On avait publié, dans un district, un samarahdana[1], c’est-à-dire un de ces grands repas
publics qu’on donne aux brahmes dans les occasions
solennelles. Quatre brahmes, partis chacun
d’un village différent pour s’y rendre, se rencontrèrent
par hasard sur la route, et lorsqu’ils
surent qu’ils allaient tous pour assister au même
repas, ils voulurent faire le voyage ensemble.
Chemin faisant, ils furent rencontrés par un
soldat qui tenait la route opposée à la leur, et
qui en passant les salua en joignant les mains, et
prononçant les paroles usitées quand on salue
les brahmes, sarané-aya (salut respectueux, seigneur) !
À quoi les quatre brahmes répondirent
tous à-la-fois par le mot ordinaire assirvahdam
(bénédiction) ! Le soldat, sans s’arrêter, poursuivit
sa route, et les brahmes continuèrent aussi la leur jusqu’à ce qu’ils arrivassent auprès d’un
puits, où ils s’arrêtèrent quelque temps pour se
désaltérer et se reposer à l’ombre d’un arbre voisin.
Dans le temps qu’assis sous cet arbre, leur
esprit ne leur fournissait pas matière pour une
conversation plus sérieuse, l’un d’eux, prenant
la parole, dit aux autres : Il faut avouer que
le soldat que nous avons rencontré tout-à-l’heure
est un homme de discernement. Avez-vous remarqué
comme il a su me distinguer des autres
en me saluant poliment ?
Ce n’est pas vous qu’il a salué, lui répondit
celui qui était auprès de lui, c’est à moi seul
qu’il a fait cette politesse.
Vous vous trompez l’un et l’autre, dit le troisième,
c’est moi que le salut regarde, et une
preuve de mon assertion, c’est que le soldat,
en prononçant les mots sarané-aya ! a jeté les
yeux sur moi.
Il n’en est pas ainsi, dit le quatrième, c’est à
moi seul que le salut s’adressait ; sans cela aurais-je
répondu à celui qui l’a fait par le mot assirvahdam ?
Leur dispute s’échauffa à un tel point, qu’ils
étaient prêts d’en venir aux mains, lorsque
l’un d’entre eux, apercevant les suites qu’allait
avoir leur querelle, imposa silence aux autres : Pourquoi vous mettre ainsi inutilement en colère ?
Quand nous nous serons dit mutuellement
bien des injures ou peut-être même battus,
comme la canaille de Soudras, le sujet de
notre dispute en sera-t-il mieux décidé ? Qui
peut mieux terminer notre différent que celui
même qui y a donné lieu ? Le soldat que nous
avons rencontré et qui a prétendu saluer l’un
d’entre nous, ne peut pas encore être fort loin :
mon avis est donc que nous courions vite après
lui, afin de savoir auquel de nous quatre il a
adressé son salut.
Ce conseil parut très-sage aux autres, qui s’y
conformèrent sur-le-champ, et courant tous ensemble
après le soldat, ils l’atteignirent enfin
tous hors d’haleine à plus d’une lieue de distance
de l’endroit où ils l’avaient rencontré. De
si loin qu’ils l’aperçurent, ils lui crièrent de
s’arrêter, et s’étant approchés de lui, ils lui exposèrent
le sujet de la dispute survenue entre
eux à l’occasion de son salut, et le prièrent de
la terminer en leur disant quel était celui qu’il
avait prétendu saluer.
Le soldat ayant connu par ce récit l’esprit et
les dispositions des personnes qui s’adressaient
à lui, voulut s’amuser à leurs dépens : Eh bien,
leur dit-il, c’est le plus fou des quatre que j’aiprétendu saluer. Et sans leur en dire davantage,
il leur tourne le dos et continue sa route ; les
brahmes reprirent aussi la leur, et la poursuivirent
quelque temps en silence. Cependant, ils
avaient tous ce salut si fort à cœur, que chacun
d’eux commença bientôt à soutenir de nouveau
qu’il lui appartenait exclusivement en vertu de
la décision du soldat, chacun prétendant de
son côté avoir la supériorité sur les autres en
folie. Ce fut un procès de nouvelle espèce, et
chacun d’eux soutenait sa cause avec tant d’opiniâtreté,
qu’ils se virent encore une fois au moment
d’en venir aux coups.
