Le Pantcha-Tantra ou les cinq ruses/Second Tantra

La bibliothèque libre.
Vichnou-Sarma 
Traduction par Jean-Antoine Dubois.
J.-S. Merlin (p. 137-144).


SECOND TANTRA.


Lorsque Vichnou-Sarma eut fini de raconter ces apologues, et qu’il en eut bien développé le sens, ses élèves, qui avaient prêté une oreille attentive à son récit, ravis d’admiration de la sagacité de leur précepteur, dont l’esprit d’intelligence se manifestait si bien par le choix des exemples qu’il avait employés pour les instruire en les amusant, se levèrent, et se prosternèrent tous trois à ses pieds. Ils le remercièrent des sages leçons qu’il venait de leur donner pour leur former le cœur et l’esprit, l’assurèrent qu’ils le reconnaîtraient désormais pour leur gourou[1], et que, résolus de se conformer à ses instructions et à ses avis, ils espéraient, avec son secours, pouvoir sortir de l’état d’ignorance dans lequel ils étaient restés jusqu’alors, et profiter de la bonne éducation qu’ils recevraient de lui. Ils le prièrent en même temps d’achever l’ouvrage qu’il avait si heureusement commencé, et de continuer des leçons si pleines d’intérêt.

Vichnou-Sarma, de son côté, charmé des dispositions de ses élèves, et satisfait de voir que le plan qu’il avait formé pour leur instruction eût si bien réussi jusque-là, poursuivit son entreprise avec zèle, et leur raconta de nouveaux apologues.

La Colombe, le Corbeau, le Rat, la Gazelle et la Tortue.

Écoutez, jeunes princes, ce que je vais vous raconter (dit Vichnou-Sarma à ses trois pupilles rassemblés autour de lui) : Dans les diverses circonstances de la vie, nous devons nous prêter mutuellement secours. C’est en s’aidant réciproquement que les faibles évitent le danger auquel les exposent souvent les attaques des forts, comme vous l’apprendra l’apologue suivant :

Une colombe, nommée Tchitrany, avait établi son domicile sur le sommet de la montagne Canaca-Tchalaparvata. Là, elle vivait en paix avec toute sa parenté. Au pied de la même montagne, demeurait aussi un corbeau. Un jour que Véga-Varma (c’était le nom de ce dernier), parcourait la campagne pour chercher sa subsistance, il aperçut un oiseleur qui avait tendu ses réseaux sur la route. Saisi de frayeur à la vue du danger qui le menaçait, il rebroussa aussitôt chemin, et revint au lieu de son domicile.

La colombe Tchitrany, accompagnée de sa famille, vint aussi à passer par le même endroit ; mais, n’étant pas assez sur leurs gardes, elles donnèrent toutes dans les filets de l’oiseleur et se trouvèrent prises.

Dans cette triste captivité, que faire ? comment éviter une mort certaine ? Aucun moyen de salut, nul espoir de délivrance : elles allaient être la proie de l’oiseleur. Déjà celui-ci accourait, il allait les saisir, quand tout-à-coup, inspirées par le danger, elles prennent toutes à-la-fois leur essor et s’envolent, enlevant dans les airs le filet qui les retenait.

Cet expédient leur réussit, et l’oiseleur, qui se croyait déjà maître de toutes ces colombes, ne fut pas peu surpris lorsqu’il les vit prendre leur vol et disparaître avec ses filets.

Les colombes parvinrent sans autre accident au lieu de leur demeure, enveloppées dans les réseaux où elles s’étaient trouvées prises.

Le corbeau Véga-Varma les voyant venir dans cet équipage, se rendit en hâte auprès d’elles. Dès que la colombe Tchitrany l’aperçut, elle lui raconta l’accident qui leur était survenu, et le supplia de les aider à se débarrasser du filet dans lequel elles se trouvaient prisonnières. Le corbeau lui répondit qu’il n’était pas en son pouvoir d’opérer leur délivrance ; mais il leur indiqua un rat nommé Yranniah-Varma, qui vivait dans le voisinage, et qui pouvait leur rendre service. Tchitrany invoqua aussitôt ce rat et l’appela à son secours. À sa voix, ce dernier accourut sans délai, et lorsqu’il vit la captivité de Tchitrany et de ses compagnes, son premier soin fut de leur adresser de vifs reproches sur leur imprudence et leur étourderie, qui les avaient ainsi jetées dans ces réseaux. Tchitrany chercha à s’excuser, et cita cette maxime :

Sloca.

« Aucun être, quelque sage qu’il soit, et quelques précautions qu’il prenne, ne saurait échapper à sa destinée. »

Le rat, touché de compassion pour ces pauvres colombes, appela un grand nombre de ses compagnons, et tous se mettant à ronger les nœuds du filet, ils eurent en peu de temps remis en liberté Tchitrany et ses compagnes.

