Le Paravent de soie et d’or/Le Ramier Blanc
LE RAMIER BLANC
PÉ-MIN-TCHON, jeune lettré.
SIAO-MAN, jeune orpheline.
FAN-SOU, sa suivante.
La scène se passe en Chine, dans la capitale de la province de Chen-Si.
Scène PREMIÈRE
Hélas ! c’est mal ce que je fais là ! Sortir ainsi, la nuit, au lieu de dormir paisiblement, la joue sur l’oreiller de soie. Pourtant, la nuit est arrivée à mi-chemin dans le ciel, et tous les rêves commencés sont à la moitié de leur cours. Mais la nuit est longue et fiévreuse pour celle qu’une pensée tyrannique tient éveillée.
Je tremble comme un voleur ! Serais-je coupable vraiment d’être venue respirer la douceur de cette nuit de printemps ?… Non, mais… suis-je bienvenue pour cela seulement ?… Pourquoi donc, au lieu de réveiller ma suivante Fan-Sou pour la prier de m’accompagner dans cette promenade, me suis-je glissée silencieusement le long des rampes, en retenant les perles sonores qui bruissent à ma ceinture ! Pourquoi, depuis plusieurs nuits, le sommeil s’éloigne-t-il de moi ? Et pourquoi, pendant ces longues veilles, ai-je secrètement brodé sur un sachet odorant des sarcelles de soie qui voguent côte à côte sur un lac en fil d’argent ?… Je n’ose m’avouer à moi-même que j’ai brodé ce sachet pour un jeune voyageur qui loge depuis quelque temps dans la pagode voisine et auquel, malgré moi, je pense sans cesse comme à un fiancé. Hélas ! il va sans doute repartir bientôt, pour toujours, et il n’est aucun moyen de le retenir. Qui sait ? S’il trouvait sur le seuil de sa porte ce sachet de soie violette, s’il voyait les oiseaux symboliques, s’il lisait les quatre vers que j’ai brodés sur l’étoffe, il penserait que quelqu’un s’intéresse à lui dans ce pays et, peut-être, il retarderait son départ de quelques jours.
Sa lampe jette une lueur pâle à travers le papier transparent des fenêtres. Il veille : l’amour de l’étude emplit son esprit et il dédaigne de dormir.
Scène II
Maîtresse ! maîtresse ! où es-tu ? Maîtresse ! réponds-moi !
Ciel ! Fan-Sou.
A-Mi-To-Fo ! la voilà ! Je n’en puis croire mes yeux ! le feu est-il à la maison ? es-tu prise de folie ? es-tu malade ? (Elle fait le tour de Siao-Man.) Mais non, elle semble se porter à merveille. (Elle lui tâte le pouls.) La main est fraîche, le pouls régulier, la tête ne brûle pas. (Elle dépose la lanterne à terre et croise les bras.) Ah ! c’est donc ainsi qu’on se cache de moi ? C’est ainsi qu’on se glisse hors de sa chambre en faisant si peu crier le plancher, que l’oreille exercée de Fan-Sou croit n’avoir entendu que le vent qui souffle sur les fleurs ! Voilà comment une jeune fille, respectueuse des convenances, sort sournoisement de sa maison.
Écoute-moi, Fan-Sou…
Oui, oui, si ta vénérable tante, qui depuis trois ans est partie pour recueillir l’héritage de son époux, revenait subitement et te disait : « Petite scélérate, que fais-tu à une pareille heure sur la place publique ? » Tu lui répondrais : « Écoute-moi, ma tante… »
Mais, Fan-Sou, vois donc la fête que donne le printemps, vois la douce lumière que la lune répand sur l’or neuf des longues feuilles de saules, regarde les mille diamants qui scintillent sur le lac ! Comment dormir par une semblable nuit ? Ne respires-tu pas le tiède vent d’est qui effeuille les fleurs de pêchers et se parfume en frôlant nos vêtements de soie ? Vois donc cette goutte de rosée, suspendue à la pointe d’une herbe : elle a volé un rayon à la lune et se croit une petite étoile. Écoute la voix tendre et sonore du rossignol.