Cependant, celui qui avait auparavant donné
l’avis de courir après le soldat, voyant où allait
aboutir cette nouvelle querelle, en arrêta les
suites par un nouveau conseil : Je ne me prétends
pas, dit-il, moins fou qu’aucun de vous, et
chacun de vous se prétend plus fou que moi et
qu’aucun des autres. Après que nous nous serons
accablés les uns les autres d’injures grossières, ou
peut-être même de coups, en sera-t-il mieux décidé
lequel de nous quatre l’emporte en folie ?
Croyez-moi, suspendons notre querelle ; nous
voilà à peu de distance de la ville de Darmapoury,
allons-y, rendons-nous à la chauderie (salle de justice) et prions les chefs du lieu de
terminer notre différent.
Cet avis fut approuvé et suivi immédiatement.
Ils se rendirent tous à la chauderie pour faire
décider leur querelle par la voie de l’arbitrage.
Ils ne pouvaient y arriver dans une circonstance
plus favorable ; les chefs du lieu, brahmes
et autres, s’y trouvaient tous rassemblés ; il ne
s’était présenté ce jour-là aucune affaire à examiner,
on donna tout de suite audience à ces étrangers.
Après avoir obtenu la permission d’exposer le
sujet de leur différent, l’un d’entre eux prenant
la parole, raconta en détail à l’assemblée l’histoire
du salut du soldat, de sa réponse, de la
contestation à laquelle l’un et l’autre avaient
donné lieu, et finalement de la prétention absolue
et exclusive que chacun d’eux croyait avoir
à ce salut, comme plus fou que les autres.
Ce récit fit plusieurs fois éclater de rire toute
l’assemblée ; le chef, naturellement gai, fut
charmé d’avoir trouvé une si belle occasion de
se divertir. Prenant donc un air sérieux, il imposa
silence, et s’adressa aux plaideurs :
Comme vous êtes tous quatre étrangers, leur
dit-il, et inconnus dans cette ville, il n’est pas
possible d’eclaircir votre procès par la voie des témoins ; le seul moyen donc que vous ayez declairer
vos juges sur vos droits, c’est que chacun
rapporte un des traits de sa vie qui caractérise
le mieux sa folie : ce n’est qu’après cela que
nous pourrons décider lequel d’entre vous mérite
la préférence et a les droits les mieux fondés
au salut du soldat.
Les plaideurs consentirent tous à cette proposition ;
on fit signe à l’un d’eux de commencer
et aux autres de garder le silence.
Je suis mal pourvu de vêtemens, comme vous
le voyez, dit le premier ; et ce n’est pas d’aujourd’hui
seulement que je me trouve revêtu de
haillons. Apprenez quelle en est la cause. Un
riche marchand de notre voisinage, fort charitable
envers les brahmes, m’avait un jour fait
présent de deux pièces de toile les plus fines
qu’on eût jamais vues dans notre agrahra[2];
je les montrai à tous les autres brahmes, qui me
félicitèrent sur cette bonne acquisition, me disant
qu’elle ne pouvait être que le fruit des bonnes
œuvres que j’avais pratiquées dans une génération
précédente. Avant de m’en revêtir, je les
lavai selon l’usage pour les purifier des souillures qu’elles avaient contractées en passant par les
mains du tisserand et du marchand ; et pour les
faire sécher, je les suspendis par les deux bouts
aux branches d’un arbre. Un maudit chien vint
à passer dessous ; je ne pus m’apercevoir s’il les
avait touchées ou non, j’interrogeai mes enfans
qui jouaient à quelque distance ; mais ils me répondirent
qu’ils n’avaient observé le chien que
déjà passé, et à quelque distance des toiles, et
qu’ils ne savaient pas s’il les avait touchées en
passant par-dessous. Comment m’assurer du fait ?
