Le Pantcha-Tantra ou les cinq ruses/Troisième Tantra

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Vichnou-Sarma 
Traduction par Jean-Antoine Dubois.
J.-S. Merlin (p. 145-182).

TROISIÈME TANTRA.

Séparateur

Les hiboux et les Corbeaux.

Un hibou nommé Vimarda, chef de sa race, avait établi sa demeure dans les fentes des rochers de la montagne Pariahtra-Parvata, où il vivait tranquille avec les siens. Il avait choisi pour ses assistans ou ministres trois animaux de son espèce, Dakchakcha, Droudrakcha et Kroudakcha.

Le chef de la race des corbeaux, appelé Vayassa-Varma, avait, de son côté, fixé son habitation avec les siens au milieu d’un arbre touffu, d’un immense volume, situé au pied d’une autre montagne, à quelque distance de celle où vivaient les hiboux. Il avait pour ministres trois corbeaux, Pratipty, Santipty et Stirandjivy. Réunis sous la domination de ce chef, les corbeaux passaient leurs jours dans la paix et la tranquillité.

Cependant le chef des hiboux s’avisa de concevoir des pensées d’orgueil et des projets de domination. Il s’imagina qu’il n’existait dans le monde aucun être qui l’égalât en force et en puissance. Dans cette idée, il appelle ses trois ministres, leur fait un pompeux étalage de sa prétendue gloire, leur déclare qu’il a formé le dessein de se faire élire roi, et leur ordonne de faire tous les préparatifs nécessaires pour cette importante cérémonie. Ses ministres ne jugèrent pas à propos de le contredire, au contraire tous parurent approuver ses projets.

Le chef des corbeaux ne tarda pas à être informé du dessein de son voisin le hibou, et comprit sur-le-champ tous les dangers qui le menaçaient si ce dernier parvenait à la royauté. Rempli de trouble et de crainte, il appelle ses trois ministres, leur communique les projets du hibou, l’ennemi irréconciliable de leur race, et leur fait part en même temps de la consternation dans laquelle le jette la crainte d’un pareil événement : Si le hibou, notre ennemi déclaré, disait-il, parvient une fois à la dignité royale, c’en est fait de notre espèce : dans peu de temps il nous fera tous exterminer. Au milieu du trouble que cette fâcheuse nouvelle a répandu dans mon esprit, je vous ai appelés, continua-t-il, pour savoir si vous pourriez découvrir quelque moyen de détourner le danger qui nous menace tous.

Dès que les corbeaux connurent les alarmes de leur chef et les motifs qui les faisaient naître, ils parurent d’abord tous partager les sentimens dont il se sentait agité. Le ministre Pratipty prit la parole le premier et donna son avis en le motivant sur cette maxime :

Sloca.

« Les faibles doivent toujours éviter les disputes avec les forts, et s’ils ne peuvent se soustraire autrement aux attaques des puissans, ils doivent, ou se soumettre à leur volonté, ou leur abandonner le terrain. »

Comment donc nous autres, espèce faible, pourrions-nous concevoir la pensée de traverser les projets du hibou, bien plus puissant que nous ?

À l’avis de Pratipty le ministre Santipty joignit aussi le sien, en citant d’abord cette sentence :

Sloca.

« Lorsqu’on prévoit qu’on ne pourra réussir dans une affaire, il ne faut pas l’entreprendre. »

Il l’appuya d’autres réflexions morales : Ceux qui sont revêtus du pouvoir, dit-il, et élevés en dignité, doivent être attentifs à certaines règles de conduite ; ils ne doivent pas se fier trop aveuglément à ceux qui sont plus forts qu’eux. S’ils ont à craindre les attaques de quelque ennemi plus puissant qu’eux, qu’ils cherchent à s’en garantir en contractant alliance avec quelque autre plus puissant encore que celui dont ils redoutent le pouvoir. Quand les faibles se trouvent engagés dans des querelles avec les forts, ils doivent tâcher d’engager les autres dans leur parti, afin de pouvoir, par leur secours, triompher de leurs ennemis.

Mais nous, continua-t-il, qui dans le danger qui nous menace sommes évidemment les plus faibles, et qui n’avons aucun secours, aucun appui à attendre d’ailleurs, le parti le plus sûr que nous ayons à prendre, est d’éviter la rencontre du hibou et de fuir loin de sa présence.

Lorsque Santipty eut ainsi exposé son avis, Stirandjivy, le troisième ministre, prit la parole à son tour : Ce n’est pas d’aujourd’hui, dit-il, que la haine qui subsiste entre la race des hiboux et celle des corbeaux a commencé. Cette aversion mutuelle a existé de tout temps, et nous devons nous attendre qu’à mesure que nos ennemis croîtront en puissance, leur haine contre nous croîtra en égale proportion. Pour mettre un terme à ces dangers toujours renaissans, je ne vois d’autre moyen que de chercher quelque ruse pour faire périr à-la-fois et celui qui aspire à la royauté et toute sa race. Ce ne sera qu’après nous être totalement défaits de ces ennemis acharnés à nous poursuivre, que nous pourrons espérer de vivre tranquilles. Je me charge moi-même de cette entreprise périlleuse, et j’espère que ma destinée me favorisera assez pour me conduire au but que je me propose.

Le discours de Stirandjivy excita l’admiration du corbeau, qui donna de grands éloges au courage et au dévouement de son ministre. En même temps il lui fit des présens considérables et l’exhorta à persévérer dans son projet, promettant de le combler de ses faveurs lorsqu’il l’aurait exécuté.