Le rossignol ?
J’ai vu les plus beaux pays, |
Ma chère maîtresse, si tu tiens absolument à jouir de cette nuit de printemps, éloignons-nous un peu d’ici ; il n’est pas convenable que des femmes se promènent ainsi sous la fenêtre d’un jeune homme.
Que dis-tu, Fan-Sou ? N’est-ce pas un pieux Lao-tseu qui chante un hymne saint à Fo ?
Ha ! ha ! Tu prends cette chanson pour un hymne à Fo ? Mais tu ignores donc qu’un jeune lettré se rendant à Pékin pour les grands concours, habite depuis quelque temps dans ce pavillon ?
Qu’importe ! Laisse-moi écouter encore : rien n’est charmant comme le son d’une flûte dans la nuit.
Est-ce la flûte seulement qui te plaît ?
J’ai ri, j’ai bu sous la lune, |
Maîtresse, maîtresse ! partons d’ici. Bien que nous ne pensions pas à lui, ce jeune homme, s’il nous voyait, pourrait croire que nous l’avons remarqué.
Comment pourrait-il avoir une pareille pensée ? Mais, puisque tu le veux, retirons-nous.
Je passe la première, cache-toi dans l’ombre que je projette en marchant.
Ah ! Poussahs ! Faites qu’il le ramasse et que ce soit un talisman qui le retienne ici.
Scène III
Il m’a semblé entendre un chuchotement de jeunes voix… Je me suis avancé avec précaution, et, cependant, j’ai fait fuir les farouches promeneuses qui, sans doute, venaient jouir secrètement de la splendeur de cette nuit. Je me suis trompé peut-être, et c’est dans ma rêverie que de jeunes voix gazouillaient (Il aperçoit le sachet.) En ce moment, c’est encore une illusion qui trompe mes yeux, car je crois voir une large fleur éclose sur cette marche de marbre.
Pourquoi descendre ? À quoi bon me convaincre que c’est seulement l’ombre d’un oranger voisin ? Cependant, elle me semble briller toute pleine de rosée. C’est la lune, sans doute, qui se mire dans les paillettes de marbre.
Ah ! (Il respire.) C’est bien une fleur par le parfum.
Je suis inconnu dans cette ville, nul visiteur ne monte l’escalier de ma chambre, comment ce précieux sachet a-t-il été perdu sur cette marche ?… Ne voudrais-je pas croire que quelqu’un l’a jeté là ?… (Il l’examine.) Un paysage est brodé sur l’étoffe. Voyons : je n’ai pas rêvé que les sarcelles sont l’emblème de l’amour conjugal ? et voici bien deux sarcelles qui voguent côte à côte. Ah ! quatre vers tracés en fil d’or sur la soie. Je puis les lire à la clarté de la lune.
De son nid, une tourterelle |
Cette fois, le doute n’est plus permis ; c’est bien à moi que sont adressés ces vers et c’est une femme qui les a composés. Tâchons de les bien comprendre et d’en découvrir le sens caché. Elle se compare à une tourterelle qui voit passer un ramier blanc. Cela veut dire qu’elle n’ignore pas mon nom qui signifie le ramier blanc et qu’elle désire être ma compagne. Elle fait aussi allusion à ma situation dans cette ville où je ne fais que passer. C’est bien cela ; elle voudrait m’empêcher de continuer mon chemin, et pour me retenir elle me donne ce sachet taillé dans un ruban violet.
Ce parfum me semble contenir tout l’arôme du printemps en fleur ! Qu’il faut peu de chose pour troubler le cœur de l’homme ! Me voici tout ému pour un bout de soie odorant.
Scène IV
Fan-Sou m’a perdue de vue, et je suis revenue malgré moi de ce côté. S’il en était temps encore, je voudrais reprendre ce gage, jeté si imprudemment sur le seuil d’un inconnu.
