Le Pantcha-Tantra ou les cinq ruses/Conte 4

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Vichnou-Sarma 
Traduction par Jean-Antoine Dubois.
J.-S. Merlin (p. 372-377).

CONTE QUATRIÈME

Séparateur

Le Djangouma et son Disciple.

Un jour un lingamiste voulut faire le sacrifice ordinaire à son lingam[1], auprès d’un étang : il s’était détourné de quelques pas pour cueillir les fleurs qui devaient former son offrande ; pendant ce temps, un singe survient, enlève le lingam et se sauve, l’emportant avec lui sur les arbres voisins. Le lingamiste s’en aperçut, il voulut courir après le voleur ; mais il ne put l’atteindre ni découvrir le lieu où il s’était caché. Après avoir cherché long-temps en vain, il revint tout confus auprès de son djangouma[2], et l’aborda la consternation peinte sur le visage et les larmes aux yeux : Ah ! seigneur gourou, lui dit-il d’un ton lamentable, il m’est arrivé un cruel malheur ; j’ai perdu le Dieu que vous aviez vous-même suspendu à mon cou. Dans le temps que je me préparais à offrir à mon lingam le sacrifice ordinaire, un maudit singe est venu et l’a enlevé sans que je m’en aperçusse. Je l’ai cherché de tous côtés, mais il m’a été impossible de le trouver ; je viens maintenant vous demander conseil et vous supplier de m’indiquer les moyens de réparer cette perte déplorable.

Malheureux ! répondit le djangouma ! tu as perdu ton lingam ! ton dieu ! Il ne pouvait rien t’arriver de pire dans le monde ! Maintenant il ne te reste d’autre voie pour réparer ce malheur que de perdre la vie ; après avoir perdu ton lingam, il faut mourir[3] voilà le seul moyen d’apaiser la colère du Dieu Siva, irrité contre toi.

On pense bien que cette terrible apostrophe du djangouma ne consola pas le lingamiste. Il paraissait profondément affligé de la sentence de mort qu’il venait d’entendre prononcer, et lorsqu’il eut repris ses sens : Est-ce donc ainsi, seigneur gourou, s’écria-t-il, que vous me condamnez à mourir à la fleur de l’âge, quand je ne suis atteint d’aucune maladie ? Robuste et jouissant de la meilleure santé, comment me résigner à la mort ? N’y a-t-il donc aucun moyen d’éviter ou au moins d’adoucir la sentence fatale que vous venez de prononcer contre moi ? J’aurais pourtant si grande envie de vivre encore quelque temps de plus ou d’attendre au moins pour mourir que je sois malade !

Ton lingam perdu, repartit le djangouma d’un ton ferme et solennel, tu n’as aucun moyen de prolonger ta vie, il faut absolument que tu meures ; seulement, tu peux choisir parmi les trois genres de mort que je vais t’indiquer : t’arracher toi-même la langue, ou te laisser suffoquer à la fumée d’encens, ou enfin, si tu le préfères, te submerger dans l’eau. Choisis donc sans retard entre ces trois genres de mort, et hâte-toi de remplir ton malheureux destin.

Le lingamiste, voyant qu’il n’y avait pas moyen de fléchir la sévérité du djangouma, baissa la tête d’un air pensif et consterné ; enfin après quelques momens de réflexion : Eh bien, puisqu’il n’y a pas moyen d’éviter la mort, je me résigne à la volonté de Siva. Je mourrai puisqu’il le faut ; cependant, des trois genres de mort que vous venez de m’indiquer, m’arracher moi-même la langue, ou me laisser suffoquer à la fumée d’encens, me paraissent des supplices trop terribles, et je ne possède ni assez de courage ni assez de fermeté pour les subir. Je préfère mourir en me noyant dans l’étang. Je me plongerai petit à petit dans l’eau, et par ce moyen je perdrai pour ainsi dire la vie sans m’en apercevoir. Avant de mourir, j’ai une grâce à vous demander, c’est que vous veuillez bien m’accompagner jusqu’à l’étang pour m’encourager à la mort et me donner votre assirvahdam (bénédiction).

Le djangouma, satisfait des dispositions de son disciple, accéda volontiers à ses désirs, et le suivit jusqu’au bord de l’étang, dans lequel celui-ci s’avança avec beaucoup de fermeté. Le gourou le regardait de loin et l’exhortait à se soumettre courageusement à sa destinée. Il lui représentait le bonheur auquel il allait bientôt avoir part dans le kailanam[4]. Le disciple s’enfonça petit à petit dans l’eau jusqu’au cou. Se tournant alors vers le djangouma : Seigneur gourou, lui dit-il, sur le point de mourir, encore une dernière grâce : daignez me prêter un instant votre lingam, je veux l’adorer et lui offrir un dernier sacrifice, après quoi je mourrai content. Le djangouma ne se défiant de rien, consentit sans difficulté à cette nouvelle demande de son disciple. Celui-ci vint sur le bord recevoir le lingam de son gourou, et rentra dans l’étang. Quand il eut de l’eau jusqu’au cou, il laissa tomber, comme par accident, le lingam qu’il tenait entre ses mains, et se tournant vers le djangouma, il s’écria avec l’apparence d’une vive émotion : Ah seigneur ! ah seigneur gourou ! quel autre malheur ! quel grand malheur ! votre lingam est aussi perdu, il vient de m’échapper des mains et il est tombé au fond de l’étang. Quel événement cruel ! que je plains votre destinée ! car pour moi, si ce n’était l’attachement que je vous porte, cet accident, tout déplorable qu’il est, je devrais le bénir, puisqu’il va me devenir une source de bonheur en me procurant le précieux avantage de mourir en compagnie avec mon gourou, mon guide spirituel. Oui, seigneur gourou, nous mourrons ensemble, puisque nous avons perdu l’un et l’autre notre lingam ; je mourrai avec vous et à vos pieds, et j’espère que vous voudrez bien me conduire à votre suite au paradis du Dieu Siva. En disant ces mots, le disciple s’approcha du djangouma, qui, pâle et tremblant, n’avait pas la force de prononcer une seule parole ; il se prosterna devant lui et lui saisit les pieds, lui jurant qu’il ne le lâcherait pas, et qu’il voulait mourir avec lui.

Le gourou ne reprit ses sens que pour accabler d’injures et de malédictions son malin disciple. Cependant, après avoir déchargé sa bile, voyant qu’il n’y avait pas d’autre moyen de se tirer d’affaire que de se noyer avec son disciple ou d’absoudre ce dernier, il changea bientôt de langage, et le regardant d’un air plus calme : Après tout, lui dit-il, est-ce donc un si grand malheur que de perdre une petite pierre ? Car, tout bien considéré, le lingam n’est autre chose qu’une pierre ; et en faisant chacun la dépense de deux liards, nous pourrons nous en procurer un autre semblable à celui que nous avons perdu. Lâche-moi donc les pieds ; lève-toi et suis-moi à mon mata où j’ai plusieurs lingams de rechange. Nous en prendrons chacun un, sans qu’il soit nécessaire de perdre la vie pour réparer la perte que nous avons faite.

FIN DU CONTE QUATRIÈME.
  1. On sait que le lingam est une idole infâme représentant les parties sexuelles, à laquelle les Indiens, et sur-tout ceux de la secte de Siva, offrent des sacrifices.
  2. C’est le nom qu’on donne aux prêtres de Siva.
  3. C’est une maxime encore soutenue par les djangoumas ou prêtres de Siva, que celui qui perd son lingam doit perdre la vie.
  4. Nom du paradis de Siva.