Le Pantcha-Tantra ou les cinq ruses/Conte 6

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Vichnou-Sarma 
Traduction par Jean-Antoine Dubois.
J.-S. Merlin (p. 394-411).

CONTE SIXIÈME.

Séparateur

Le Jardinier devenu Ministre.

Dans la ville de Mahda-Poura, capitale d’une des provinces méridionales de l’Inde, régnait jadis le roi Indra-Raya. Ce prince avait naturellement les meilleures intentions, et désirait sincèrement faire le bonheur de ses sujets ; mais malheureusement il était entouré de ministres aussi pervers qu’il était bon. Ceux-ci ne cherchaient que les moyens de s’enrichir aux dépens du peuple, qu’ils accablaient d’impôts exorbitans, et qu’ils persécutaient sans pudeur par des exactions et des cruautés de toute sorte. Pour empêcher que le bruit de leurs injustices criantes ne parvînt aux oreilles de leur maître, ils avaient eu soin de l’environner d’un grand nombre de vils suppôts, qui partageaient le produit de leurs rapines, et qui avaient ordre de ne laisser approcher du palais que les hommes vendus comme eux aux intérêts de ces coupables ministres. Aussi le prince ne connaissait-il rien de l’état de son royaume que ce qu’il en apprenait par les faux rapports de ces ministres infidèles ou de leurs complices, qui tous avaient le plus grand intérêt à arrêter la vérité avant qu’elle n’arrivât jusqu’au pied du trône.

Tout le royaume était dans un état violent de fermentation, et les sujets de toutes les castes et de toutes les conditions criaient hautement à l’injustice et à la tyrannie.

Sur ces entrefaites, un jardinier qui vivait dans le voisinage de la ville royale, y vint un jour pour vendre au marché public sept concombres qu’il portait sur sa tête dans une petite corbeille. À peu de distance de la première porte de la ville, il passa devant une douane, où il fut arrêté par le douanier, qui lui demanda un de ses concombres, prétendant que c’était le droit qu’il avait coutume de lever sur cette espèce de denrée. Le jardinier le satisfait, et traverse la première porte ; là, arrêté par la sentinelle, il donne un autre de ses concombres, comme un droit dû à la garde de la place. Il arrive à une autre porte, nouvelle arrestation par une autre sentinelle, qui lui prend encore un concombre, droit ordinaire, disait-il, dû au commandant de la place. Un peu plus loin, un quatrième concombre lui est enlevé pour être servi, dit-on, à la table du prince ; enfin, sous divers prétextes, ses sept concombres lui sont tous extorqués l’un après l’autre avant qu’il arrive à la rue du marché, où il ne parvint que sa corbeille vide.

On peut se figurer la juste indignation du jardinier quand il se vit ainsi dépouillé par des gens qui tous paraissaient les agens de l’autorité. Il jura d’en avoir raison et résolut de tenter tous les moyens de se faire rendre justice, d’abord, en s’adressant aux autorités secondaires, ou s’il ne pouvait réussir de ce côté, il était déterminé à redoubler d’efforts pour faire parvenir jusqu’au pied du trône la connaissance des indignes manœuvres employées par les ministres pour opprimer les peuples et s’enrichir des dépouilles de la nation.

Il commença par s’adresser au ministre de la police ; celui-ci écouta à peine ses plaintes et répondit que des militaires se trouvant compromis dans cette affaire, il ne pouvait s’en mêler, et qu’il fallait s’adresser directement au dalavahy ou ministre de la guerre. Ce dernier, quand il sut que ce jardinier venait lui porter des plaintes sur quelque injustice commise envers lui, le fit attendre plusieurs jours avant de lui donner audience. Cependant, vaincu par la constance de cet homme, qui ne se lassait pas de le suivre par-tout, il lui demanda un jour avec colère ce qu’il lui voulait. Le jardinier commença à lui raconter ses griefs ; mais il n’était pas encore à la moitié de son récit que le dalavahy l’interrompant, lui dit avec humeur que cette affaire n’était pas de son ressort, qu’il n’avait qu’à s’adresser au premier ministre, qui seul avait le droit d’intervenir dans une affaire si compliquée.