Stirandjivy voulut aussitôt travailler à l’exécution du plan qu’il avait formé pour exterminer tout d’un coup la race des hiboux avant qu’ils eussent eu le temps de se choisir un roi. Dans ce dessein, il se rend au lieu de leur demeure, et se présentant d’un air humble, il demande à parler au premier ministre. Celui-ci l’interrogea sur sa condition et sur les affaires qui l’amenaient en ces lieux. Stirandjivy répondit qu’il était un des ministres du chef de la race des corbeaux, qu’il s’était attaché depuis long-temps à son service, mais que, las d’obéir à un maître aussi vil et aussi méprisable, il avait renoncé pour toujours à une condition où il s’était vu abreuvé de dégoûts ; qu’il venait auprès de lui pour le supplier de s’intéresser en sa faveur auprès du chef des hiboux, et de lui procurer un service quelconque auprès de sa personne, promettant, de son côté, de se conduire de manière à mériter sa confiance.

Le hibou, surpris d’un langage si extraordinaire de la part d’un ennemi de son espèce, voulut, avant d’ajouter foi à ses paroles, examiner de plus près ses dispositions. Il commença par lui répondre de manière à le rebuter de son dessein : Notre chef hibou, lui dit-il, est d’une condition très-basse et d’un caractère encore plus vil ; et je connais trop ses habitudes pour te conseiller jamais de prendre parti au service d’un maître aussi méprisable. Rappelle-toi cette ancienne maxime :

Sloca.

« Ainsi qu’un homme de bien ne doit pas entretenir des liaisons avec la femme d’un autre ; ainsi que des bananes tendres ne doivent pas se rencontrer sous le tranchant d’un couteau ; ainsi que les perroquets ne doivent pas reposer sur les arbres où il n’y a pas de fruits : de même aussi les savans et les gens d’honneur doivent éviter la présence d’un roi d’un caractère vil. »

Crois-moi, continua le hibou, la condition dans laquelle tu désires entrer ne convient nullement à un caractère comme le tien. Je te conseille donc de te retirer. Est-il besoin que je te cite encore cette autre sentence ?

Sloca.

« Plutôt que de servir un roi auprès duquel il faut toujours être en alerte, ou un autre qui ne fait pas de la vérité la base de sa conduite et qui manque à sa parole quand il lui plaît, il vaut mieux habiter les déserts et y vivre exposé à tous les dangers. »

Je te le répète donc, renonce à ton projet ; car notre chef est d’un naturel si fourbe, que tu ne peux t’attendre qu’à des malheurs si tu entres à son service. Mais écoute un exemple qui mieux que tous mes raisonnemens te fera sentir l’utilité des avis que je te donne et les dangers que l’on court en se fiant à des fourbes ou à des hypocrites.

Les deux Lapins et le Chat.

Auprès de la montagne Sanoumanou-Parvata, était un gros arbre touffu à l’ombre duquel deux lapins avaient établi leur demeure. Ces lapins, vivant dans le voisinage l’un de l’autre, avaient contracté ensemble une étroite amitié. Dans le temps qu’ils coulaient des jours heureux et tranquilles, il survint entre eux un différent qui troubla cette harmonie, et dont voici le sujet :

Ces deux amis avaient résolu depuis longtemps d’entreprendre ensemble un certain pélerinage, et l’un d’entre eux, voulant profiter pour cela de la belle saison, pria son ami de l’accompagner ainsi qu’ils en étaient convenus ; le dernier chercha à s’excuser, alléguant que c’était alors la saison de la fraîcheur ; que ce temps était pour eux la saison des amours et non celle des voyages, et qu’ils devaient le passer auprès de leurs femelles : Ainsi, ajouta-t-il, si tu veux voyager, attends, je te prie, le temps des chaleurs, alors je t’accompagnerai ; mais pour le présent je suis déterminé à rester dans ma demeure actuelle, et à m’y livrer au plaisir dans la société de ma compagne.

L’autre lapin persista dans son dessein, soutenant que la saison où ils se trouvaient était la seule de l’année favorable pour les voyages ; il insistait pour que son ami l’accompagnât ainsi qu’ils en étaient convenus auparavant. D’ailleurs il ne voulait pas le laisser seul auprès de sa femelle, de crainte qu’il ne l’allât voir en son absence. Il justifiait ses inquiétudes à ce sujet par cette ancienne maxime :

Sloca.

« Trois choses détruisent les amitiés les mieux cimentées ; savoir, importuner sans cesse ses amis, prêter de l’argent sur gages, et fréquenter la femme de son ami lorsqu’il est absent. »

Leur dispute finit par devenir sérieuse ; ils résolurent tous les deux d’aller trouver des arbitres pour leur soumettre la question et leur faire décider quelle saison était la plus propre aux voyages.

Comme ils parcouraient le pays pour chercher des arbitres, ils vinrent à passer par la ville Canta-Vaty-Patna. Près de l’endroit où ils s’arrêtèrent vivait un chat fameux par ses ruses et par ses vols. Un jour, ce chat étant entré à la dérobée dans la maison d’un berger, y découvrit un pot de terre rempli de lait caillé, dans lequel il mit la tête et mangea tout ce qui y était contenu. Mais comme l’orifice du pot était étroit, il ne put se dégager et le vase resta suspendu à son cou. Sur ces entrefaites, le maître de la maison entra, et le chat, épouvanté par le bruit, prit aussitôt la fuite et se retira dans un temple voisin, ayant toujours la tête dans le pot. Il se plaça dans un coin du temple, où il restait immobile et vivait dans les plus vives alarmes.