Voici ce que j’imaginai : je me mis à quatre pattes,
de manière à me trouver à-peu-près de la hauteur
du chien, et je passai dans cette posture
sous mes toiles. Ai-je touché ? demandai-je à
mes enfans qui m’observaient. Non, me répondirent-ils.
À cette agréable nouvelle, je fis un
saut de joie ; cependant un moment après, une
réflexion me vint : le chien avait la queue
retroussée sur le dos, et par conséquent relevée
au-dessus du reste du corps, le bout de sa queue
pourrait bien avoir touché l’extrémité de mes
toiles, et les avoir souillées par cet attouchement.
Nouveau doute à éclaircir. Que ferai-je ?
Je m’attache une faucille à rebours sur le dos, et
marchant de nouveau à quatre pattes, je repasse
sous mes toiles. Pour le coup, la faucille a touché, s’écrièrent mes enfans qui se tenaient tout
près. Je n’avais plus à douter que la queue du
chien n’en eût fait autant, et n’eût souillé mes
toiles par son attouchement. Aveuglé par le désespoir,
je saisis mes toiles, et je les déchirai en
lambeaux, maudissant mille fois et le chien et
son maître.
Cette aventure se répandit, tout le monde me
traita d’insensé. Quand même ce chien aurait
touché tes toiles, et les aurait souillées par cet
attouchement, me disait l’un, ne pouvais-tu pas
les laver une seconde fois pour enlever la souillure ?
Au moins, ajoutait un autre, il fallait les
donner à de pauvres soudras, plutôt que de les
déchirer : après un pareil trait de folie, qui voudra
désormais te fournir des vêtemens ?
Leurs prédictions se trouvèrent justes, et
depuis ce temps-là, lorsque je me suis avisé de
demander à quelqu’un des toiles pour me vêtir :
C’est sans doute pour les déchirer en pièces ? m’a-t-on
répondu.
Lorsqu’il eut fini son histoire, un des auditeurs
lui dit : Il paraît, par votre récit, que vous
savez bien courir à quatre pattes ? Oh ! très-bien,
reprit-il ; mais jugez-en vous-mêmes. Et mon
brahme de se mettre à courir dans cette posture,
et l’assemblée de rire jusqu’aux convulsions.
Cela suffit, lui dit alors le président : ce que
vous venez de raconter, et ce que nous venons
de voir prouvent beaucoup en votre faveur ;
mais, avant de rien décider, voyons les marques
de folie de vos adversaires ; il fit en même temps
signe à un des autres de parler, et celui-ci ne se
fit pas attendre.
Si ce que vous venez d’entendre, dit-il, vous
a paru fonder un juste droit en faveur de celui
qui vient de parler, j’espère que ce que je vais
rapporter établira mes droits bien au-dessus des
siens, et fixera pour moi votre décision.
Un jour que je devais assister à un samaradahna
(repas public) qu’on avait annoncé dans
le voisinage, je m’étais fait raser la tête pour y
paraître plus décemment. Je dis à ma femme de
donner au barbier un sou pour son salaire ; mais
mon étourdie lui donne une pièce de deux sous.
Je redemande au barbier ma pièce ou l’excédent,
il ne me veut rien rendre ; la dispute s’échauffe, et
déjà les gros mots commençaient à se faire entendre,
quand le barbier propose un accommodement :
Vous réclamez un sou, me dit-il, eh !
bien, si vous voulez, pour ce sou je raserai la
tête à votre femme. Bien dit, m’écriai-je ; le
moyen est parfait pour terminer le différent
sans injustice ni d’une part ni d’autre.