Ah !
C’est elle, peut-être. Comment le savoir ? Je tremble de l’offenser.
La peur et la honte rendent mes pieds lourds comme du plomb ; je n’ai pas la force de m’enfuir.
Noble jeune fille ! c’est en tremblant que je t’adresse la parole. Mais je me trouve dans une situation difficile : Bien que je sois innocent, je pourrais être accusé Comme voleur (Siao-Man se recule avec effroi). J’ai trouvé un objet précieux et je cherche, pour le lui rendre, celui à qui il appartient. N’as-tu rien perdu sur cette place (Siao-Man fait signe que non.) En es-tu bien sûre ? Aucun collier n’a glissé de ton cou ? Nulle perle ne s’est détachée des épingles qui ornent tes cheveux ? (Siao-Man fait signe que non.)
Mais ton cœur n’a-t-il pas perdu quelque chose de sa tranquillité ? As-tu toujours la gaîté des jeunes tourterelles qui n’ont pas encore construit leur nid ? (Siao-Man se recule vivement.) Ne me fuis pas, jeune fille, je t’en conjure ; écoute encore un instant. Je puis me comparer à un ramier dont les ailes sont entravées par un réseau de soie. Est-ce toi, dis, qui as tendu le doux piège où s’est prise ma liberté ?
Je dois me taire alors ; j’ai trop parlé déjà ! J’ai peut-être dévoilé le secret de celle qui pense à moi. Je ne sais pourquoi, j’aurais voulu que tu fusses celle-là !
Scène V
Ah ! (Regardant Siao-Man qui s’embarrasse.) Ah ! (Elle fait un salut.) Très bien ! (Tout à coup elle se met à crier.) Au secours ! au secours ! Qu’on amène un médecin : ma maîtresse est devenue folle ! La voilà qui parle avec un homme ! sur la place publique ! la nuit !
Tu te trompes ; je n’ai pas parlé à ce jeune homme, c’est lui qui m’a adressé la parole.
Vraiment ! Voici une nuance fort subtile. Il ne te manquerait plus que de lui avoir parlé la première. Et peut-on savoir ce que te disait ce bel étudiant, que tu prenais pour un oiseau ?
Crois-tu que c’était le voyageur qui habite ce pavillon ?
Tu le sais probablement mieux que moi.
Il m’a demandé si je n’avais pas perdu quelque chose.
Ah ! Et tu lui as répondu que non ?
Je lui ai fait signe que non.
Eh bien, tu t’es trompée : tu as perdu quelque chose.
Non, je t’assure.
Oui ! tu as perdu plus qu’un trésor, plus que tous les trésors du monde : tu as perdu la pudeur qui est pour les jeunes filles comme le socle d’or du dieu Fo. Comment ! Toi, si soucieuse des rites, que tu refuses de toucher aux mets qui ne sont pas servis selon l’ancien usage, et qui ne consentirais pour rien au monde à t’asseoir sur une natte mal étendue, tu oublies le respect de toi même au point de courir les rues au milieu de la nuit et de prêter l’oreille à la voix d’un jeune homme ! J’en suis pétrifiée de stupeur ! Tu ne te souviens donc plus que celle qui offense les rites prescrits, qui se laisse voir ou entendre de son fiancé avant le soir des noces, ou fait aucune démarche contraire aux convenances, ne peut plus être prise que pour épouse de second rang ? Tu as l’air maintenant d’un oiseau souillé de boue, d’une fleur écrasée par le pied lourd d’un passant, et tu as perdu ton prix comme une étoffe tachée d’huile.
Tu pleures ? (Elle s’approche d’elle.) Tu ne vois donc pas que je plaisante ? Je voulais te faire peur, pour te punir de t’être ainsi cachée de moi. Pourquoi ne m’as-tu pas dit que tu aimais ce jeune homme ? Si tu l’aimes, il faut l’épouser, voilà tout. S’il n’a pas vu ton visage, puisqu’il ne sait pas qui tu es, rien n’est perdu encore.