Dans cet intervalle, les deux lapins plaideurs vinrent à ce même temple, et ne furent pas peu surpris d’y trouver ce chat avec la tête dans un pot ; ils le considérèrent quelque temps avec méfiance et n’osaient s’approcher de lui. Cependant, lorsqu’ils virent qu’il restait toujours immobile à la même place, ils s’imaginèrent qu’il avait embrassé l’état de sanniassy, et qu’il avait introduit sa tête exprès dans le pot suspendu à son cou, afin d’augmenter par là la rigueur de sa pénitence.

Dans cette persuasion, les deux lapins s’approchèrent de lui et désirèrent le prendre pour arbitre de leur différent, s’imaginant ne pouvoir pas en trouver ailleurs de plus équitable que ce saint personnage. Ils lui exposèrent donc au long le sujet de leur dispute, et dans leur récit ils répétèrent quelques-unes des injures qu’ils s’étaient déjà dites mutuellement. Le prétendu pénitent, entendant leur rapport, feignit de ne vouloir pas leur permettre de finir, disant que le récit de pareils scandales l’accablait de douleur, et qu’un pénitent tel que lui, qui avait renoncé au monde et embrassé la vie austère de sanniassy, n’aimait pas à être distrait dans l’exercice de sa pénitence par le récit des aventures scandaleuses qui survenaient parmi les mondains.

Les scrupules que faisait paraître le faux sanniassy, ne servirent qu’à augmenter le désir des plaideurs de l’avoir pour juge, bien persuadés que celui qui montrait une conscience si délicate ne pouvait que porter un jugement impartial sur leur affaire. Ils redoublèrent donc leurs instances auprès de lui et lui dirent qu’ils ne le quitteraient pas qu’il n’eût terminé leur différent.

Le chat, après quelque autre subterfuge, parut se décider avec la plus grande répugnance à écouter les plaintes des deux lapins et à devenir leur arbitre : il leur dit donc de commencer par ôter le pot qu’il avait autour du cou, afin qu’il pût mieux les considérer et les entendre. Et après que les plaideurs eurent réussi à lui dégager le cou du pot qui y était suspendu, le chat les ayant considérés à son aise, n’eut d’autre désir que d’en faire sa proie. Pour exécuter ce dessein, il leur dit d’un air modeste : Comme je suis déjà avancé en âge, j’ai l’oreille dure et je ne puis pas bien entendre ce qu’on dit à quelque distance de moi, il faut donc que vous vous approchiez tous les deux, l’un d’un côté et l’autre de l’autre, et que vous me parliez à l’oreille.

Les plaideurs, ne se doutant d’aucune perfidie dans leur juge, s’approchèrent de lui sans hésiter ; mais dès qu’ils furent à sa portée, le chat les saisit tous les deux et les dévora.

Cet exemple, dit en finissant le hibou au corbeau qui l’écoutait, nous montre les dangers que l’on court en se confiant aux méchans ou aux hypocrites ; rien ne nous confirme mieux la vérité de cette maxime :

Sloca.

« On ne doit pas s’attacher à un homme d’un caractère vil, ni à un gourou qui n’examine rien par lui-même, et qui se règle par les rapports d’âutrui. »

Lorsque le hibou eut terminé son récit, le corbeau Stirandjivy, qui lui avait prêté l’oreille avec la plus grande attention, lui dit qu’il restait persuadé de la justesse des comparaisons qu’il venait de lui rapporter, et qu’il renonçait pour le présent au dessein qu’il avait formé d’entrer au service de leur chef ; mais comme il avait jugé par les discours du hibou que ce dernier sentait lui-même les inconvéniens qu’il y aurait d’élever à la dignité royale un être d’un caractère aussi vil, il l’engagea en même temps à employer tous ses efforts pour empêcher qu’un pareil événement n’eût lieu : Car, ajouta-t-il, outre les défauts que vous avez cités, votre maître en a un autre essentiel, que vous avez omis ; il ne voit goutte durant le temps du jour ; il n’est pas alors en état de distinguer même ce qui se passe autour de lui, comment pourrait-on confier les soins de la royauté à un être sujet à de pareilles infirmités ?

Après avoir donné ces avis au hibou, Stirandjivy se retira et alla rendre compte à son maître de ce qui venait de se passer entre lui et un des ministres de leur ennemi.

Cependant, les paroles de Stirandjivy firent faire au hibou de sérieuses réflexions. Il comprit les inconvéniens qui résulteraient en effet de l’élévation de son maître à la dignité royale ; et se persuada que dès ce moment celui-ci deviendrait fier et impérieux, et ne ferait plus cas de personne ; il l’alla donc trouver et lui dit que le temps et les augures étaient dans le moment entièrement contraires à la cérémonie de son élévation à la royauté ; il ajoutait qu’afin de trouver une saison où tous les bons augures fussent réunis, il fallait différer la cérémonie de quatre à cinq mois. Le prétendant à la dignité royale répondit qu’il n’y avait pas de grands inconvéniens à suivre cet avis et promit de s’y conformer.

Sur ces entrefaites, un autre des ministres du hibou vint trouver son maître et lui rapporta que son premier ministre le trahissait et était en correspondance avec Stirandjivy, ministre du chef des corbeaux, avec lequel il avait déjà eu plusieurs entretiens secrets, et qu’il cherchait les moyens de l’empêcher de parvenir à la dignité royale. À ce rapport, le chef des hiboux se livra aux transports de la plus violente colère. Il voulait immoler sur-le-champ à sa vengeance celui qui avait abusé de sa confiance pour le trahir ; mais celui qui lui avait donné cette information, apercevant les suites fâcheuses que pourrait avoir la démarche de son maître s’il se livrait alors à son ressentiment, l’engagea vivement à suspendre sa vengeance, lui disant que le moment où il allait être élu roi n’était pas celui d’augmenter le nombre de ses ennemis en faisant mourir un de ses principaux ministres, et il ajouta qu’avant d’en venir à une pareille extrémité, il fallait commencer par se défaire des corbeaux, ses ennemis déclarés.