Ma femme était présente : en entendant ces
paroles, elle vit bien ce qui lui allait arriver,
et voulut s’enfuir ; mais je la saisis, et pendant
que je la tenais assise par terre, le barbier lui
rasa la tête. L’opération faite, elle courut vite se
cacher, vomissant contre le barbier et contre
moi un torrent d’injures. Mon homme décampa
sur-le-champ ; mais en route il rencontre ma
mère et lui raconte ce qui venait de se passer :
celle-ci, d’accourir à l’instant pour vérifier ce fait,
et lorsqu’elle vit que le barbier ne lui avait dit
que la vérité, elle resta quelque temps confuse
et interdite, et ne rompit le silence que pour
m’accabler d’imprécations et de menaces.
Le barbier publia par-tout cette aventure, et
les méchans ne manquèrent pas d’ajouter à son
récit qu’ayant surpris ma femme en flagrant délit
dans les bras d’un autre homme, je lui avais fait
raser la tête en punition de sa faute. On accourut
en foule de tous les côtés ; on amena même un
âne pour y faire monter ma femme, et la promener
en cet équipage dans le village, comme
on a coutume de le faire pour les femmes qui
ont manqué essentiellement à leur honneur.
Ce n’est pas tout, l’histoire parvint bientôt
chez les parens de ma femme ; son père et sa
mère accoururent pour savoir ce qui en était. Jugez du tapage qu’ils firent lorsqu’ils virent
leur fille tête rase, et qu’ils connurent le sujet
qui avait donné lieu à une pareille ignominie ;
les injures et les malédictions pleuvaient sur
moi, mais j’endurai tout avec patience : ils m’enlevèrent
ma femme, et l’emmenèrent chez eux,
en ayant grand soin de la faire partir de nuit,
pour lui éviter la confusion d’être vue durant le
jour dans l’état humiliant où elle se trouvait.
Elle resta auprès d’eux quatre ans entiers sans
qu’ils voulussent entendre parler d’accommodement ;
cependant ils finirent par me la rendre.
Ce contre-temps m’avait fait manquer le samaradahna,
auquel je m’étais préparé par trois jours
de jeûne ; je fus bien fâché ensuite de n’avoir pu
y assister, car j’appris qu’on y avait splendidement
régalé tous les brahmes présens, et surtout
que le beurre liquéfié y avait été servi
avec profusion.
Peu de temps après, on publia un autre samaradahna,
je ne manquai pas de m’y rendre ;
mais j’y fus reçu au milieu des huées de plus de
cinq cents brahmes présens, qui, s’étant saisis
de ma personne, me dirent qu’ils ne me lâcheraient
pas que je ne leur eusse déclaré qui était
le complice de l’adultère de ma femme, afin qu’il put être puni selon toute la rigueur des
règles de la caste.
Je protestai solennellement de son innocence,
et je leur rapportai le vrai motif pour lequel je
lui avais fait raser la tête. Leur surprise ne fit
qu’augmenter en entendant mon récit, et tous
ceux qui composaient l’assemblée se regardant
les uns et les autres avec étonnement : A-t-on jamais
vu, se dirent-ils, faire raser la tête à une
femme mariée, si ce n’est en cas d’adultère ? Ou
cet homme est un menteur, ou c’est un des
plus grands fous qui existent sur la terre.
Vous penserez, j’espère, de même, et je me
flatte que vous jugerez que ce trait de folie vaut
bien au moins celui des toiles déchirées, dit-il
en regardant d’un air moqueur celui qui avait
parlé le premier.
L’assemblée décida que le trait de folie qui
venait de lui être rapporté, méritait assurément
d’être pris en considération dans la dispute
dont il s’agissait ; mais qu’avant de déterminer
finalement lequel des quatre plaideurs devait
l’emporter, il fallait entendre les deux autres.
Le troisième brûlait d’envie de parler, il n’eut
pas plus tôt obtenu la permission de le faire,
qu’il commença ainsi :
Je m’appelais autrefois Anantaya, à présent on me donne par-tout le nom de Bétel-Anantaya :
voici l’action qui m’a valu ce sobriquet.