L’épouser ! Mais, ma chère Fan-Sou, comment pourrais-je me marier ? Tu sais bien que je n’ai pas d’autre parent que ma tante, qui, depuis trois ans n’a pas donné de ses nouvelles et qui, peut-être, est morte. Qui donc pourrait faire, selon les rites, des propositions de mariage, à ce jeune homme ? Qui pourra l’empêcher de quitter ce pays pour toujours ?
En effet, je ne vois pas trop ce qui pourrait le retenir. La suivante Fan-Sou ne peut guère se présenter chez ce noble voyageur pour lui faire des propositions de mariage. Ah ! l’absence de ta tante nous met dans un cruel embarras.
Tu vois bien, je dois renoncer à tout. Il ne me reste plus qu’à me retirer pour toujours dans une pagode.
A-Mi-To-Fo ! attends un peu ; ne te résigne pas si promptement, à moins que tu ne veuilles te retirer dans la pagode voisine.
Ne te moques pas, méchante ! Je suis bien malheureuse ? … Ah ! si j’avais seulement un frère ! (Elle demeure rêveuse.)
Peut-être y a-t-il un moyen de tout arranger.
Ah ! Fan-Sou ! chère compagne, trouve-le, ce moyen.
Qui sait ? Je l’ai peut-être trouvé déjà !
Vrai ? oh ! dis-le, dis, vite.
Non : mon stratagème doit rester secret jusqu’à la fin.
Mauvaise ! (Regardant vers la pagode.) Tu espères au moins que je l’épouserai.
Tu l’épouseras, ou je perdrai mon surnom de Fine-Mouche.
Ma jolie Fan-Sou !…
Allons ! allons ! du calme ; ce jeune homme t’a donc à ce point tourné la tête ?
Ah ! oui !… Écoute, Fan-Sou, moi aussi j’ai une idée.
Ne la dis pas : mets-la en œuvre de ton côté ; si je la connaissais, elle pourrait contrarier la mienne.
C’est bien, je me tais.
Viens ! viens ! rentrons. Nous sommes vraiment folles de nous promener à une pareille heure.
Rentrer ? déjà !
Mettez-donc dix sept-ans à enseigner à une jeune fille les règles de bienséance, de modestie, de retenue, prescrites à son sexe, pour que, en une seconde, elle oublie tout !
Ne gronde pas, me voilà, mais tu me jures que je l’épouserai.
Fais-moi couper la langue si j’ai menti.
Scène VI
« … Un jour l’empereur Fou-Si se promenait sur les rives du fleuve Jaune ; tout à coup il vit sortir de l’eau un dragon, portant entre ses ailes une tablette de Jade. L’empereur prit la tablette sur laquelle étaient gravés des signes mystérieux ; à l’aide de ces signes il forma les huit Koua, symboles des éléments. Des huit Koua est née l’écriture. » (Il s’assied sur le banc et tire de sa manche le sachet brodé par Siao-Man.) Il me semble que je me souviens mal du troisième vers.
C’est vrai : Je remplaçais le caractère qui signifie : rêver par celui qui signifie : désirer. C’est cela, je ne le regarderai plus. (Il regarde la maison de Siao-Man.) Je Crois que c’est là qu’habite la jeune fille à qui j’ai parlé cette nuit. Je veux m’en assurer ; c’est pourquoi je suis venu m’asseoir sur ce banc. Personne ne peut sortir ou entrer sans être vu de moi. Je vais feindre d’étudier, cela me donnera l’air indifférent. Oh ! chère étude, toi qui étais hier la préférée, tu rends encore une fois service à celui qui te dédaigne aujourd’hui. N’a-t-on pas fait glisser le châssis d’une fenêtre ? Non. (Il regarde son livre.) Étudier ! Il me semble que les feuillets de ce livre sont en soie violette et qu’à chaque ligne est tracé un nom que je ne puis distinguer. Cette fois, la porte a grincé ; quelqu’un sort de la maison.