Le jardinier ne fut pas découragé de se voir ainsi rebuté, il s’adressa au premier ministre et fut long-temps sans pouvoir obtenir audience ; enfin, le ministre, fatigué de voir cet homme le suivre par-tout comme son ombre, lui demanda d’un ton brusque ce qu’il lui voulait, et pourquoi il s’attachait ainsi à ses pas. Le jardinier lui exposa en peu de mots l’injustice dont il avait été victime quelques jours auparavant, et les démarches inutiles qu’il avait déjà faites auprès du ministre de la justice et du dalavahy pour obtenir la réparation du tort qu’il avait éprouvé. À peine put-il terminer son récit, que le ministre avait entendu en donnant mille marques d’impatience. Il fut encore renvoyé, le ministre prétextant que le sujet de ses plaintes se rapportant à une affaire majeure, excédait sa compétence, et qu’il fallait s’adresser directement au roi pour obtenir justice.

C’était ainsi que ces ministres corrompus avaient coutume de recevoir les plaintes des sujets du roi. Ils se renvoyaient les plaignans de l’un à l’autre, de sorte que tout le monde ayant fini par être instruit de leurs dispositions et du pacte inique formé entre eux pour opprimer le peuple, personne n’osait s’adresser à eux pour obtenir réparation.

Mais le jardinier n’était pas homme à perdre ainsi courage : voyant qu’il ne pouvait rien obtenir des ministres, il essaya de pénétrer jusqu’au pied du trône pour demander justice au roi lui-même, et pour lui démasquer en même temps les traîtres qui osaient abuser si indignement de sa confiance. Tous ses efforts pour faire parvenir la vérité aux oreilles du prince furent encore inutiles : les vils satellites qui environnaient ce dernier, vendus tous aux intérêts de ses ministres pervers, repoussaient si brutalement les personnes qui approchaient du palais dans l’intention de porter des plaintes au roi, que le jardinier ne put jamais trouver l’occasion de faire entendre les siennes. Voyant donc qu’il n’y avait aucun moyen de réussir par cette voie, il eut recours à un autre expédient.

Il s’annonça au public comme ayant affermé du gouvernement le droit de percevoir un impôt sur tous les petits objets de consommation qui n’étaient pas encore taxés ; et comme marque de sa charge de collecteur, il s’arma d’un gros bâton au bout duquel il fit mettre une pomme d’argent, où était gravé le sceau du prince.

Personne ne mit en doute la vérité de ce qu’annonçait cet homme, et l’on crut que le gouvernement cruel du pays, non content des taxes exorbitantes déjà levées sur tous les autres objets, avait en effet résolu de mettre le comble à ses injustes oppressions, en imposant tous les petits objets qui avaient jusqu’alors échappé à la taxe.

Le nouveau collecteur, armé de son gros bâton, alla établir sa demeure à une des principales avenues de la ville, et bientôt on ne le désigna plus dans le public que sous le nom de l’homme au gros bâton. Il avait résolu d’exercer son emploi en commettant des injustices si criantes, que le bruit en parvenant enfin aux oreilles du prince, ce dernier le fît appeler pour rendre compte de sa conduite ; il comptait sur ce singulier moyen pour lui faire connaître la vérité.

Il commença d’abord par lever un impôt sur divers petits objets, tels que la paille, l’herbe, le fumier et autres articles semblables, exempts de contribution auparavant ; il augmenta cette taxe peu-à-peu ; mais voyant que ce moyen ne répondait pas à ses vues et que le peuple se contentait de murmurer en secret, il imagina de taxer les choses les plus ordinaires et les plus indispensables ; il mit donc un impôt sur l’eau et le feu, en sorte qu’on ne pouvait aller puiser de l’eau à l’étang, ni allumer du feu chez soi, pas même une lampe, avant d’en avoir payé la permission. Mais cette injustice fut encore supportée aussi patiemment. Il fallut chercher un autre genre de contribution ; il condamna à une amende les personnes des deux sexes qui, en paraissant en public, n’avaient pas les yeux baissés et regardaient de côté et d’autre, et celles qui en marchant ne tenaient pas leurs bras croisés sur la poitrine, mais les laissaient pendre négligemment.

Il avait compté sur cette dernière espèce de vexation ; il espérait qu’elle exciterait une insurrection. Trompé encore dans son attente, il voulut mettre le comble à ses exactions en imposant une taxe de cinq fanons d’or sur les cadavres : lorsqu’il mourait quelqu’un dans la ville ou aux environs, on était obligé de payer cinq fanons à l’homme au gros bâton, pour avoir la permission de faire les obsèques.

