dès qu’elle fût tombée le renard courut vite pour la dévorer, il essaya à plusieurs reprises de la mordre ; mais l’écaille dont elle était enveloppée se trouva si dure que les dents du renard ne purent jamais la pénétrer. Surpris de trouver tant de résistance : Qu’est-ce cela, dit-il, dame tortue ? ta peau est furieusement dure !

Comment cela serait-il autrement, ami renard, répondit la tortue, j’ai voyagé si long-temps dans les airs, exposée aux plus vives ardeurs du soleil, que ma peau s’est tout-à-fait desséchée et durcie. Si tu voulais me transporter dans l’étang voisin, je me ramollirais peu-à-peu dans l’eau, et tu pourrais ensuite me dévorer à ton aise.

Le renard, ne soupçonnant aucun artifice dans la réponse de la tortue, la prit et la transporta dans un étang voisin. Toutefois il prenait la précaution de lui tenir une patte appuyée sur le dos, pour empêcher qu’elle ne pût s’échapper ; après qu’elle eut été quelque temps dans l’eau : Eh bien, amie tortue ! lui dit le renard, ta peau n’est-elle donc pas encore ramollie ? Elle est devenue molle, repartit la tortue, dans toutes les parties du corps, excepté sur le seul endroit où tu tiens la patte appuyée, car l’eau n’a pu y pénétrer encore. Si tu veux la retirer pour quelques instans, cet endroit se ramollira aussi en s’humectant, et tu pourras ensuite faire de moi ce qu’il te plaira.

Le renard retira aussitôt sa patte de dessus le dos de la tortue ; mais celle-ci ne se sentit pas plus tôt en liberté qu’elle plongea vite dans le fond de l’eau, à un endroit où le renard ne pouvait atteindre ; et dès qu’elle se vit en lieu de sûreté, se tournant vers lui : Eh bien, ami renard ! lui dit-elle d’un ton moqueur, tu m’as tout-à-l’heure traitée de sotte, dis-moi maintenant qui de nous deux mérite le nom de sot.

Confus de s’être laissé attraper par une tortue, seigneur renard retourna vers sa tanière d’un pas lent et la queue baissée.

Après que l’oiseau titiba eut terminé son récit, sa femelle, qui l’avait écouté, lui répondit : Rien de tout ce que tu pourras me dire de plus rassurant ne sera capable de diminuer mes alarmes. Ne connais-tu pas ce proverbe :

« Il ne faut jamais se familiariser avec ceux qui sont plus puissans que nous ? »

Ainsi je ne puis vivre tranquille en me voyant à chaque instant exposée à être engloutie avec mes petits par cette mer furieuse. Il faut absolument quitter un si dangereux voisin, et nous retirer avec notre famille en lieu de sûreté.

La femelle titiba eut beau presser son mâle par mille sollicitations, ce dernier ne fit aucune attention à ses remontrances, et finit par lui imposer silence en lui disant d’un ton colère et résolu : Notre domicile se trouve fixé ici ; il y restera malgré tes vaines alarmes.

Ce que la femelle titiba avait appréhendé ne tarda pas à arriver ; la marée ayant un jour grossi plus qu’à l’ordinaire, les eaux atteignirent le nid, et emportèrent les petits en se retirant ; la mère se sauva au moyen de ses ailes ; mais voyant sa petite famille perdue sans ressource, elle se livra à l’affliction la plus amère.

Le titiba était absent lorsque cet événement déplorable arriva. À son retour, il trouva sa femelle plongée dans une profonde douleur et lui en demanda le sujet. Celle-ci lui apprit sa perte, mêlant à son récit les plus vifs reproches de ce qu’il n’avait pas voulu prévoir l’événement, et écouter les sages avis qu’elle n’avait cessé de lui donner.

Le titiba, accablé de confusion et de douleur, pensa à inventer quelque moyen pour réparer la perte qu’il venait de faire. Il commença par rassembler tous les oiseaux de sa tribu, et accompagné de cette multitude innombrable de titibas, il alla trouver l’oiseau Garouda pour solliciter sa protection et tâcher d’obtenir justice par sa puissante entremise[8].