Il y avait à peine un mois que ma femme, retenue
jusqu’alors à la maison de son père à cause
de sa jeunesse, était venue habiter avec moi ;
une nuit, en nous couchant, je m’avisai de lui
dire, je ne sais à quel propos, que les femmes
étaient des babillardes ; elle me répondit qu’il
y avait des hommes qui étaient plus babillards
que les femmes. Je compris à son air que c’était
à moi qu’elle faisait allusion ; et vivement piqué
de cette réponse : Eh ! bien, lui dis-je, voyons lequel
de nous deux parlera le dernier. Volontiers,
répondit-elle ; mais que donnera à l’autre celui
qui perdra la gageure ? Une feuille de bétel[3],
repris-je ; et, le pari fait, nous nous couchâmes
sans prononcer une seule parole.
Le lendemain matin, comme on ne nous voyait
pas paraître à l’heure ordinaire du lever, après
avoir attendu quelque temps, on nous appela
plusieurs fois, mais point de réponse ; on cria
beaucoup plus fort en heurtant violemment à la
porte ; même silence de notre part. L’alarme se répand aussitôt dans la maison, on craint que
nous ne soyons morts tous les deux subitement
durant la nuit ; on appelle vite le charpentier qui
s’approche avec ses outils, et enfonce notre
porte. En entrant, on ne fut pas peu surpris
de nous voir l’un et l’autre éveillés, assis et bien
portans, mais privés tous les deux de la parole.
Ma mère, saisie de frayeur, commença à jeter
les hauts cris. Tous les brahmes du village,
hommes et femmes, accoururent au nombre de
plus de cent pour savoir le sujet d’une pareille
alarme ; tout le monde nous examina et chacun
de raisonner à sa manière sur l’accident prétendu
qui nous est survenu. Cependant le plus grand
nombre était d’avis que notre état ne pouvait
être que l’effet d’un sort jeté sur nous par quelque
ennemi secret : en conséquence, on fait venir
en toute diligence le plus fameux magicien
du voisinage pour enlever le maléfice. Dès
qu’il est arrivé, mon sorcier commence par nous
tâter le pouls dans différentes parties du corps,
et après mille grimaces dont le souvenir me fait
encore rire toutes les fois que j’y pense, il déclare
que notre état provient effectivement d’un
sortilège dirigé contre nous ; il nommait même
le diable dont, selon lui, nous étions possédés
ma femme et moi. Ce démon, disait-il, était d’un naturel très-tenace, et ne lâchait pas prise facilement
quand une fois il s’était emparé de
quelqu’un, et il n’oublia pas d’ajouter qu’il en
coûterait au moins cinq pagodes pour les dépenses
des sacrifices nécessaires pour le chasser.
Un brahme de nos amis qui se trouvait là,
soutint contre l’opinion générale, tant du magicien
que des assistans, que notre état n’était
qu’une maladie naturelle dont il avait vu de
fréquens exemples, et s’offrit de nous guérir
tous les deux sans qu’il en coûtât rien. Il se fit
aussitôt apporter un petit lingot d’or qu’il mit
dans un réchaud plein de charbons ardens, et
quand il fut chaud à étinceler, il le prit avec
des pincettes, et me l’appliqua d’abord sous la
plante des pieds, ensuite au-dessus des genoux,
aux deux coudes, sur l’estomac et sur le sommet
de la tête. Je soutins ces horribles opérations
sans témoigner le moindre signe de douleur,
et sans proférer un seul mot, aimant mieux
endurer toute sorte de peines, et la mort même
s’il l’eût fallu, que de perdre mon pari.
Après m’avoir ainsi brûlé en pure perte : Essayons
l’épreuve sur la femme, dit le médecin
étonné, et un peu déconcerté de ma constance.
En disant ces mots, il commença à lui appliquer
sous les pieds le petit lingot d’or encore tout brûlant ; mais elle n’eut pas plus tôt senti les
premières impressions du feu, qu’avec un mouvement
convulsif : Appah ! s’écria-t-elle[4], en voilà
assez ! et elle ajouta tout de suite, j’ai perdu la gageure ;
puis se tournant vers moi : Tiens, me dit-elle,
voilà une feuille de bétel. Je te l’avais bien dit,
répliquai-je, que tu parlerais la première, et que
tu justifierais par ta propre conduite ma proposition
d’hier soir, que les femmes sont des babillardes.