Le chef des hiboux approuva l’avis de son ministre, et sans différer plus long-temps il voulut le mettre à exécution et tâcher d’exterminer tout d’un coup la race des corbeaux. Il commença donc par se procurer tout ce qui était nécessaire à son dessein, et, lorsque tout fut prêt, il alla une nuit investir l’arbre sur lequel les corbeaux avaient établi leur domicile. Ces derniers, se trouvant attaqués à l’improviste, ne purent faire qu’une faible résistance ; un grand nombre d’entre eux périrent. Cependant plusieurs trouvèrent leur salut dans la fuite, et parmi ceux qui échappèrent était le chef de la race, avec ses trois ministres. Lorsqu’ils se virent tous hors de danger, le chef appela ses conseillers et leur demanda quels moyens il y avait d’éviter dans la suite de si funestes attaques.

Un des ministres du corbeau répondit à cette question, que plutôt que de vivre ainsi dans de continuelles alarmes et de voir se renouveler les maux auxquels ils s’étaient déjà vus exposés ou peut-être de plus grands encore, il valait infiniment mieux, à son avis, abandonner le pays et se retirer au loin dans quelque lieu solitaire où ils pussent vivre en sûreté.

Le second ministre prit ensuite la parole, et s’éleva contre le conseil du premier : à son avis, lorsque l’on se trouvait une fois engagé avec un ennemi, quelque puissant qu’il fût, il ne fallait pas quitter le terrain sans s’être efforcé, par tous les moyens possibles, de se venger des maux qu’on en avait reçus, et voulant appuyer son sentiment d’un exemple :

Le Soleil, la Lune, et les deux Géans leurs ennemis.

L’histoire nous apprend, ajouta-t-il, que, dans l’ancien temps, lorsque les Dieux et les géans se réunirent tous ensemble pour traire la mer de lait[1] et en extraire l’amrita (l’ambroisie) qui devait leur procurer l’immortalité, deux géans, ennemis des Dieux, se mêlèrent par ruse dans cette assemblée, sans être reconnus de personne, et burent aussi de l’amrita, qui les rendit immortels. Le soleil et la lune les ayant aperçus, les découvrirent au Dieu conservateur Vichnou. Celui-ci, irrité de l’introduction frauduleuse de ces impies et de leur fourberie, essaya de les faire périr en les frappant de son terrible tchacara[2]; mais ce fut en vain, l’amrita qu’ils avaient bue les rendit invulnérables. Cependant, Vichnou, voulant les punir de quelque manière, les changea en planètes, et ces deux géans furent dès-lors transformés, l’un en la planète Rahou et l’autre en la planète Kettou[3]. Depuis ce temps, ces deux derniers ont conservé une haine implacable contre le soleil et la lune, les auteurs de leur disgrace ; et quoique beaucoup plus faibles que ces astres, ils ne laissent pas de les tourmenter et de leur faire ressentir assez fréquemment les effets de leur haine en obscurcissant leur éclat par les éclipses qu’ils occasionnent.

Nous voyons par cet exemple, dit le ministre du corbeau en finissant, que lorsque l’on se trouve engagé avec un ennemi, quelle que soit sa puissance, il fout lui tenir tête jusqu’à la dernière extrémité, et par tous les moyens qu’on a en son pouvoir s’efforcer de se venger des maux et des affronts qu’on a reçus de lui.

Lorsque ce second ministre eut fini de parler, le ministre Stirandjivy prenant la parole à son tour, exposa ainsi son avis : Il me paraît, dit-il, que celui qui a parlé le premier et qui nous a conseillé de préférer une prompte fuite au danger de vivre exposés à de continuelles alarmes dans le voisinage des hiboux nos ennemis, nous a proposé la pire des extrémités auxquelles nous puissions nous voir réduits. Avant donc d’en venir là, il faut tâcher d’inventer quelque moyen de perdre tout d’un coup la race entière de nos adversaires ; et si nous ne pouvons venir à bout de ce dessein par la force ouverte, il faut faire en sorte de l’exécuter par la ruse.

Voici donc l’avis que je propose : Il faut d’abord que vous vous éloigniez tous à quelque distance, et que vous me laissiez seul dans cet endroit. Lorsque le chef des hiboux, avec les siens, reviendra pour renouveler ses attaques contre nous, je feindrai d’avoir été maltraité et chassé par vous tous, pour avoir voulu vous rendre service en vous engageant à vivre en paix avec nos ennemis et à vous soumettre aux conditions qu’ils voudraient vous prescrire. J’engagerai ensuite le chef de leur race à prendre pitié de mon état d’abandon pour avoir osé parler d’une manière favorable à ses intérêts, et je le supplierai de me recevoir à son service ; une fois admis auprès de lui je surveillerai sa conduite et toutes ses démarches ; je chercherai l’occasion de le perdre avec toute sa race, et je vous avertirai lorsqu’il sera temps d’exécuter ce dessein.

Le chef des corbeaux et ses ministres approuvèrent le projet de Stirandjivy, et comme il le leur avait conseillé, ils se retirèrent tous et le laissèrent seul.

Cette nuit même, les hiboux revinrent pour renouveler leurs attaques, et surpris de ne trouver que Stirandjivy, qui poussait de profonds soupirs et paraissait plongé dans une douleur amère, le chef des hiboux le fit venir auprès de lui, et lui demanda quel était le sujet de son affliction.