Le jardinier continua durant long-temps de percevoir toutes ces taxes oppressives sans rencontrer d’opposition, et il amassa par ce moyen des richesses considérables, qu’il avait soin cependant de partager avec les ministres du roi, afin que ceux-ci n’apportassent pas d’obstacles à ses rapines.

Le roi avait coutume de faire de temps à autre une promenade nocturne dans la ville, pour connaître si tout était en ordre, et si les gardes étaient à leurs postes. Une nuit qu’il faisait ainsi sa ronde, il fut frappé par les cris d’une personne qui paraissait plongée dans une profonde douleur. Il s’approche d’une misérable chaumière qui faisait l’angle d’une rue et d’où sortaient les cris qu’il entendait ; il s’arrête pour écouter, et reconnaît que ces pleurs et ces lamentations étaient celles d’une pauvre veuve, à qui une mort prématurée venait d’enlever son fils unique. Assise à côté du cadavre, elle exhalait sa douleur par des plaintes amères que lui suggérait son désespoir ; elle accusait les dieux de lui avoir enlevé son unique appui, et répétait souvent ces paroles entrecoupées de sanglots : Te voilà donc mort, mon cher fils ! et moi je reste sans ressource et sans soutien dans le monde ! Au moins, si, dans mon malheur, je pouvais te donner les derniers témoignages de ma tendresse maternelle ! Si j’avais les moyens de te rendre les derniers devoirs, et de te faire des obsèques convenables ; mais je ne possède pour tout bien dans le monde que trois fanons d’or, il faudra les donner à ceux qui enlèveront ton cadavre pour le porter au bûcher. Je déchirerai la moitié de la toile dont je suis revêtue pour t’en envelopper ; je démolirai la chaumière que j’habite, et des débris je construirai la pile fatale sur laquelle doivent être consumées tes dernières dépouilles ; mais les cinq fanons d’or qu’exige l’homme au gros bâton, qui les paiera ? Qui voudra prêter pour cela de l’argent à une pauvre veuve sans ressource ? Parce que je suis hors d’état d’acquitter les droits iniques qu’exige cet homme au gros bâton, il faudra donc que je laisse pourrir ton cadavre dans cette misérable chaumière, et que tu sois privé de l’honneur des funérailles ! Grands dieux ! que cette pensée est cruelle ! N’y a-t-il donc plus de justice sur la terre, et faut-il que nous vivions sous un gouvernement aussi tyrannique ? Qu’avons-nous fait aux dieux pour nous donner un prince aussi inique que celui sous lequel nous gémissons, qui laisse impunément commettre en son nom les injustices les plus révoltantes dans tout son royaume ? Sous quel règne une malheureuse veuve sans ressource s’est-elle jamais vue réduite par l’insatiable cupidité de ministres avides, au cruel désespoir de ne pouvoir pas même rendre les derniers devoirs à un fils chéri ?

Le roi avait écouté avec la plus grande attention tout ce que dictait à cette pauvre femme l’excès d’une juste douleur. De quel étonnement ne fut-il pas saisi lorsque ces dernières paroles vinrent frapper son oreille ! Tout ce qu’il avait entendu était pour lui une énigme inintelligible. Il ne pouvait deviner quel homme la veuve prétendait désigner sous le nom de l’homme au gros bâton, ni ce que signifiaient les cinq fanons d’or levés sur les cadavres ; encore moins pouvait-il entendre de sang froid les plaintes amères que, dans son désespoir, cette malheureuse mère venait d’exhaler contre le prince et contre la tyrannie de son gouvernement : jusqu’alors il avait toujours cru, comme ses perfides ministres s’efforçaient de le lui persuader, que ses peuples vivaient heureux et contens. Avant de se retirer, il donna ordre à deux de ses gardes de remarquer la maison, et de lui amener cette femme au palais aussitôt qu’il ferait jour.

Le lendemain matin, dès que le jour parut, les gardes entrèrent dans la cabane de la veuve, qui se lamentait encore toute seule auprès du cadavre de son fils ; ils lui annoncèrent qu’ils venaient de la part du roi avec ordre de la conduire sans délai en sa présence. La consternation de cette femme ne fit qu’augmenter lorsqu’elle entendit ces paroles des gardes : Que peut donc vouloir le roi à une infortunée veuve ? leur dit-elle. Est-ce pour aggraver le poids de ma douleur qu’il m’appelle en sa présence, et quel temps choisit-il ? Le moment où je me trouve accablée de la plus vive affliction, où je viens de perdre mon fils unique, le seul appui qui me restait dans ce monde ! Le prince est-il d’accord avec les dieux pour accroître ma désolation ?