Garouda, voyant autour de lui cette multitude de titibas, voulut savoir de quoi il s’agissait et quelle était la cause d’un attroupement si extraordinaire. Le titiba, dont la mer avait enlevé les petits, prenant la parole, répondit en lui racontant l’injustice criante dont cet élément cruel l’avait rendu victime, sans aucune provocation de sa part, et supplia le puissant oiseau de vouloir bien intervenir dans cette affaire et obliger la mer à lui rendre sa petite famille.

L’oiseau Garouda, touché de compassion, se rendit incontinent au bord de la mer, et interpellant cet élément, il lui ordonna de rendre sans délai les petits qu’il avait ravis si injustement, le menaçant, s’il refusait, de lui faire sentir toute l’étendue de son pouvoir et tout le poids de son courroux.

La mer ne fit aucun cas des menaces de Garouda et le renvoya avec mépris. Ce dernier rapporta l’affaire à Vichnou ; et le Dieu, sentant que le mépris témoigné à son Garouda retombait sur lui-même, transféra sur lui une partie de sa puissance et lui donna le pouvoir de faire élever sur la mer les plus violentes tempêtes et de l’agiter dans tous les sens, jusqu’à ce qu’il eût obtenu d’elle ce qu’il désirait.

Garouda, revêtu d’un pouvoir si étendu, se rendit de nouveau sur le bord de la mer. Mais celle-ci, informée de son dessein, ainsi que de la puissance terrible qui lui avait été déléguée par Vichnou, s’humilia devant lui, et demanda pardon du passé, le suppliant de ne pas exercer sur elle le pouvoir redoutable dont il était revêtu : elle lui rendit sur-le-champ sans aucun mal les petits du titiba, dont l’enlèvement avait fait tant de bruit et causé tant d’alarmes.

Le titiba, plein d’allégresse, reçut ses petits avec reconnaissance, et se retira avec eux et sa compagne dans un lieu sûr, où ils vécurent tranquilles et sans crainte.

Voilà comment, en employant la ruse et le secours d’autrui, ajouta Damanaca, nous pouvons surmonter tous les obstacles, venir à bout des entreprises les plus difficiles, et faire tourner tout à notre avantage.

Carataca avait prêté une oreille attentive au récit de Damanaca. Après quelques momens de réflexion : Il est vrai, reprit-il, qu’en employant à propos la ruse et le secours d’autrui, on peut exécuter de grandes entreprises, j’en ai la preuve dans l’exemple que je vais te dire :

Le Tigre, les Renards et le Brahme.

Sur la montagne Mandra-Parvata vivait un tigre ayant à son service quatre renards. Ce tigre était devenu, par sa cruauté, la terreur et le fléau de tous les environs. Il avait dévoré un nombre prodigieux d’hommes et d’animaux.

Dans le temps que la férocité de ce tigre répandait par-tout l’épouvante et la consternation, il arriva qu’un brahme qui vivait dans l’agrahra, appelé Darma-Poury, situé dans le sud, à peu de distance de la rivière Cavéry, voulut quitter le lieu de sa naissance, et aller chercher dans les pays lointains une existence moins insupportable que l’état de misère qui le poursuivait depuis un grand nombre d’années.

Vada-Pahlana (c’était le nom du brahme) parcourait le pays au hasard, sans savoir où il irait, sans prévoir où il pourrait s’arrêter. Un jour, son étoile l’amena dans le voisinage de la montagne où vivait le tigre. Quelques habitans qui rencontrèrent ce brahme voyageur l’avertirent du danger qu’il courait d’être dévoré s’il osait avancer plus loin, et lui conseillèrent de rebrousser chemin ; mais le brahme ne fit aucune attention à leurs avis, et continua hardiment sa route vers la montagne. Dans l’état de misère où je me trouve réduit, disait-il, que peut-il m’arriver de plus heureux que de devenir la proie de ce tigre et de finir au plutôt une existence déplorable ?