Hélas ! répondit le corbeau en versant des larmes, j’ai été si maltraité par mes compagnons, que j’ai manqué de perdre la vie. Si vous voulez savoir le sujet de ces mauvais traitemens, je vous le rapporterai avec franchise : Voyant l’inimitié qui subsistait entre votre race et la nôtre, et les dangers dont vous ne cessiez de nous menacer, j’ai osé conseiller à notre chef de faire la paix avec vous en se soumettant sans réserve à votre domination puissante, et en vivant aux conditions qu’il vous plairait de lui prescrire.

Alors il s’est mis dans une violente colère, s’est jeté sur moi avec tous les siens, et ils m’ont donné tant de coups de bec que j’en ai le corps tout meurtri. Après m’avoir ainsi maltraité, ils m’ont chassé du milieu d’eux et se sont tous retirés ailleurs, je ne sais où, me laissant dans la situation déplorable où vous me voyez réduit. Maintenant que je suis sans ressource, bien résolu de ne plus approcher jamais d’un maître aussi cruel que celui que j’ai servi jusqu’à présent, j’implore votre compassion ; daignez, seigneur hibou ! je vous en supplie instamment, daignez avoir pitié de moi ; si vous consentez à me prendre sous votre puissante protection, si vous ne refusez pas de m’admettre au nombre des plus humbles de vos serviteurs, je m’engage solennellement à faire de mon côté tout ce qui dépendra de moi pour que vous n’ayez pas à vous repentir d’un semblable bienfait.

Le chef des hiboux, ne soupçonnant aucun artifice dans les paroles de Stirandjivy, se sentit touché de compassion pour lui, et parut d’abord disposé à lui accorder la faveur qu’il sollicitait avec tant d’humilité, espérant qu’il pourrait lui être de quelque utilité dans ses guerres contre les corbeaux. Cependant avant d’en venir là, il voulut consulter ses ministres.

Le hibou appelé Dakchakcha, consulté le premier, parut être du même avis que son maître.

Le ministre Droudrakcha interrogé ensuite sur ce qu’il jugeait à propos de faire, répondit qu’on ne pouvait se conduire avec trop de prudence ni prendre trop de précaution avec cet étranger, jusque-là du nombre de leurs ennemis déclarés, et qu’ils ne devaient pas le recevoir avant d’avoir été mieux assurés de ses dispositions qu’ils ne l’étaient. Qui peut, ajouta-t-il, nous garantir la sincérité de ses paroles et de ses protestations ? Combien d’exemples n’a-t-on pas de traîtres, qui, s’étant d’abord présentés sous le masque de l’amitié ou sous le prétexte d’offrir leurs services, ont ensuite trahi ceux qui, séduits par leur hypocrisie, s’étaient fiés à leurs paroles ? Un exemple confirmera la vérité de ce que j’avance :

La Vache grasse et la Vache maigre.

Dans la ville de Bramma-Poury, vivait un brahme du nom de Pounniahsila, qui y exerçait un emploi important ; il était craint et respecté de tout le monde. Ce brahme gardait chez lui une vache vigoureuse qui s’était engraissée en allant paître tous les jours dans les champs voisins, parmi les plantes des habitans. Elle leur causait beaucoup de dommages, mais comme tout le monde savait qu’elle appartenait à un homme en place, personne n’osait se plaindre.

Un jour qu’elle retournait à la maison de son maître, elle fut rencontrée par une autre vache exténuée de maigreur. Celle-ci, voyant la force et l’embonpoint de la première, parut envier sa condition, et lui demanda d’où pouvait provenir l’état d’aisance dont elle paraissait jouir, tandis qu’elle-même se voyait sans ressource et réduite à la plus affreuse misère.

La vache grasse lui fit part du moyen qu’elle employait pour se maintenir dans l’état de santé et de force dont elle jouissait : ce moyen consistait à parcourir sans gardien les champs voisins, et à y paître son soûl parmi les meilleures plantes : Si tu veux t’associer à moi, ajouta-t-elle, je te conduirai dans les meilleurs pâturages du voisinage, et dans peu de temps tu pourras devenir aussi grasse que moi.

La vache maigre accepta avec joie la proposition de la vache grasse, et un jour qu’elles paissaient ensemble au milieu des plantes dans le champ d’un laboureur, le propriétaire les ayant aperçues, courut sur elles pour les chasser : dès qu’elles le virent venir, elles prirent la fuite, et la vache grasse, qui était vigoureuse et alerte, eut bientôt disparu ; tandis que la vache maigre, pouvant à peine se soutenir, tomba bientôt au pouvoir de celui qui la poursuivait. Lorsque ce dernier l’eut atteinte, il l’assomma presque de coups et la conduisit ensuite auprès du maître, à qui il fit de vifs reproches, lui recommandant en même temps de prendre les précautions nécessaires pour empêcher sa vache d’aller dans la suite faire du dégât dans les champs voisins, Le propriétaire, afin de n’être plus exposé à entendre de pareilles plaintes, attacha au cou de sa vache un gros morceau de bois, qui lui descendait entre les jambes et gênait tous ses mouvemens.

Apprenons de cet exemple, ajouta Droudrakcha en finissant son récit, avec quelles précautions on doit s’associer aux méchans ou aux personnes dont on ne connaît pas bien les dispositions.

Après ce récit, le ministre Kroudakcha prenant la parole à son tour, débuta par ces mots : Un ancien proverbe porte que l’amitié des méchans et la haine des gens de bien sont également dangereuses. N’oublions donc pas cette vérité ; et avant de donner asile parmi nous à Stirandjivy, attachons-nous à bien connaître ses dispositions, afin de n’être pas exposés à placer notre confiance dans un inconnu qui peut ensuite nous trahir. D’ailleurs, ajouta-t-il, Stirandjivy est d’une race naturellement vile, lâche et dépourvue de toute éducation, et l’exemple suivant nous fera voir les dangers qu’on court en général en se confiant à des êtres vils et sans discernement.

