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Le Paysan et la paysane pervertis/Tome 1/Avant-propos

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Première Partie.

Avant-
propos.



Avant de lire les Lettres qui renferment l’hiſtoire d’Edmond ét d’Urſule, il conviént, ce me ſemble, qu’on ſache ce qu’ils étaient au Village, ét quelles diſpositions ils portèrent à la Ville, ét la ſituation ét les vues de nos Parens, quand ils les y-envoyèrent ; enfin, quelle était notre noble origine, encore que nous ſoyions roturiers ét laboureurs aujourd’hui.

Nos Ancêtres ont-fondé le Village de Villèrs, vulgairement appelé Villèrs-lès-aulx, dans une étendue de terrein qui leur apartenait en-propre : ils ſ’allièrent à une Branche de la noble Maison de-Courtenai, établie dans nos cantons, où ſes Deſcendans par les Femmes, devenus, comme nous, de ſimples Paysans, poſſèdent un franc-aleu, le plus-libre du Royaume. Notre Mère était-née Bertro, famille éteinte, mais dont la nobleſſe, prouvée par titres juſqu’en-1200, va ſe-perdre enſuite dans les commencemens de la Monarchie.

Depuis la fondation de Villèrs, nos Pères furent toujours laboureurs. Ils cultivaient tranquilement leurs terres, lorſque la religion-reformée ſ’introduisit en-France : ils l’embraſſèrent, ét ce fut cette demarche qui renverſa leur petite fortune : car la Secte ayant-eu du deſſous, ils ſe virent-obligés de ſe diſperſer, ét Quelquesuns ſortirent du Royaume. Ils vendirent À vil-prix leur heritage de Villèrs, et depuis ce temps, nous n’y-poſſedons plus un pouce de terrein. Notre Bisáyeul revint à la religion-catholique du temps des dragonades ; notre Grandpère ét notre Père y-ont-été-élevés, ét nous la profeſſons comme eux. Pierre Rameau, notre áyeul, dont je porte le nom, eut trois Enfans d’Anne-Cœurderoi, parente du Président de ce nom au Parlem. de B★★★, notre Père ét deux Filles : ces Dernières ſe-laiſſerent-gagner par deux Tantes, refugiées l’Une en-Anglererre, l’Autre en-Pruſſe, qui étaient-venues voir notre Àyeul en-meme-temps ; ét Celui-ci, qui ne voulait pas gêner ſes Enfans, conſentit qu’elles les enmenaſſent. Notre Père Edme-Rameau (que Dieu l’ait en-ſon ſein !) ſe maria enſuite avec une Fille bien-aparentée, comme je l’ai-dit, choisie par notre Áyeul lui-même, quoiqu’elle n’eut en-dot que beaucoup de douceur, de vertu ét de beauté ; c’eſt Barbe-De-Bertro, notre chère ét bonne Mère, qui lui a-donné quatorze Enfans. Ét cette benediction de Dieu fit-ſonger cet excellent Père, qui ne reſpirait que pour les Siens, à procurer à Quelquesuns de Nous un état à la Ville, adefaut du bien ſuffisant, qu’il ne pouvait nous laiſſer à la campagne : ſes intentions étaient bonnes ; car il n’en-eut jamais que de telles ; mais la perverſité du monde leur fit-avoir un malheureus ſuccès.