Il continua d’avancer vers la forêt fréquentée par ce terrible animal et ne tarda pas à le rencontrer. Le tigre, voyant un homme se présenter à lui sans témoigner le moindre signe de crainte, fut saisi d’étonnement et lui demanda comment il osait paraître devant lui avec tant de hardiesse et d’effronterie.

Qu’ai-je à craindre ? reprit le brahme d’un ton ferme. Plongé depuis long-temps dans la misère la plus affreuse, l’existence est devenue pour moi un fardeau insupportable, et je viens auprès de toi exprès pour être dévoré, et finir tout d’un coup une vie qui m’est à charge.

La condition déplorable de ce brahme toucha le tigre, il voulut lui laisser la vie ; il fit plus, il lui assigna pour demeure un lieu voisin de sa caverne, et l’assurant de sa protection, lui promit de prendre soin de lui.

Le tigre n’oublia pas son protégé, et lui témoignait son attachement en lui apportant presque tous les jours des joyaux d’or ou des pierres précieuses qu’il trouvait sur le grand nombre d’hommes et de femmes qu’il dévorait. Le brahme allait vendre tous ces joyaux dans le voisinage, et par ce moyen il eut bientôt accumulé des richesses considérables. Le tigre, de son côté, contracta avec lui une si étroite amitié qu’il ne le quittait presque plus et passait avec lui tous ses momens de loisir, au point qu’il négligeait la chasse, et que les quatre renards qui étaient à son service, et qui avaient eu coutume jusqu’alors de partager avec lui la chair des victimes qu’il apportait chaque jour, craignaient de mourir de faim.

Ces renards, voyant la négligence de leur maître et sachant aussi que le brahme en était la seule cause, cherchèrent une ruse pour rompre l’intimité qui s’était formée entre l’homme et le tigre. Dans ce dessein, ils appelèrent un jour le tigre à part, comme ayant des secrets importans à lui révéler, et lui dirent d’un air mystérieux qu’ils voyaient avec le plus grand regret qu’il eût accordé une confiance sans bornes à ce brahme, et que s’il ne se tenait pas sur ses gardes il serait bientôt la victime de la perfidie de l’homme qu’il avait comblé de bienfaits : Car, ajoutèrent-ils, nous savons que ce monstre d’ingratitude a formé le projet exécrable de vous empoisonner dans un repas qu’il se propose de vous donner dans deux jours. Soyez donc attentif, dirent-ils, et après un pareil trait de méchanceté, gardez-vous à l’avenir de vous fier à la race humaine ; car les hommes sont de tous les êtres les plus perfides, comme peut vous l’apprendre l’exemple suivant :

Le Brahme, le Serpent, le Tigre, l’Aigle et l’Orfèvre.

Dans la ville Yetty-Silahnaghéry vivait le roi Varava-Santa-Raya, qui avait pour ministre un brahme nommé Manohara. Dans le temps que le roi et son fidèle ministre vivaient dans la plus parfaite harmonie, quelques méchans, jaloux du crédit de ce dernier, inventèrent des calomnies atroces contre lui, et le dénoncèrent au roi comme le plus dangereux de ses ennemis. Le prince, ajoutant une foi entière aux faux rapports de ces vils calomniateurs, disgracia aussitôt sans autre examen le plus fidèle de ses serviteurs, lui enleva tout ce qu’il possédait, et le chassa ignominieusement de son royaume.

Ce ministre disgracié, au désespoir de voir que son maître, qui lui avait les plus grandes obligations, se fût laissé séduire par les rapports de l’envie, et l’eût si maltraité sans aucun fondement réel et sans même vouloir entendre sa justification, fut si outré d’un pareil acte d’injustice, qu’il prit aussitôt le parti de renoncer au monde, d’embrasser l’état de sanniassy, et d’aller ensuite se purifier de ses fautes passées en se baignant dans les eaux sacrées du Gange.