Le Roi, son Singe et le Voleur.

Dans la ville de Caminy-Poura, vivait le roi Avivéky-Raya : ce prince n’osant se fier à qui que ce fût pour la garde de sa personne, avait élevé un singe auquel il confiait ce soin, et qu’il chargeait de veiller jour et nuit auprès de lui, se croyant en sûreté avec un tel garde à ses côtés.

Dans cette même ville, vivait un brahme qui exerçait un emploi important à la cour du roi. Ce brahme avait conçu une vive passion pour une prostituée, et un jour qu’il se trouvait seul avec elle, celle-ci exigea de son amant qu’il enlevât de quelque manière que ce fût le collier d’or que portait le roi, et qu’il le lui apportât ; ajoutant que s’il ne satisfaisait pas ses désirs à cet égard, il ne devait pas remettre les pieds dans sa maison.

Le brahme, voulant à tout prix satisfaire sa maîtresse, chercha une occasion favorable pour dérober le collier du roi à son insçu. Sachant qu’il était constamment gardé par un singe, et que cette espèce d’animaux redoute extrêmement les serpens, il se procura un de ces reptiles qu’il renferma dans un vase, et choisissant le temps où le roi dormait, il entra dans son appartement sans être aperçu de personne. Le roi étendu sur son lit et plongé dans un profond sommeil avait près de lui le singe son garde, armé d’un cadga (espèce de gros sabre). Le voleur, en entrant, lâcha le serpent qui était enfermé dans le vase, et le singe ne l’eut pas plus tôt vu ramper dans l’appartement, que, saisi de frayeur, il laissa tomber l’arme qu’il tenait, et oubliant le soin de son maître, tourna toute son attention sur le serpent. Le brahme profita de l’état de frayeur et de distraction du singe pour s’approcher du lit du roi, et lui enlever son collier d’or, qu’il porta à sa maîtresse.

L’exemple de ce singe nous apprend, ajouta le hibou Kroudakcha en finissant son récit, à quels dangers on s’expose en confiant ses intérêts à des êtres vils, lâches et sans jugement ; et l’exemple suivant, continua-t-il, nous fera voir les pièges que nos ennemis, sous l’apparence du zèle et de la bienveillance, savent souvent nous tendre pour nous perdre.

Le Jardinier et les Singes.

Sur les bords du fleuve Nirbouhda, est située la ville de Soumaty-Patna : dans cette ville vivait un brahme nommé Imadata, qui, n’ayant pas d’autre voie pour subsister, essaya de cultiver un jardin sur le bord de ce fleuve. Il y sema une grande quantité de melons d’eau, de citrouilles, de concombres et autres plantes semblables, qui réussirent parfaitement et produisirent du fruit en abondance. Dans le temps qu’il s’attendait à recueillir le fruit de ses travaux, une nombreuse troupe de singes vint faire irruption dans son jardin et ravagea tout ce qui s’y trouvait.

Le brahme jardinier était extrêmement affligé de voir toutes ses peines perdues par les dégâts que lui causaient les singes. Il s’y prit de diverses manières pour les chasser ; mais il ne put jamais venir à bout de s’en défaire ; ces singes adroits savaient éviter tous les pièges qu’il leur tendait pour les prendre. À la fin, voici la ruse qu’il inventa : il prit d’une main une poignée de riz cuit, et de l’autre un gros bâton. Il se rendit à son jardin et alla se coucher à la renverse tout de son long, au milieu de ses plantes, étendant d’un côté la main pleine de riz et tenant le bâton de l’autre, prêt à assommer le premier singe qui s’approcherait pour manger le riz ; il restait immobile dans cette posture, contrefaisant le mort. Lorsque les singes se rendirent au jardin pour y commettre leurs dégâts ordinaires, ils aperçurent ce brahme étendu, immobile et qui paraissait mort, et s’approchèrent de lui ; mais lorsqu’ils virent ce prétendu mort une main pleine de riz, et l’autre armée d’un gros bâton : Qu’est-ce donc ? se dirent-ils, un mort est-il armé de la sorte ? défions-nous. Ceci n’est qu’une ruse pour nous attraper. Et dès ce jour ils devinrent encore plus attentifs et plus circonspects qu’ils ne l’avaient été jusqu’alors.

Ces singes, ajouta le hibou, échappèrent par leur sagacité et leur prudence aux dangers dont ils étaient menacés. Imitons-les, agissons avec la plus grande circonspection, et avant d’admettre parmi nous le corbeau Stirandjivy, tâchons de nous assurer de ses intentions.

À toutes ces observations, le hibou Dakchakcha répondit : La première vertu est de rendre service aux autres. L’histoire nous apprend que le grand Vichnou, après avoir bien examiné le mérite de cette vertu et avoir reconnu qu’aucune autre ne lui était préférable, passa par dix avataras (incarnations) pour la pratiquer et sauver les âmes justes qui vivaient sur la terre.

Ensuite, pour prouver que nous ne devions pas abandonner ceux qui ont mis leur confiance en nous et qui se sont mis sous notre protection, il cita l’exemple suivant :

Le Roi, le Dieu Devindra et la Colombe.

Dans la ville Darma-Vaty-Patna, vivait le roi Tchita-Tchacra-Varty, avec son ministre Darma-Pahla. Les grandes vertus de ce prince l’avaient rendu cher à tous ses sujets, et avaient répandu par-tout le bruit de sa renommée.