Les gardes, inexorables, lui déclarèrent pour toute réponse qu’ils devaient exécuter leurs ordres, et qu’il fallait absolument qu’elle les suivît au palais du roi. Voyant qu’il n’y avait pas moyen de les fléchir, la veuve se laissa conduire, arrosant le chemin de ses larmes, et faisant retentir l’air de ses lamentations.

Arrivée en présence du roi, elle se prosterna tout de son long à ses pieds ; elle poussait des sanglots, et n’avait pas la force de prononcer une seule parole. Le roi la releva avec bonté, lui dit qu’il avait déjà connaissance du malheur qui lui était arrivé la nuit précédente, et après plusieurs paroles de consolation sur la perte de ce fils unique, il lui donna l’argent nécessaire pour faire avec décence les funérailles de ce dernier, et lui promit de prendre soin d’elle à l’avenir ; mais en même temps il lui ordonna de lui déclarer sans le moindre déguisement le motif des plaintes amères qu’elle avait, dans sa douleur, laissé échapper contre le roi et son gouvernement, et sur-tout de lui apprendre quel était cet homme au gros bâton qui devait exiger d’elle sans pitié cinq fanons d’or, et pour quel objet étaient dus ces cinq fanons.

Encouragée par tant de témoignages de bonté inattendus, la veuve comprit qu’elle n’avait rien à appréhender en parlant le langage de la vérité à un prince qui faisait paraître des dispositions si bienfaisantes : elle rapporta au roi les vexations de tout genre exercées par les ministres sur toutes les classes de ses sujets, et principalement les impôts exorbitans dont ils accablaient le peuple. Elle ajoutait que toutes ces exactions étaient sur-tout devenues intolérables depuis qu’on avait placé à la porte de la ville un tyran connu dans le public sous le nom de l’homme au gros bâton ; que, non content de lever une contribution sur les plus petits objets, tels que la paille, l’herbe, le fumier, et même sur l’eau et le feu, cet homme avait mis le comble à ses injustices en imposant une taxe de cinq fanons d’or sur les cadavres ; qu’avant d’obtenir la permission de rendre aux morts les derniers devoirs, il fallait lui payer cette somme, si l’on ne voulait voir le cadavre pourrir dans le lieu où il était exposé ; c’était, continua-t-elle, l’impossibilité où elle se trouvait de payer cette somme, ne possédant pour tout bien dans le monde que trois fanons d’or, qui, jointe à l’excès de sa douleur, lui avait arraché des plaintes amères contre la tyrannie du gouvernement, et sur-tout contre l’homme au gros bâton.

Le récit de toutes ces injustices, qui arrivaient pour la première fois à la connaissance du roi, porta au comble son étonnement. Il avait cru jusqu’alors qu’aucun peuple sur la terre ne vivait aussi heureux que ses sujets. Il voulut s’assurer si ce que rapportait cette femme était vrai, et sur-le-champ donna ordre à quelques-uns de ses gardes, d’amener à l’instant devant lui l’homme connu dans le public sous le nom de l’homme au gros bâton. Conformément aux ordres de leur maître, ces derniers se rendirent à la place où cet homme, un gros bâton à la main, dépouillait sans pitié les passans, et lui dirent qu’ils venaient de la part du roi pour l’emmener en sa présence.

Le jardinier vit avec joie que le bruit de ses injustices était enfin parvenu aux oreilles du prince, et qu’il allait avoir l’occasion de lui exposer l’état malheureux du royaume et les exactions des ministres pervers qui le tyrannisaient en son nom ; mais il craignait que s’il se rendait au palais, ces derniers ne trouvassent les moyens de l’empêcher de parvenir jusqu’au pied du trône : De graves motifs, répondit-il aux gardes, ne me permettent pas de me hasarder à paraître en présence du roi ; annoncez-lui que j’ai les secrets les plus importans à lui révéler, et que s’il daigne venir me trouver dans ma maison, il apprendra des choses qu’il est dangereux pour lui d’ignorer plus long-temps.