Tout les assistans, surpris de ce qui se passait,
n’entendaient rien à ce que nous disions,
ma femme et moi ; je leur expliquai le pari que
nous avions fait la veille en nous couchant.
Quand on eut entendu mon récit : Quoi ! s’écria-t-on,
est-ce donc pour ne pas perdre une
feuille de bétel, que tu as répandu l’alarme dans
la maison et dans tout le village ? C’est pour si
peu de chose que tu as eu la constance de te
laisser brûler depuis la plante des pieds jusqu’au
sommet de la tête ? A-t-on jamais vu pareil
trait de folie ? Et depuis lors, on ne m’a plus
nommé que Bétel-Anantaya.
L’assemblée, après avoir entendu cette histoire,
fut d’avis que ce trait de folie lui donnait assurément de grandes prétentions au salut du
soldat, mais qu’avant de porter un jugement définitif
il fallait entendre le dernier des plaideurs.
La femme que j’avais épousée, dit celui-ci,
était restée six ou sept ans à la maison de son
père, à cause de sa grande jeunesse ; nous eûmes
enfin le plaisir d’apprendre qu’elle avait atteint
la puberté, et ses parens ne tardèrent pas à
avertir les miens que leur fille pouvait désormais
remplir les devoirs du mariage et habiter
avec son mari.
Ma mère se trouvait malheureusement indisposée
dans ce moment, et mon beau-père habitant
à une distance de cinq à six lieues de notre demeure,
elle ne fut pas en état d’entreprendre le
voyage pour m’amener ma femme ; elle me permit
donc de l’aller chercher moi-même, et me recommanda
mille fois de me conduire convenablement,
de ne rien faire, de ne rien dire qui
pût trahir ma sottise : Te connaissant comme je
le fais, me dit-elle en me congédiant, j’ai grand’-raison
de me défier de toi. Je promis de me
conduire avec sagesse, et je me mis en route.
Je fus très-bien accueilli par mon beau-père,
qui donna, à mon occasion, un grand repas à
tous les brahmes du village, et après un séjour
de trois jours chez lui, il me permit de m’en retourner et d’emmener ma femme avec moi.
Au moment du départ, il nous combla de ses
bénédictions, nous souhaita une vie longue et
heureuse, enrichie d’une nombreuse postérité,
et quand nous nous séparâmes, il versa un torrent
de larmes, comme s’il eût prévu le malheur
qui allait bientôt arriver.
On était alors au solstice d’été, et le jour de
notre départ, la chaleur était excessive. Nous
avions à traverser une plaine sablonneuse de
plus de deux lieues. Le sable, échauffé par l’ardeur
du soleil, eut bientôt brûlé la plante des
pieds de ma jeune femme, qui, élevée jusque alors
trop délicatement à la maison de son père, n’était
pas accoutumée à de si rudes épreuves ; elle
se mit d’abord à pleurer, et bientôt ne pouvant
plus avancer, elle se jeta par terre, et refusa
de se relever, disant qu’elle était résolue
à mourir là.
Je m’assis à côté d’elle ; j’étais dans un embarras
cruel et ne savais quel parti prendre, lorsqu’un
marchand vint à passer ; il conduisait cinquante
bœufs chargés de diverses marchandises :
je lui racontai le sujet de mes peines, et
le priai de m’aider de ses conseils et de m’indiquer
quelque moyen pour conserver la vie de
ma femme. Il me répondit que, par cette chaleur il était également dangereux pour une jeune
femme aussi délicate de rester ou de marcher ;
que de toute façon la mort de ma femme était
certaine, et que plutôt que de m’exposer à la
douleur de la voir périr sous mes yeux, ou peut-être
même à être soupçonné de l’avoir tuée, je
ferais bien de la lui remettre ; qu’il la ferait monter
sur un de ses meilleurs bœufs, l’emmènerait
avec lui et en prendrait le plus grand soin ; qu’à
la vérité je la perdrais, mais que, perte pour perte,
il valait beaucoup mieux la perdre avec le mérite
de lui avoir sauvé la vie, que de la perdre avec le
soupçon de lui avoir donné la mort. Quant à ses
joyaux, ajouta-t-il, ils peuvent valoir vingt pagodes,
tenez, en voilà trente, et donnez-moi votre femme.