Scène VII
C’est une suivante sans doute ; sous quel prétexte l’aborder ? (Il s’avance vers Fan-Sou et la salue cérémonieusement.) Jeune femme, reçois mes saluts.
C’est notre jeune écolier ; pourquoi donc me salue t-il ? (Haut.) Seigneur, je ne suis pas digne de vos hommages.
Comment se porte ta noble maîtresse ?
Tiens ! tiens ! il a remarqué la maison… Attends un peu, je vais te dérouter (Haut.) Pas trop mal, pour son âge.
Que dit-elle ? (Haut.) La jeunesse est délicate : peut être est-ce la croissance qui la fatigue.
En effet, l’excroissance qu’elle a sur l’œil a beaucoup grossi.
Comment !… (Haut.) Et… a-t-elle bien passé la nuit ?
Non, assez mal : sa jambe de bois la gênait. Elle m’a priée de la lui ôter ; puis, une heure après, il a fallu la lui remettre.
Quelle horreur !
Que voulez-vous ! les vieilles gens sont exigeants ! Je rentre lui annoncer votre visite.
Non ! non ! jamais !
Vous n’êtes donc pas l’ami de ma maîtresse ?
Je ne la connais nullement.
Pourquoi donc m’avez-vous abordée, alors ?
C’était… pour te demander ton avis… sur une question philosophique.
Est-il possible ! Le bouton de cristal brillant sur votre calotte m’indique que votre talent est en fleur, et vous venez me demander conseil à moi, qui ne suis qu’une pauvre suivante.
Les gens simples ouvrent quelque fois des idées nouvelles.
Eh bien ! Voyons la question.
Je ne sais vraiment que lui dire.
Voilà mon futur maître bien embarrassé.
Ah ! (Haut.) Voici la question : Pourquoi la tradition, lorsqu’elle parle du Yn et du Yang…
Pardon ! qu’est-ce que c’est que le Yn et le Yang ?
Comment ! tu ignores ? C’est juste : j’oubliais ta condition. Le Yn et le Yang, ce sont les deux grands principes masculin et féminin de la nature.
Ah ! Très bien, merci. Ensuite.
Pourquoi la tradition assimile-t-elle toujours le Yang, c’est-à-dire l’homme, à ce qui est beau, noble et salutaire, et le Yn, c’est-à-dire la femme, à tout ce qui est laid, vil et nuisible ?
Vous permettez, vraiment, que je réponde ?
De plus savants que toi hésiteraient.
Eh bien ! comme l’homme n’a de penchants que pour les choses laides, viles et nuisibles, et qu’il aime la femme par-dessus tout, on en a conclu que la femme ne valait rien.
Petite rusée, ta riposte est bonne, mais elle ne répond qu’à la moitié de ma question.
Scène VIII
Que disait-il donc à Fan-Sou ? Ah ! pourvu que son projet réussisse. Je compte bien plus sur elle que sur moi-même. Voyons, un peu de courage. Qui pourrait reconnaître une femme sous ces habits de jeune garçon ? Je vais m’asseoir sur ce banc, comme si j’étais las d’une longue promenade. (Elle s’assied.) Tiens ! il a justement oublié son livre ! Il va revenir, sans doute. Alors je lui dirai : Seigneur, est-ce toi qui a laissé là ce livre ? Il faudra dire cela d’une voix ferme, mâle… je n’oserai jamais. Je tremble déjà comme s’il faisait froid. Ah ! il faut aussi prendre une posture d’homme !… Voyons. (Elle prend une position.) Non, je ne dois pas tenir mon pied dans ma main ; c’est un geste de femme coquette. (Elle change de pose.) Jamais je n’ai vu un homme s’asseoir ; il me semble que sur les peintures, je les ai vus représentés ainsi ; il vient ! Je vais mourir de peur ; mon cœur est comme un oiseau pris au piège.