Il entreprit sans délai ce saint pélerinage. Un jour qu’il traversait un désert affreux, il vint à passer sur le bord d’un puits, dans lequel il aperçut un serpent, un tigre, un aigle et un orfèvre qui y étaient tombés par accident. Ceux-ci n’eurent pas plutôt vu le brahme voyageur, qu’ils implorèrent son secours, et ayant appris de lui qu’il allait en pélerinage à Cassy, ils lui remontrèrent que, puisqu’il allait accomplir une œuvre si méritoire, une bonne action de plus ne pourrait qu’en augmenter le prix, qu’il leur rendrait la vie en les retirant du fond de ce puits : le pélerin refusa d’abord d’accéder à leurs supplications, leur disant qu’ils étaient tous d’un caractère pervers, et qu’il ne pouvait y avoir aucun mérite à obliger des êtres de leur espèce.

Cependant les prisonniers redoublèrent leurs cris et leurs prières : à la fin, le brahme, touché de l’air humble dont ces malheureux l’imploraient, et des souffrances qu’ils avaient à endurer dans cette prison, descendit au fond du puits, et, commençant par les animaux, il les retira l’un après l’autre.

Dès que les animaux furent dehors, ils se prosternèrent devant leur libérateur, le remercièrent du service essentiel qu’il venait de leur rendre, lui promirent d’en conserver une vive reconnaissance toute leur vie, et lui recommandèrent de se souvenir d’eux, et de les appeler à son aide s’il lui survenait jamais quelque malheur ; mais, avant de se retirer, ils l’avertirent que l’orfèvre, qui restait encore dans le puits, était d’un caractère perfide et tout-à-fait incorrigible, et qu’il ferait bien de le laisser périr où il était. Après cet avis, ils se retirèrent.

Le pélerin hésitait s’il retirerait l’orfèvre du fond du puits ou s’il l’y abandonnerait ; mais ce dernier se prosternant humblement devant lui, le supplia instamment de ne pas le laisser périr ainsi : les accusations de ces animaux contre lui étaient, disait-il, de pures calomnies, et ne partaient que de la haine naturelle que leurs espèces en particulier entretenaient contre la race humaine : Après tout, ajoutait-il, suis-je de pire condition que ces vils animaux, et oseriez-vous refuser de me rendre le même service que vous leur avez rendu ? D’ailleurs, ne vous souvenez-vous pas de ce que dit une ancienne maxime :

Sloca.

« Les grands fleuves, les gros arbres, les plantes salutaires et les gens de bien ne naissent pas pour eux-mêmes, mais pour rendre service aux autres. »

Auriez-vous donc oublié que le grand Vichnou lui-même n’a passé à travers tant de pénibles avataram (incarnations) que pour sauver les autres ?

Le brahme ne put résister à des prières si humbles et si pressantes, il le retira aussi du puits, et après l’avoir remis en liberté, il continua sa route, et arriva sans accident à Cassy, où il fit ses ablutions dans le Gange.

Toutes ses dévotions accomplies, il reprit la route de son pays. Chemin faisant, un jour qu’il traversait un désert affreux, il se trouva accablé de faim et de soif. Sans aucun moyen pour apaiser les cris de la nature, il se voyait sur le point de mourir de faim. Dans cette extrémité, il se ressouvint des animaux auxquels il avait rendu service en les retirant du fond du puits, et les appela à son secours. L’aigle se rendit le premier à son invocation, et voyant l’extrémité où se trouvait réduit son bienfaiteur par le manque de nourriture, il le conduisit d’abord à un étang d’eau claire qui se trouvait à peu de distance, et pendant qu’il s’y désaltérait, il alla cueillir une grande quantité d’excellens fruits, et les lui apporta. Après que le brahme eût apaisé sa faim, et qu’il eût pris avec lui une provision de ces fruits pour sa route, l’aigle le remit dans le bon chemin et se retira.