Les raisons de ce marchand me parurent très-plausibles ;
je pris donc l’argent qu’il m’offrait
et lui livrai ma femme. Il la fit monter sur un
de ses meilleurs bœufs, et continua sa route en
grande hâte ; je poursuivis aussi la mienne, et
j’arrivai à la maison les pieds presque rôtis par
la chaleur du sable sur lequel j’avais marché.
Où est donc ta femme ? s’écria ma mère déjà
effrayée de me voir revenir tout seul. Je lui racontai
au long tout ce qui s’était passé depuis
mon départ de la maison ; je lui fis part de la manière honnête dont j’avais été reçu et congédié
par mon beau-père ; je lui rapportai
qu’ayant été surpris en route par la chaleur
du midi, ma femme avait été sur le point d’être
suffoquée par l’ardeur du soleil ; que dans cette
extrémité, pour la préserver d’une mort certaine,
et ne pas m’exposer au soupçon de l’avoir
tuée, je l’avais livrée à un marchand qui passait ;
en même temps je lui montrai les trente pagodes
que j’avais reçues de lui.
Ma mère, entrant en fureur à ce récit, se mit
à pousser contre moi des cris de rage : Malheureux !
insensé ! scélérat ! me dit-elle, tu as vendu
ta femme ! tu l’as donnée à un autre ! une
brahmmady est devenue la concubine d’un vil
marchand ! eh ! que diront ses parens et les nôtres
lorsqu’ils entendront le récit d’une pareille stupidité,
d’un trait si humiliant de folie ?
Les parens de ma femme ne furent pas long-temps
sans apprendre la triste aventure arrivée
à leur pauvre fille, ils accoururent chez nous
en furieux ; et ils m’auraient assurément assommé,
ainsi que ma mère innocente, si nous ne
nous fussions promptement évadés l’un et l’autre.
Ils portèrent l’affaire devant les chefs de la
caste, qui tous, d’une voix unanime, me condamnèrent
à payer une amende de deux cents pagodes comme une réparation d’honneur envers
mon beau-père ; on m’aurait même exclu de la
caste pour toujours, si ce n’eût été un reste de
considération que tout le monde conservait pour
la mémoire de feu mon père, homme universellement
respecté. On fit en même temps défense
de jamais donner d’autre femme à un fou tel
que moi, sous peine, pour celui qui le ferait,
d’être ignominieusement chassé de la caste, et
je suis ainsi condamné à rester veuf toute ma vie.
Maintenant, dit le narrateur en finissant, j’espère
que vous ne jugerez pas ma folie inférieure
à celle des personnes qui ont parlé avant moi, ni
mes prétentions déraisonnables si j’ose m’attribuer
le salut du soldat.
Les quatre brahmes entendus, il restait à juger.
Les arbitres décidèrent qu’après des preuves si
convaincantes de folie, chacun d’eux pouvait
prétendre avec justice à la supériorité : Ainsi,
dirent-ils, chacun de vous a gagné son procès ;
allez donc et continuez votre voyage en paix,
s’il est possible.
Les plaideurs, satisfaits de cette décision, partirent
à l’instant, criant chacun de leur côté : J’ai
gagné ! j’ai gagné mon procès !
FIN DU CONTE TROISIÈME.
↑Eu voir la description : Mœurs de l’Inde, t. I, p. 588.
↑On a déjà remarqué que c’était le nom qu’on donnait aux villages des brahmes.
↑Les Indiens mâchent continuellement du bétel : on a trente ou quarante feuilles de cette plante pour la valeur d’un liard.