Scène IX
Elle a fui vraiment plus vite qu’une hirondelle, et me voilà tout essoufflé, (il aperçoit Siao-Man.) Tiens ! on m’a pris mon banc (Il examine Siao-Man à la dérobée.) C’est sans doute un jeune homme de la ville. Il est ma foi charmant, et son air modeste prévient en sa faveur. Si j’essayais de lier connaissance avec lui, il pourrait peut-être, indirectement, me renseigner sur ce que je désire tant savoir.
Il faut que je lui adresse la parole.
Seigneur, je me suis peut-être assis sur le banc que tu avais choisi.
Seigneur, c’est moi, sans doute, qui ai commis une indiscrétion en choisissant, pour étudier, le lieu ordinaire de ton repos.
Non, non, permets que je me retire.
Non, non, fais-moi l’honneur de partager ce banc avec moi. (Ils se saluent de nouveau et s’asseoient.) Nous pourrons ainsi nous reposer de compagnie. (À part.) Je ne sais quelle sympathie m’attire vers ce jeune homme. Je me sens tout disposé à l’aimer.
Je crois que les rites ordonnent que je lui demande, étant le plus jeune, son nom et le lieu de sa naissance (Haut.) Seigneur, ne m’apprendras-tu pas ton noble nom et celui de ta patrie glorieuse ?
Mon nom est Pé-Min-Tchon, mon humble pays la province de Kouan-Ton.
Moi, je me nomme… Lie-Se-Nié. Je suis né dans cette ville et j’habite le passage des Tiges de-Bambou…, près de la rue de Ma-Hine.
Pardonne à mon ignorance : je suis étranger, et je ne sais pas où se trouve la rue de Ma-Hine.
Ni moi non plus (Haut.) C’est près de la place du Tertre-Sec…
Ah !…
Suis-je assez stupide !…
Comme il paraît timide !
Puis-je te demander, seigneur, si tu comptes t’arrêter longtemps dans la capitale du Chen-Si ?
Je dois être rendu à Pékin pour l’époque des grands examens qui ont lieu tous les trois ans. Le temps est proche, hélas !
Pourquoi dis-tu hélas ? Qu’est-ce donc que tu regretteras dans cette ville inconnue ?
Je ne le sais vraiment pas ; mais il est certain que ce pays a pour moi un charme singulier. C’est un vague pressentiment, peut-être, que ma destinée doit s’accomplir ici. En m’éloignant, j’aurai comme un remords, et quelque chose me dira : La part de bonheur qui t’est réservée, c’est dans cette ville qu’elle t’attendait, tu as passé trop vite et tu n’as su la voir.
C’est peut-être un avertissement des dieux.
Depuis quelques instants, je pense que ce pressentiment m’annonçait que je rencontrerais ici mon premier ami.
Ah ! seigneur, ne te moque pas de moi.
C’est très sérieux, je t’assure. N’as-tu jamais vu, par exemple, un chien errant choisir tout à coup un maître parmi les passants, le suivre et lui faire fête ? Son instinct le trompe rarement. Eh bien ! j’ai confiance dans l’instinct qui me pousse vers toi !
Je suis comme un indigent qui s’attend à recevoir une pièce de cuivre, et à qui l’on donne une bourse pleine d’or.
Vrai ? Tu ne me prends pas pour un fou ? (Souriant.) Tu ne repousseras pas d’un coup de pied le pauvre chien perdu ?
Ah ! je vous aime déjà de tout mon cœur !
C’est dit ! nous voilà amis, et tu verras, je suis fidèle. Sais-tu que nous avons longtemps à nous aimer ? Moi j’ai vingt ans, et toi ?
Dix-sept.
Cher enfant ! et où en es-tu de tes études ?
Je suis prêt pour le premier examen. Après l’avoir passé, j’étudierai la médecine.