En continuant sa route, le brahme passa près du domicile du tigre, qu’il avait aussi retiré du puits. Celui-ci reconnut son libérateur, le retint quelque temps près de lui, et lui apporta une grande quantité d’or et de joyaux : c’était la dépouille d’un grand nombre d’hommes et de femmes qu’il avait dévorés jusqu’alors.

Après avoir reçu tous ces présens précieux, le pélerin continua sa route, et arriva à la ville habitée par l’orfèvre. Celui-ci, dès qu’il apprit son arrivée, l’alla trouver aussitôt, le conduisit chez lui, et lui donna mille témoignages extérieurs d’amitié. Le brahme, loin de soupçonner aucune perfidie, crut sincères toutes ces démonstrations d’amitié et de reconnaissance, se livra à lui sans réserve, lui fit part de ses aventures, et lui confia la garde des trésors qu’il avait reçus en présens du tigre. Voir toutes ces richesses, les convoiter, et vouloir s’en assurer la possesion ne fut qu’un pour l’orfèvre. Il saisit le brahme, le garotte, et après l’avoir dépouillé de tout ce qu’il possédait, il le traîne auprès du gouverneur de la ville, auquel il le présente comme un chef de voleurs qu’il vient d’arrêter. Pour donner plus de poids à son accusation, il produisit en même temps quelques-uns des bijoux d’hommes et de femmes qu’il avait trouvés sur le brahme et qu’il livra au gouverneur, non toutefois sans avoir eu grand soin de garder pour lui et de cacher les plus précieux.

Le gouverneur, sans autre examen, ordonna que le prétendu chef de voleurs fût sévèrement fustigé et mis dans les fers…

Voilà donc le pauvre brahme indignement trahi par l’orfèvre, gémissant dans les fers, au fond d’une prison obscure. C’est alors qu’il se rappela ce que lui avaient dit auparavant, au sujet de cet homme pervers, les animaux qu’il avait retirés du puits. Je vous laisse à penser s’il se repentait de ne pas avoir suivi leur avis en laissant périr ce monstre d’ingratitude. Cependant il tâcha de se résigner à sa malheureuse condition, persuadé que telle était la destinée à laquelle l’avait condamné le dieu Brahma, et répétant pour se consoler cette ancienne maxime :

Sloca.

«  Les éléphans indépendans et les oiseaux libres se voient souvent réduits à l’esclavage ; le soleil et la lune voient quelquefois leur lumière éclatante obscurcie par des nuages épais ; les gens d’honneur sont souvent exposés aux mépris et aux ignominies : c’est ainsi qu’aucun être ne peut échapper à son destin. »

Cependant voyant ses maux s’accroître de jour en jour sans aucun moyen d’y remédier, il pensa au serpent qu’il avait retiré du puits, et l’appela à son aide. Le reptile se rendit sur-le-champ à l’appel de son bienfaiteur, qui, lui exposant l’état affreux où l’avait réduit la perfidie de l’orfèvre, le conjura instamment de le secourir, et de lui indiquer quelque moyen de recouvrer la liberté dont il avait été si injustement privé.

Le serpent lui répondit que la grâce qu’il sollicitait n’était pas pour lui une chose difficile à obtenir, et qu’il s’engageait sans crainte à opérer dans peu sa délivrance. En même temps il lui fit part de la ruse qu’il se promettait d’employer pour cette fin. Il se rendit donc immédiatement à l’endroit où étaient gardés les éléphans du roi, s’approcha de l’éléphant de cérémonie, c’est-à-dire celui que le prince montait dans les grandes occasions, et sans être aperçu de personne, il s’insinua dans sa trompe. L’éléphant, sentant un serpent dans sa trompe, devint aussitôt furieux et indomptable. Dans cet état, personne n’osait l’approcher ; d’un autre côté, il ne mangeait ni ne buvait plus, et ne pouvait goûter un instant de repos.