Un jour, le Dieu Devindra voulant faire un voyage à la ville d’Amara-Vaty-Patna, Nara-Mouny-Souara, qui y résidait[4], instruit de son dessein, lui prépara un trône pour le recevoir dignement, vint au devant de lui et lui fit le meilleur accueil qu’il lui fut possible. Après les premières civilités, il demanda au Dieu quel était le sujet d’une visite si inattendue. Devindra lui répondit qu’il était venu pour apprendre de lui des nouvelles de ce qui se passait sur la terre, et lui demanda en même temps quels étaient parmi les rois qui y régnaient ceux qui s’étaient rendus les plus célèbres. Nara-Mouny-Souara répondit que parmi les princes existans, celui qui se faisait le plus remarquer par ses vertus, était Tchita-Tchacra-Varty. C’est sans doute, repartit Devindra avec un air de mépris et un sourire moqueur, un de ces mortels vertueux au dehors, avec une volonté perverse au dedans. Cependant, ajouta-t-il, puisque la renommée exalte tant son mérite, il faut que je le voie et que j’éprouve par moi-même ce qui en est.

Le Dieu voulut donc se rendre auprès de ce prince, et sous prétexte de faire le voyage plus vite, il prit pour monture une colombe, qui, par son vol rapide, devait le conduire bientôt au domicile du roi.

Pendant que Devindra était transporté dans les airs sur les ailes de cette colombe, ce dieu changea soudainement de forme et prit celle d’un faucon. La colombe, le voyant ainsi métamorphosé, fut saisie de frayeur, se sauva à tire d’aile, et alla se réfugier sous la protection du roi Tchita-Tchacra-Varty. Le faucon ou Devindra, sous cette forme, la poursuivit, et arriva presque aussitôt qu’elle au palais du roi. Aussitôt qu’il s’y fût rendu, ayant su que le prince avait pris la colombe sous sa protection et lui avait donné asile, il exigea qu’elle lui fût livrée pour en faire sa proie, prétendant qu’il était à sa poursuite et qu’elle lui appartenait de droit.

Le roi refusa d’accéder à une demande qui lui paraissait injuste ; il disait, pour justifier son refus, que la colombe ayant cherché un asile chez lui, et s’étant mise sous sa protection, il se croirait déshonoré s’il la livrait à son ennemi. Le faucon insista ; mais le roi demeura ferme dans son refus, soutenant que, dans aucun cas, les personnes vertueuses ne pouvaient se résoudre à livrer à des ennemis ceux qui se réfugiaient sous leur protection.

Le faucon, voyant que le roi demeurait ferme dans sa résolution, changea l’objet de sa demande, et dit au prince que puisqu’il sentait tant de répugnance à livrer l’oiseau auquel il avait fourni un asile, il serait satisfait s’il consentait à lui donner en place, pour assouvir la faim qui le pressait, un morceau de sa propre chair du poids de la colombe.

Le roi, plutôt que de trahir les devoirs de l’hospitalité en livrant l’animal qui s’était mis sous sa protection, consentit à la dernière demande du faucon, et plaçant la colombe dans un des côtés d’une balance, il prit un couteau et se coupa un morceau de chair qu’il mit dans l’autre côté. Voyant que celui-là ne suffisait pas, il se coupa un second, puis un troisième et un quatrième morceau de chair ; mais s’apercevant que la balance penchait toujours du côté opposé dans lequel était la colombe, il se mit lui-même dans la balance, et dit au faucon qu’il n’avait qu’à le dévorer tout entier et laisser aller la colombe libre.

Devindra, saisi d’admiration à la vue d’un dévouement si héroïque, quitta aussitôt la forme de faucon, qu’il avait prise exprès pour avoir une occasion d’éprouver lui-même si ce que la renommée rapportait du roi était vrai, et reprenant sa vraie forme de Dieu, il se fit connaître pour ce qu’il était réellement, combla le prince d’éloges, et disparut après lui avoir accordé des faveurs particulières.

Lorsque le hibou Dakchakcha eut fini son récit, il ajouta : Cet exemple nous apprend qu’on ne doit jamais trahir les devoirs de l’hospitalité, et qu’on doit prêter un asile à ceux qui, se réfugiant auprès de nous, mettent en nous leur confiance, et implorent notre protection. Mon avis est donc que sans hésiter davantage nous admettions Stirandjivy parmi nous.

Après ces divers exemples qui lui faisaient connaître le pour et le contre de la démarche qu’il allait faire, le chef des hiboux se détermina enfin à donner asile à Stirandjivy, dans la persuasion qu’il n’avait rien à craindre de sa part.

Dès que le corbeau fut admis dans la société des hiboux, il tourna d’abord toute son attention à gagner la confiance du chef et de ses ministres par son apparente docilité et son entière soumission à tout ce qu’on exigeait de lui. Il réussit si bien par une adroite flatterie et une fausse humilité à s’insinuer dans leur esprit, que les hiboux ne le regardaient plus que comme un frère et non comme un étranger : il avait accès par-tout ; il allait et venait quand il voulait, et on n’entretenait plus le moindre soupçon sur son compte.

Dans cet état de faveur, Stirandjivy s’appliqua à bien connaître l’état, la vie, le naturel, les usages, les forces et les ruses des hiboux. Il examina avec soin le lieu de leur domicile, fixé dans les crevasses d’une caverne, et les différentes issues, afin de connaître la manière de les y attaquer avec succès. Il découvrit que la caverne dans les crevasses de laquelle ils vivaient tous, n’avait qu’une seule ouverture par laquelle ils pouvaient entrer et sortir ; il s’aperçut aussi bientôt que tous les hiboux étaient privés de l’usage de la vue durant le temps du jour, et qu’ils ne voyaient clair que durant la nuit.