Comment ! Tu as du goût pour cette science inférieure ? Tu t’intéresses aux innombrables nuances des mouvements des pouls, aux maladies chaudes ou froides, aux drogues amères, aigres ou salées ? Pouah ! Laisse cela aux sorciers des rues.
Ce n’est pas précisément par goût que je veux me faire médecin : Je suis orphelin et pauvre, et je pense que la médecine me permettra de gagner rapidement ma vie.
Puisque moi je suis riche, mon frère n’a plus le droit de dire qu’il est pauvre ; et, comme je suis le frère aîné, le frère cadet doit m’obéir et renoncer à son dessein.
Quel cœur !
Écoute ! Partons ensemble ; viens à Pékin, tu étudieras près de moi et tu pourras bientôt prétendre à la gloire des grands examens.
Hélas ! Je ne puis.
Je suis orphelin, mais… J’ai une sœur.
Qu’elle doit être belle si elle te ressemble !
Nous sommes comme les deux yeux d’un même visage ; elle n’a que moi pour protecteur ; comment pourrais-je l’abandonner ?
Certes ! Tu dois veiller sur elle…
C’est seulement lorsqu’elle sera… mariée que je serai libre de mes actions. J’hésite depuis longtemps dans le choix d’un époux. Le mariage est une chose grave.
Ne te hâte pas. Étudie bien celui que tu accueilleras.
Ah ! jamais je n’ai rencontré un homme qui me fût comme toi sympathique à première vue. La loyauté se lit dans tes regards, la bonté fleurit sur tes lèvres, et, dans le son de ta voix, on devine tout ce que ton cœur cache de trésors.
Je m’efforcerai d’être digne de cette trop flatteuse opinion.
Mais… J’y songe… cher frère… Pourquoi n’épouserais-tu pas ma sœur… ? Elle serait entre nous un lien, indissoluble ! (Pé-Min-Tchon, baisse la tête.) Elle est vertueuse et douce ; ses doigts font naître le printemps sur le métier à broder ; elle sait lire les poètes et expliquer les philosophes ; elle compose même des vers agréables et les chante d’une voix claire, en s’accompagnant du pi-pa à trois cordes.
Arrête, ami ! ne me parle plus de ta sœur, sous peine de l’offenser. Je ne dois pas penser à elle ; je ne puis l’épouser…
Mon Dieu !
Je suis engagé.
Ah ! qu’ai-je fait !
Comment ! tu pleures ? En quoi ai-je pu t’affliger si fort ?
Quelle honte !
Tu te méprends sur mes sentiments. Il m’eût été bien doux de devenir vraiment ton frère… Eh bien ! écoute, je vais te dire mon secret. Tu jugeras si je dois me croire engagé : Cette nuit, tandis que je rêvais à celle que je dois aimer sans la connaître encore, quelqu’un jeta sur le seuil de ma porte un gage de tendresse : ce sachet. Puis, je vis une ombre gracieuse glisser entre les arbres. Je m’approchai et je parlai en tremblant à une femme inconnue qui m’écouta d’une oreille furtive, puis s’enfuit effarouchée. J’étais si ému moi-même que le souffle me manquait. Voilà tout. Par ce premier trouble de mon cœur, je me crois lié à cette femme. Dis-moi : qu’en penses-tu ?
Oh ! oui, oui ; ton cœur n’est plus à toi. Tu es lié pour jamais.
Scène X
Cependant, si mon inconnue n’était pas telle que je la rêve ?
Puis-je en croire mes yeux ! Ma nièce est changée en un neveu.
Puisqu’elle a su te comprendre et t’aimer, elle doit être digne de toi.
Que se disent-ils donc ? Ils sont là vraiment comme un couple de sarcelles.
Mais, c’est peut-être une intrigante. J’hésiterais vraiment à l’épouser. Songe donc : une femme que l’on rencontre dehors la nuit !
Certes, on n’épouse guère une jeune fille que l’on a rencontrée la nuit dans la rue.
Que dis-tu ?
Rien.