Le prince, informé de la maladie cruelle de son éléphant favori, et désespéré de ne pouvoir deviner la cause du changement subit et alarmant survenu à ce précieux animal, et de ne connaître aucun remède pour le soulager, fit aussitôt venir les crieurs publics, et leur donnant une bourse qui contenait deux mille pagodes, leur ordonna de la porter suspendue à une longue perche, et de publier dans toutes les rues de la ville, que cette somme d’argent et d’autres présens considérables seraient donnés à la personne qui serait capable de guérir l’éléphant royal de sa maladie. Mais comme personne ne put connaître la cause de ce mal, personne n’osait s’exposer à promettre d’y apporter remède.

Sur ces entrefaites, le brahme ayant appris dans sa prison ce qui se passait, dit à ses geôliers que si on voulait le remettre en liberté, il se chargeait de délivrer l’éléphant royal de tous ses maux. La proposition de ce brahme fut aussitôt rapportée au roi, qui ordonna non-seulement qu’on remît le prisonnier en liberté, mais encore qu’on lui comptât de suite les deux mille pagodes promises.

Après que ces ordres eurent été exécutés, le brahme se rendit auprès de l’éléphant, et fit semblant de répéter sur lui quelques mantrams ou prières conjuratoires, et d’accomplir quelques autres cérémonies superstitieuses ; après quoi, instruisant de sa délivrance le serpent qui résidait dans la trompe de l’animal, il lui commanda d’en sortir. Ses ordres furent aussitôt exécutés, et la trompe de l’éléphant n’eut pas plus tôt été délivrée de la présence de ce dangereux reptile, que l’animal malade se sentit soulagé : il devint soumis et traitable comme auparavant ; il mangea l’herbe et but l’eau qu’on lui apporta, et bientôt il ne donna plus la moindre marque de douleur ou d’inquiétude.

Dès que le roi fut informé que le brahme qu’il avait fait charger de fers quelque temps auparavant, avait en effet délivré en un instant son éléphant des maux cruels qu’il endurait, il ordonna qu’on lui amenât cet homme extraordinaire, et voulut savoir son histoire : le brahme lui raconta les principales circonstances de sa vie, et lui rapporta sur-tout dans le plus grand détail son aventure avec les animaux et l’orfèvre qu’il avait autrefois retirés d’un puits profond ; il n’oublia pas de lui faire connaître les témoignages de reconnaissance qu’il avait reçus en particulier de chacun des animaux qu’il avait délivrés ; tandis que l’orfèvre l’avait payé de la plus noire ingratitude en lui enlevant toutes ses richesses, en inventant contre lui des calomnies atroces, et en le dénonçant comme chef de voleurs.

Le roi avait entendu l’histoire du brahme avec autant de surprise que d’admiration. Dès que celui-ci eut fini de parler, le roi donna ordre qu’on saisît sur-le-champ l’orfèvre, et qu’on punît d’une peine capitale son ingratitude et ses noires calomnies ; quant au brahme, il lui témoigna une vive douleur de tout ce qui s’était passé, et pour le dédommager des injustices dont il l’avait rendu victime sans le savoir, il lui fit des présens considérables, et lui donna en propriété des terres d’un revenu suffisant pour le faire vivre dans une honnête indépendance le reste de ses jours.

Les renards avaient remarqué avec joie que leur récit avait attiré toute l’attention du tigre : Vous voyez par cet exemple, ajoutèrent-ils, de quoi les hommes sont capables, et qu’il n’est aucun genre de perfidie auquel ils ne soient disposés même envers ceux à qui ils ont les plus grandes obligations. Tenez-vous donc sur vos gardes, nous ne pouvons trop vous le répéter, et prévenez pendant qu’il en est temps encore le dessein perfide qu’a formé de vous empoisonner, le brahme qui vit auprès de vous, et que ne peuvent retenir, ni la confiance sans bornes que vous lui avez accordée, ni les bienfaits dont vous l’avez comblé.

