Le Paysan et la paysane pervertis/Tome 1/1.re Lettre
5 novemb.
Mon chèr Frère-aîné :
Je mets la main à la plume, pour te dire,
que nous-ſommes-arrivés à Au★★ à-bon-port
Georget ét moi, ét que l’Ane de notre Mère
n’a auqu’un mal : mais il nous a fait bién
de la peine ! car il a-jeté notre Frère ét
mon bagage dans un foſſé : heureusement
notre Georget ne ſ’en-reſſent-pas, ét que rién
n’eſt-gâté ; ſeulement ça nous a-retardés, ét
le Frère couche ici, ét demain-au-matin il
partira : ét c’eſt ce qui fait que je donne ma
Lettre au Poſtillon, ét vous l’auréz dans trois
heures, ét ça ôtera d’inquiétude notre bonne
Mère ; car je ſai comme elle eſt. Oh ! mon
Frère ! ſi tu voyais quel boulvari, ét quel
remûment, ét avec ça comme on eſt-joyeus
ici, tu ſerais tout-étonné ! car tout le monde
y-eſt brave, comme chés nous les fêtes, ét
la moitié chomme ét ne fait-rién ; on joue,
on ſe-divertit„on boit, & les cabarets ſont
tout pleins. Nous avons-vu ça en-venant,
ét nous-ſommes-entrés dans la Cathédrale ;
pour remercier Dieu. Oh ! comme ça eſt
beau ! ſi tu voyais ! ſi tu voyais ! il y-a,
vers la porte, un Saintchriſtofe, qui a pour
bâton un chêne de bien-cinquante-piéds de-haut,
ét ſ’il ne lui-va qu’au-menton ! oh ! c’eſt
curieus à-voir ! Étpuis il y-a une rivière,
avec un pont, ſur quoi on marche comme
ſi c’était ſur terre ; étpuis des bateaus ; étpuis
des coches ; étpuis des trains-de-bois-floté ;
étpuis des moulins ; ét je-ne-ſaurais
te dire tout ce qu’il-y-a : Étpuis il-y-a des
promenades, toutes-plantées-d’arbres comme
le tilleul, qui eſt devant notre église :
Étpuis tout-contre la maison de m.r Parangon,
il-y-a une horloge bién-haute, biénhaute !
ét au-cadran, il-y-a une boule qui
marque les lunes ; ét quand il n’y en-a-point,
elle-eſt toute-noire ; ét quand elle commence,
la boule deviént unpeu-argentée,
étpuis plùs, étpuis plùs, juſquà-temps
qu’elle-ſoit pleine, où elle-eſt toute-argentée ;
étpuis elle-diminue, diminue, ét redeviént toute-noire :
Étpuis nous-ſommes entrés
dans la maison, où il-y-a des peintures ;
étpuis il-y-a des ſculptures, étpuis
des têtes, étpuis des bras, des mains, étpuis
des jambes, des piéds : Étpuis il-y-a…
Je te dirai, que pendant que j’en-étais à mon autre page, une Demoiselle, qu’à-l’abord j’avais-prise pour m.me Parangon (qui par-malheur n’eſt-pas ici), une Demoiselle eſt-venue regarder pardeſſus mon épaule ce que j’écrivais ; ét elle ſ’eſt-mise à rire, en-disant : — Étpuis il-y-a, étpuis il-y-a ; ét ſon Ane qui joue un rôle — ! Et elle-a-chuchoté je-ne-ſai-quoi à m.r Parangon ; qui eſt-venu lire ma Lettre, ét qui a-ri, ét qui m’a-dit, qu’il me voulait apprendre à mieus-écrire que ça (apparemment dicter, car mon écriture eſt aſſés-belle) ; ét moi, je n’en-ſerai pas-fâché, quoiqu’il m’ait-rendu bién-honteus ; car je-ſens que je dicte-mal, vu que je-n’ai-jamais-composé de-moimême ; étquand j’écrivais pour mes thèmes de latin, m.r le-Curé me-dictait tout, ne me laiſſant rién à-faire de mon eſtoc… Mais je-finis bién vite, depeur que la Rieuse ne vienne encore regarder, ét ſe-moquer de moi ; car j’entens le bon m.r Parangon qui lui-dit : — Sa Lettre eſt naïve, mais elle n’eſt-pas ſi-bête !… Je ſuis, mon chèr Frère,
ſerviteur, Edmond Rameau.