Et puis, ce sachet jeté ainsi dans la chambre d’un jeune homme, cela ne te semble-t-il pas une action un peu effrontée ?
On ne peut plus effrontée. C’est elle qui a jeté le sachet, je le vois à son air penaud.
Une jeune fille bien née n’eût pas fait cela.
Attrape.
Mais si, craignant de te voir partir pour toujours, elle n’avait pas eu d’autre moyen de correspondre avec toi ?
Elle devait se confier à ses parents.
Si elle n’a pas de parents ?
Méchant ami ! Je m’efforce de faire taire mon cœur pour te complaire, et tu t’acharnes contre moi.
Suis l’impulsion de ton cœur, mon frère chéri, et tu me combleras de joie.
Cependant, tu paraissais triste toute à l’heure, en apprenant que j’étais engagé.
C’est, que tout à l’heure je ne savais pas et que maintenant…
Elle va lui dire que c’est elle !
Maintenant ?
Celle qui a brodé le sachet, c’est…
Pardon, de vous interrompre, jeunes seigneurs ! mais n’est-ce pas ici la place du Tertre-Sec ?
Je n’en sais rien, honorable femme, je ne suis pas du pays.
Ciel ! ma tante !
Petite gueuse, tu allais déshonorer ta famille ! j’arrive à temps pour tout sauver. Continue à jouer ton rôle de garçon.
Mon ami, c’est ma tante qui arrive de voyage, et que je croyais morte.
Et qui se porte à merveille, grâce aux poussahs ! Je vois que tu es l’ami de mon neveu.
Son plus fidèle ami.
Il doit être fier de toi. Mais… Qu’as-tu donc là ?
Mais…
Où as-tu trouvé cela ?
Sur l’escalier de ma chambre… Que t’importe ?
Ma suivante Fan-Sou est seule capable d’exécuter ce point de broderie.
Quoi ! une suivante ?
Il est de mon invention et je ne l’ai montré qu’à elle.
Une suivante ne compose pas des vers aussi corrects et aussi gracieux.
Épargne ma modestie !
Comment ?
Ces vers sont tracés de ma main sur une pancarte accrochée dans ma chambre de nuit. Je les composai pour feu mon glorieux époux lorsqu’il partit pour la guerre ! Je chasserai cette voleuse de Fan-Sou.
Ah ! ma tante, pardonne-lui.
Tais-toi !
Noble femme ! Veux-tu t’asseoir sur ce banc, afin que je puisse te saluer selon les rites et t’adresser une demande.
Mon nom est Pé-Min-Tchon, ma fortune s’élève à cent mille liangs d’or. Mon talent est en fleur et j’espère, aux prochains examens, être admis, parmi les dragons et les tigres, dans la forêt des mille pinceaux. Lorsque tu es arrivée, j’allais demander à mon ami qu’il m’accorde sa sœur en mariage, ta nièce charmante qui doit être la gloire de l’appartement intérieur. C’est à toi que je m’adresse maintenant. Me crois-tu digne d’être son époux ? C’est en tremblant que j’attends ta réponse.
Le dieu Fo a voulu fêter mon retour en me faisant rencontrer, avant même d’être entrée dans mon logis, un jeune homme possédant toutes les qualités ; ma nièce ne pouvait rêver un plus gracieux mari, elle ne pouvait pas l’ambitionner plus savant… Surtout lorsqu’il sera revenu des grands concours de Pékin.
Ah ! mon ami !
Mon frère bien-aimé !
Allons ! allons ! C’est bien : je suis attendrie ; mais à nous voir ainsi dehors, on dirait vraiment que nous n’avons pas de maison. Voici la mienne : entrons, nous ferons mieux connaissance, et, à ton retour de Pékin, nous choisirons un jour heureux, et un cortège magnifique conduira ta jeune épouse jusqu’au seuil de ta demeure.
D’ici là, mon neveu aura soin d’être mort et enterré.
Eh bien, maîtresse, ai-je tenu parole ?
Ah !… Fan-Sou.
Chut !…