À ce récit des renards, le tigre témoigna le plus grand étonnement ; il ne pouvait ajouter foi à leur rapport, et avant de se livrer à son ressentiment, il résolut de dissimuler et d’attendre encore deux jours pour voir si l’événement justifierait leur dénonciation.

Dans cet intervalle, les renards se rendirent auprès du brahme, lui annoncèrent que leur maître désirait ardemment partager son repas, au moins une fois, et goûter aux mets dont il se nourrissait lui-même, ajoutant qu’ils étaient venus de sa part pour l’engager à lui préparer un repas de sa façon pour le lendemain.

Le brahme, ne se doutant de rien, accéda, sans la moindre difficulté, aux prétendus désirs du tigre, et s’étant aussitôt procuré diverses sortes d’herbages, de racines et de légumes, il en fit plusieurs mets, qu’il eut soin de bien assaisonner selon son propre goût, en y mêlant une grande quantité de poivre, de piment, de moutarde, d’assa fœtida et d’autres épices fortes, afin d’en rendre le goût plus piquant. Lorsque tout fut préparé, il goûla ces divers mets, qui lui parurent excellens. Fier d’avoir si bien réussi dans sa cuisine, il vient trouver le tigre, et, la joie peinte sur toute sa contenance, il lui présente le repas qu’il a préparé avec tant de soin. Dès que l’odeur forte du poivre et des autres épices dont les mets étaient abondamment assaisonnés parvint à l’odorat du tigre, celui-ci fut obligé de se boucher le nez ; cette odeur, bien différente de celle des cadavres dont il avait coutume de se repaître, lui parut insupportable, et il commença dès-lors à croire fermement que ce brahme avait en effet formé le dessein de l’empoisonner, comme les renards l’en avaient averti.

Cependant, avant de se livrer aux impulsions de son indignation, le tigre dit au brahme de poser par terre les divers mets qu’il avait apportés, et commanda ensuite aux renards d’y goûter : ces derniers ne firent qu’apposer la langue dessus, et tournant la tête de côté, ils exprimèrent leur dégoût par d’affreuses grimaces. Pour mieux s’assurer du fait, le tigre voulut y goûter lui-même, et le goût de ces mets lui parut en effet si détestable, que ne doutant plus que ce ne fût vraiment du poison, il entra aussitôt dans un si violent transport de fureur contre le brahme, qu’il se jeta sur lui et le dévora.

Voilà, ajouta Carataca, les artifices auxquels il nous faut aussi avoir recours pour faire périr notre rival Sandjivaca, et nous ne devons pas abandonner notre entreprise sans l’avoir exécutée, n’importe par quelle ruse.

Fin tragique de Sandjivaca.

Déterminés enfin à faire périr le taureau Sandjivaca, les renards Damanaca et Carataca résolurent de presser l’exécution de ce dessein. Ils profitèrent du moment où leur rival était absent, pour se présenter tous deux ensemble devant le roi lion. Lorsque ce dernier les aperçut, il parut charmé de les revoir, et leur faisant des reproches de ce qu’ils avaient été si long-temps sans lui rendre visite, il leur demanda la cause de cette négligence.

Les renards firent d’abord trois profondes révérences au lion, et prenant la parole : Grand roi ! dirent-ils, quoique éloignés de vous, votre souvenir n’en a pas été moins présent à notre mémoire ; nous n’avons jamais cessé de vous regarder comme notre souverain et notre maître, et votre intérêt a toujours fait notre soin le plus cher. Mais nous étant aperçus que depuis que Sandjivaca était auprès de vous, votre amitié pour nous n’était plus la même, et que ce nouveau venu jouissait de votre confiance entière, nous avons jugé prudent de nous tenir dans l’éloignement, ayant pour rival un ennemi aussi redoutable. Aujourd’hui, l’attachement sincère que nous avons toujours conservé pour vous au fond de nos cœurs, nous ramène auprès de vous pour vous avertir que Sandjivaca, oubliant tous les bienfaits dont vous l’avez comblé, pense à vous ôter la vie, et qu’il n’attend qu’une occasion favorable pour exécuter son horrible dessein, et exercer ensuite seul l’empire dans cette vaste forêt. Nous vous informons de cette conspiration secrète contre votre vie, afin que vous vous teniez sur vos gardes, et que vous preniez les précautions nécessaires pour la prévenir.

