Le Parnasse contemporain/1866/Abandon
Ce fut un soir d’hiver que ce vaste cadavre
De ville m’apparut ; je n’oublierai jamais
Ses mornes carrefours sans rumeurs, ses palais
Vides et délabrés dont l’aspect glace et navre.
Le vent faisait plier des arbres rabougris
Sur les larges remparts pleins de mélancolie ;
Les bastions croulaient, inondés par la pluie
Qui tombait lentement de lourds nuages gris.
Dans les cours des maisons lugubres et désertes
L’herbe haute croissait ; le lierre, insolemment,
Envahissait les murs, et lamentablement
Des guenilles pendaient aux fenêtres ouvertes.
Parfois, dans le brouillard qui montait vers les cieux,
De longs vols de corbeaux, en épaisses nuées,
Croassaient et frôlaient le haut des cheminées ;
Puis tout redevenait calme et silencieux.
De sinistres passants, sombres, muets, farouches,
Pareils aux condamnés et pareils aux maudits,
Cheminaient tristement le long de leurs taudis,
Et sur tout étranger fixaient des regards louches.
De même, horizons bleus, songes d’or, visions
Radieuses, alors que vous fuyez en foule,
Et que l’ombre se fait en nous, et que s’écroule
L’édifice brillant de nos illusions ;
Lorsque la vérité, de pleurs toujours avide,
Apparaît impassible, et, bannissant l’erreur,
Nous force à contempler dans toute leur horreur
Nos désirs impuissants morts et notre cœur vide,
Quelques rêves encor, dans ce cœur désolé,
Errent tristes et noirs comme en la cité morte
Les derniers habitants errent de porte en porte,
— Car ils ont pris le deuil de l’espoir envolé !