De retour au palais, les gardes rapportèrent fidèlement au roi la réponse de l’homme au gros bâton. Ce que ce premier avait déjà appris de la veuve et ce qu’il apprenait maintenant de ses gardes, ne lui laissèrent plus de doute qu’il ne régnât dans l’administration des affaires de son royaume la plus grande confusion et les plus affreux désordres ; il se rendit sans délai à l’invitation de l’homme au gros bâton, pour tâcher de dévoiler ce mystère d’iniquité.

Le jardinier, apprenant que le roi allait arriver, alla le recevoir dans une superbe maison qu’il avait fait bâtir du produit de ses rapines. Il le reçut avec les marques du plus profond respect, et l’introduisit dans un appartement orné avec la plus somptueuse élégance. Après qu’il eut adressé au prince ses premiers complimens, ce dernier lui demanda ce qu’il voulait de lui, et en même temps qui lui avait donné l’emploi qu’il exerçait, ainsi que le droit de vexer ses sujets par des injustices aussi criantes que celles dont on l’accusait.

C’était là ce que le jardinier attendait pour raconter au roi les vexations et les injustices atroces commises par les ministres, dans tout le royaume, sur toutes les classes de ses sujets. Il n’eut garde d’oublier l’aventure des sept concombres, les démarches qu’il avait successivement faites auprès de tous les ministres pour obtenir justice, et la manière dont ses plaintes avaient été reçues ; les efforts qu’il avait ensuite tentés pour s’adresser directement au roi lui-même, mais inutilement, tous les gens qui entouraient ce prince n’étant que les vils suppôts de ces ministres corrompus, et ayant ordre de ne laisser approcher de la personne de leur maître que les complices de leurs injustices ; il ajouta que, déterminé à faire connaître, à quelque prix que ce fut, la vérité au roi son maître, il n’avait vu d’autre moyen de réussir que celui qu’il avait employé en s’annonçant au public comme ayant reçu du gouvernement le droit de mettre un impôt sur tous les petits objets non taxés jusqu’alors ; qu’il avait résolu d’exercer des vexations et des injustices si criantes dans l’exécution de ce nouvel emploi, que le bruit de ses rapines pût enfin parvenir aux oreilles du roi, et lui fournir l’occasion de lui exposer l’état déplorable auquel ses avides ministres avaient réduit tous ses sujets par leur cupidité tyrannique. Il termina son récit en ajoutant que ces ministres d’iniquité l’avaient soutenu dans son emploi et avaient consenti à toutes ses injustices, à condition qu’il en partagerait le profit avec eux.

Le récit du jardinier fut pour le roi un coup de foudre ; dans sa juste indignation, il fit aussitôt charger de fers ses perfides ministres, et leur enleva, pour les appliquer à des objets d’utilité publique, toutes leurs richesses mal acquises. En même temps il fit publier par-tout que ceux qui auraient des plaintes à porter contre l’administration du royaume, c’est-à-dire contre ses ministres déjà dégradés, eussent à s’adresser directement à lui-même ; qu’ils trouveraient à toute heure les portes de son palais ouvertes, et qu’il serait prêt, dans toutes les occasions, à écouter leurs plaintes et à leur rendre justice.

Dès que cette ordonnance eut été publiée, le peuple se rendit en foule devant le roi. Ce prince accueillit tous ses sujets avec la bonté d’un père, et ces pauvres gens ne pensaient plus à tous leurs maux passés. Il reconnut bientôt à tous ces rapports que les dénonciations du jardinier n’étaient que trop vraies, et que ces infidèles ministres avaient réellement réduit ses peuples à un état de misère et de désespoir dont il n’y avait pas d’exemple. Dès-lors il s’appliqua à faire oublier, par un gouvernement tout paternel, les injustices tant de fois commises en son nom. Convaincu qu’il ne pouvait trouver de ministre plus propre à l’aider à supporter le poids du gouvernement, que le jardinier même qui avait montré tant de sagacité et de constance pour parvenir à lui faire connaître l’état du royaume, il le fit son premier ministre. Le jardinier, à son tour, ne voulut pas profiter des richesses qu’il avait si injustement acquises ; mais comme il ne pouvait les restituer au nombre presque infini de personnes auxquelles il les avait enlevées, il les employa en bonnes œuvres qui devaient tourner à l’avantage des peuples, et en fit construire des temples, des chauderies, des étangs et d’autres objets d’utilité publique.

Le roi, secondé par ce fidèle ministre, obtint des dieux un long règne, et son unique soin fut toujours de rendre son peuple heureux sous un gouvernement équitable et paternel.

FIN.