Après qu’il eut tout vu, tout examiné dans le plus petit détail, et qu’il eut bien formé son plan pour exterminer d’un seul coup la race entière des ennemis de son espèce, il alla trouver son chef, lui communiqua tout ce qu’il avait vu et appris pendant son séjour au milieu des hiboux, et le plan qu’il avait conçu pour les faire périr tous à-la-fois sans qu’il en échappât un seul ; ce qui pourrait se pratiquer aisément, dit-il, en bouchant l’entrée de la caverne avec des matières combustibles, y mettant le feu, et les suffoquant tous par la fumée.

Le chef des corbeaux, après avoir prêté une oreille attentive au récit de son ministre Stirandjivy, ne pouvait se décider à embrasser le parti dangereux qui lui était proposé : Comment oserai-je, dit-il, être l’agresseur d’un ennemi bien plus puissant que moi ? Comment pourrai-je me déterminer à l’aller attaquer dans ses retranchemens ? Tu sens que nous sommes les plus faibles de beaucoup, et toutes les fois que nous avons eu à soutenir des combats avec les hiboux, nous avons toujours éprouvé la honte de la défaite, et nous avons été obligés de chercher notre salut dans une prompte fuite. Tu me proposes maintenant d’aller à la tête des miens attaquer ces fiers ennemis dans leur propre demeure : comment me résoudre à une démarche si périlleuse ? Si je ne réussis pas dans cette entreprise, c’en est fait de moi et de toute ma race ; nos ennemis n’oublieront jamais cette offense, et elle ne servira qu’à envenimer de plus en plus la haine qu’ils portent à notre espèce. Dès ce moment, ils tomberont sur nous, nous poursuivront partout avec le plus cruel acharnement, et ne cesseront leurs poursuites qu’après nous avoir entièrement exterminés.

Calmez vos vaines alarmes, répliqua Stirandjivy, je suis sûr de mon fait ; j’ai tout vu, tout entendu, tout examiné, tout prévu ; et je n’aurais jamais eu l’imprudence de vous proposer un parti aussi hasardeux, si je n’étais assuré du succès de l’entreprise. Rappelez-vous combien il m’en a coûté pour m’introduire parmi les hiboux, afin de pouvoir étudier leurs manières, leurs usages, leur conduite, leurs ressources. Le plan que je vous propose est le fruit des plus mûres réflexions ; j’ai examiné le pour et le contre, et je ne me suis décidé qu’après avoir aperçu les espérances les mieux fondées pour le succès de mon entreprise. Ainsi, sans hésiter davantage et sans perdre le temps en vains discours, rassemblez aussitôt votre race et suivez-moi tous à la caverne, dont les crevasses servent de demeure à nos ennemis.

Le chef des corbeaux, rassuré par le ton de confiance avec lequel parlait Stirandjivy, convoqua au même instant une assemblée générale de tous ses sujets, auxquels il communiqua le plan d’attaque formé par son fidèle ministre, et leur dit qu’il les avait tous rassemblés pour l’aider à exterminer d’un seul coup leurs ennemis les hiboux. En disant ces mots, il ordonna à chacun d’eux de prendre avec son bec, les uns de la paille, les autres des ronces, les autres des morceaux de bois sec, et ainsi pourvus, il leur commanda de l’accompagner à l’endroit où Stirandjivy les mènerait.

Tous ces milliers de corbeaux obéirent aux ordres de leur maître, et se rendirent sans bruit à l’entrée de la caverne, où Stirandjivy les conduisit. Ils y arrivèrent à l’heure de midi, dans le temps où la chaleur du soleil est la plus vive, et ils en bouchèrent bien toutes les avenues avec la paille, les épines et les morceaux de bois sec qu’ils avaient apportés. S’étant ensuite procuré dans le voisinage un tison enflammé, ils mirent le feu à ce monceau de matières combustibles, qui fut tout en flamme dans un instant.

Une partie des hiboux qui étaient logés dans la caverne essaya de fuir ; mais en le faisant ils furent consumés dans les flammes, et ceux qui se tinrent cachés dans les crevasses de la caverne furent tous suffoqués par la fumée, en sorte qu’il n’en échappa pas un seul.

Après que les corbeaux se furent ainsi défaits par la ruse de leurs cruels ennemis, ils vécurent dans une paix profonde et heureux dans la société les uns des autres.

Vichnou-Sarma, en terminant son récit, dit à ses pupilles, qui continuaient de lui prêter une oreille attentive : Vous voyez, princes, par ces exemples, de quelle circonspection il faut user dans le choix de ses amis et de ses confidens, et les précautions qu’il faut prendre avec les individus dont on ne connaît pas parfaitement les dispositions. Les exemples que je viens de vous citer doivent servir à conserver dans votre esprit là vérité de cette ancienne maxime :

Sloca.

« Celui qui révèle ses pensées à un autre avant d’avoir connu les siennes court à sa ruine. Une personne prudente sait échapper à tous les dangers. »

FIN DU TROISIÈME TANTRA.
  1. Les Indiens reconnaissent sept mers, parmi lesquelles est Kchira-Samoudra (ou mer de lait). Le sujet auquel il est fait allusion dans cet apologue, se trouve rapporté au long dans le Bagavata, un de leurs livres les plus sacrés.
  2. C’est le nom d’une des cinq armes de Vichnou.
  3. Les Indiens, aux sept planètes qu’ils reconnaissent comme nous, en ajoutent deux autres, appelées Rahou et Kettou. Ce sont les deux étoiles fixes formant la tête et la queue de la constellation du Dragon, dont ils ont fait deux planètes.
  4. Nara-Mouny-Souara est une divinité subalterne et une espèce de surveillant que les principaux dieux entretiennent sur la terre pour les informer de ce qui s’y passe.