Lorsque le lion eut entendu le rapport de ses deux anciens ministres, il fut saisi d’étonnement et de consternation. Dès ce moment, il surveilla toutes les démarches et tous les mouvemens du taureau, résolu de lui ôter la vie au premier signe de révolte que celui-ci ferait paraître. Sandjivaca, ignorant les faux rapports que l’envie avait répandus contre lui, et ne se défiant de rien, continuait de vivre dans une sécurité parfaite.

Un jour qu’il paissait paisiblement à quelque distance de la caverne du lion, il fut surpris par un orage qui déchargea des torrens de pluie. Aussitôt il se met à courir vers l’antre du lion, branlant la queue, secouant la tête, et s’agitant violemment de diverses manières pour se parer de la pluie qui tombait à verse sur lui.

Les renards le voyant venir dans une pareille agitation, coururent vite vers le lion, et lui dirent, d’un air effrayé : Roi lion ! soyez sur vos gardes, voilà Sandjivaca qui vient à vous pour vous ôter la vie ; le méchant a choisi ce temps d’orage où toute la nature paraît en confusion, pour tomber sur vous à l’improviste et exécuter son perfide dessein. Voyez l’accès de fureur qui le transporte ! Regardez les convulsions effroyables dans lesquelles la passion l’a jeté ! Hâtez-vous donc de le prévenir, et défaites-vous à l’instant de ce monstre de scélératesse.

Le lion, voyant venir Sandjivaca qui courait vers lui de toutes ses forces, et avec des mouvemens convulsifs qui paraissaient causés par un transport de rage, ne douta pas un instant qu’il ne vînt en effet dans l’intention de se défaire de lui. Entrant alors dans un terrible accès de fureur, il hérisse sa crinière, se bat les flancs avec sa queue, court au-devant de ce prétendu ennemi, et lui livre bataille.

Le pauvre Sandjivaca, ainsi attaqué sans raison et sans motif, se mit sur la défensive, et soutint quelque temps avec courage un combat inégal ; mais ses forces furent bientôt épuisées, il succomba enfin à la rage et aux forces supérieures du lion, qui, après l’avoir tué, se rassasia de sa chair, et livra à Carataca et à Damanaca le reste à dévorer.

Après s’être ainsi défaits de Sandjivaca par la ruse, les deux renards reprirent auprès du roi lion tout l’ascendant qu’ils avaient auparavant, et vécurent long-temps tranquilles à son service.

FIN DU PREMIER TANTRA.
  1. Indra ou Issuara a pour monture un taureau. Voyez Mœurs de l’Inde, tome II, page 416.
  2. Un des noms de Siva. V. Mœurs de l’Inde, t. II, p. 416
  3. Les pénitens de l’Inde doivent toujours porter un bourdon ou bâton à sept nœuds. Ce bâton est de bambou et forme un des principaux articles de leur très-petit équipage. Voyez Mœurs de l’Inde, tome II, page 262.
  4. Espèce de guitare. Voyez Mœurs de l’Inde, tome Ier, page 75.
  5. On sait que les ablutions journalières sont le remède que les Indiens emploient pour se purifier de leurs souillures spirituelles et corporelles. Voyez Mœurs de l’Inde, t. Ier, page 255 et suivantes.
  6. C’est le nom du paradis de Brahma. Voyez Mœurs de l’Inde, tome II, page 428.
  7. Espèce de grosse alouette.
  8. Garouda est un oiseau de proie fort connu dans le pays et très-révéré ; il est consacré à Vichnou, auquel il sert de monture. Lorsque ce Dieu voyage d’un lieu à un autre, il est toujours monté sur le dos de Garouda.