Le corbeau Véga-Varma, qui avait été témoin du service important que le rat Yranniah-Varma venait de rendre aux colombes, désira contracter amitié avec lui, espérant avoir en lui un allié utile dans l’occasion. Dans cette intention, il lui fit part du vif désir qu’il éprouvait de former avec lui une alliance sincère et durable ; mais le rat répondit qu’ils étaient d’une espèce trop différente, l’un étant enfant des airs, et l’autre enfant de la terre, et qu’il n’apercevait pas de moyen d’unir d’une véritable amitié deux êtres entre lesquels la nature avait mis une si grande distance.

Le corbeau insista : Lorsqu’il s’agit d’intérêt et d’amitié, disait-il, nous ne devons consulter que notre inclination et nos avantages, sans avoir égard à la différence de condition ou à la distance qui nous sépare les uns des autres. Le rat se rendit enfin aux instances du corbeau, et ils se promirent tous deux une amitié sincère et réciproque.

Après s’être unis ainsi, un jour qu’ils faisaient route ensemble, ils rencontrèrent par hasard une gazelle ; ils l’arrêtèrent et lui demandèrent son nom et le but de son voyage. La gazelle leur répondit qu’elle se nommait Tchitranga, leur raconta toute l’histoire de sa vie, et lorsqu’elle eut fini son récit, elle leur demanda la permission de se réunir à leur société. Ceux-ci accédèrent sans difficulté à ses désirs, et ces trois animaux contractèrent l’un pour l’autre un si grand attachement qu’ils ne se quittaient plus.

Un jour que ces trois amis voyageaient ensemble, et que, pressés par la soif, ils cherchaient de l’eau pour se désaltérer, ils arrivèrent auprès d’un puits, dans lequel une tortue était tombée depuis quelque temps. Elle n’eut pas plutôt aperçu ces trois étrangers, qu’elle leur adressa la parole d’une voix humble, et les supplia de la tirer de cette prison et de la transporter dans quelque autre endroit où elle pût demeurer à son aise. Touchés de compassion pour cette tortue, ils la retirèrent du puits, et la transportèrent dans une fontaine d’eau vive, où elle put vivre contente. Celle-ci, de son côté, n’oublia pas le bienfait qu’elle avait reçu, et elle se lia d’une étroite amitié avec ses bienfaiteurs.

Il y avait déjà long-temps que ces quatre animaux vivaient heureux ensemble. Un jour que la gazelle était allée paître au loin, elle tomba dans les filets d’un chasseur et se trouva prise.

Cependant le rat Yranniah-Varma voyant que son amie la gazelle tardait à se rendre au logis, pensa bien qu’il devait lui être survenu quelque accident fâcheux. Il appela donc son compagnon le corbeau, lui communiqua ses alarmes, et lui dit en même temps de prendre au plus tôt son essor dans les airs, et d’aller à la découverte de leur amie commune. Le corbeau partit à l’instant, et après avoir cherché quelque temps de côté et d’autre, il découvrit enfin la pauvre Tchitringa prise dans un filet, et se débattant violemment, mais en vain, pour se débarrasser.

Le corbeau alla sur-le-champ avertir Yranniah-Varma de la triste situation de leur amie commune. Le rat n’en fut pas plutôt instruit, qu’appelant à son secours une multitude d’autres rats, ils se rendirent tous ensemble auprès de la gazelle. Ils se mirent à ronger avec leurs dents les nœuds du filet qui la retenait captive, et bientôt elle fut rendue à la liberté.

Dès que Tchitranga se vit libre, elle accourut auprès de ses amis, et ils continuèrent de vivre ensemble dans la plus parfaite union.

Sur ces entrefaites, un jour que les quatre amis se reposaient tranquillement à l’ombre d’un arbre touffu, leur paix fut troublée tout-à-coup par l’apparition inattendue d’une troupe de chasseurs dont l’approche répandit l’épouvante parmi eux. Il était aisé au corbeau et à la gazelle de se dérober à leur poursuite ; mais il n’en était pas de même du rat et sur-tout de la tortue. Cependant les deux premiers ne voulaient pas les laisser à la merci des chasseurs, qui s’avançaient à grands pas. La gazelle imagina, pour sauver la vie à ses deux amis, de fixer sur elle l’attention des chasseurs et se mit à contrefaire la boiteuse. Ces derniers, voyant cette gazelle boitant, et ayant en apparence de la peine à se soutenir, coururent tous sur cette proie qui leur semblait facile. Celle-ci les conduisit fort loin, ayant soin tantôt d’accélérer, tantôt de ralentir sa course. Enfin, après les avoir fait long-temps courir, elle reprit l’usage de ses quatre jambes et eut bientôt disparu. Durant cet intervalle, le rat et la tortue eurent le temps de se mettre en lieu de sûreté et hors des poursuites des chasseurs.

Après que ce danger fut passé, les quatre amis se réunirent de nouveau, et continuèrent de vivre ensemble dans une douce harmonie ; les dangers qu’ils avaient courus leur firent sentir les avantages d’une union véritable et d’une sincère amitié, et leur expérience leur apprit le besoin qu’ont les faibles de se soutenir les uns les autres.

FIN DU SECOND TANTRA.
  1. Guide ou directeur spirituel et temporel. Voyez Mœurs de l’Inde, tome Ier., page 164.