Un jour que nos Parens ſ’entretenaient de leur deſſein devant m.r Ladrée, huiſſiér à V★★★, lequel avait-amené cette converſation, Celui-ci les fit-reſſouvenir, que notre Père était-lié avec m.r C★★, notaire de ſa petite Ville, dont une ces filles était famme de m.r Parangon, peintre à Au★★, ét de grande réputation ! ét il demanda, Lequel de leurs Enfans ils prétendaient envoyer hors de la maison-paternelle ?… Ét notre Père lui montra Edmond, qui était mon puiné de deus-ans, ét qui portait ſon nom, comme moi celui de notre Áyeul : ét quand l’Huiſſier l’eut-vu, il dit à notre Pére, en-admirant l’heureuse fisionomie de cet Enfant : — Je vous garantis que ce Beaugarſon fera ſon chemin, ſi vous le mettéz chés le Gendre de votre ancien Ami m.r C★★ ! ces mains-là ſont-faites pour manier quelque-chose de plus-délicat qu’une pioche ét le manche-de-charrue ; ét je me trompe-fort, ſ’il ne trouve pas un jourà la Ville un établiſſement qui ſurpaſſera vos eſpérances ! J’en-veus parler à m.me Parangon, laquelle eſt actuellement chés ſon Père, ét qui eſt auſſi-bonne qu’elle eſt belle : Il faut pouſſer ce Joligarſon ; c’eſt un meurtre de le laiſſer dans un Village -! Ét ayant-queſtionné Edmond, il ſe confirma plûs encore dans ce qu’il avait-dit ; car l’Enfant répondit juſte ét modeſtement ſur tout.

Huit-jours après, notre digne Père ét notre bonne Mère, que les diſcours tenus par l’Huiſſiér avaient-enhardis, alèrent à V★★★ chés m.r C★★, menant avec eux notre Edmond : car ils ſavaient que m.me Parangon connaiſſait déja mon Frère, l’ayant-vu chés ſon Pére du-temps qu’elle était fille, ét depuis en-une certaine occasion, ét qu’elle desirait le donner pour élève à ſon Mari ; ſi-bien que c’était elle-même qui avait-envoyé l’Huiſſiér, pour en-donner l’idée à nos chèrs Père ét Mére : ét m.r Parangon étant-venu la chercher, elle les manda, pour lui venir-parler. Edmond fut-donc-présenté au Peintre, qui trouva l’Enfant à ſon gré, ét l’accepta. Ét m.r C★★ le recommanda, fesant-bien de l’accueil à nos bons Père-ét-Mère, dont il parla en-bien à ſon Gendre. Et quand ils furent pour ſortir, m.me Parangon, qu’ils n’avaient-pas-encore-vue, parce-qu’elle était en-affaire avec des Parentes, vint les Voir, avec les autres Dames ; ét Toutes. parlérent à Edmond. Mais lui, tout-honteus, rougiſſait, ét jamais il n’osa jeter les ieux ſur elles : On loua ſa craintive retenue, ét m.r C★★ dit, — Il eſt beau, mais timide ét modeſte comme une Fille-. Là-deſſus, Une des Demoiselles donna un petit coup ſur la joue à Emond, qui devint rouge comme une cerise ; ce qui les fit-rire toutes de ſa ſimpleſſe. Mais m.me Parangon, n’en-fut que plus-ſérieuse, ét elle ſe-mit à leur-dire : — Vous riéz de ſa timide innocence, ét peutêtre un jour pleurerez-vous de l’audacieuse inſolence d’un Petitmaître -! Et elle promit à nos Parens de ſ’intéreſſer à Edmond : Ét pendant que notre Mère careſſait m.lle Fanchette-C★★, la plus-jeune des deux Sœurs, ét lui fesait de petits présens, m.me Parangon ſ’informait du caractère d’Edmond à notre Père ; qui lui conta, Comme cet Enfant était-ſenſible, obligeant, mais vif, ét même emporté : — Il a ſeize-ans, continua-t-il, ét eſt tel que le jeune David, lequel gardait le troupeau de ſon Père Isaï ; car Edmond a-auſſi-gardé le nôtre : La paſſion-orageuse eſt-calme encore en-lui : ét le puiſſe-t-elle être longtemps ! à-cause de ſa grande ſenſibilité-d’organes, qui, d’autre-part, me fait-eſpérer qu’il reuſſira : Il aime la lecture, ét il ſait la ſainte-bible parcœur : ét quant au latin, il l’entend, et même unpeu le grèq ; ét m.r le Curé dit, que c’en-eſt aſſés pour ce qu’il doit faire-. M.me Parangon fut trèscontente de cette explication, qu’Edmond n’entendit pas, car il était ſur la porte à regarder le monde. Et nos bons Parens ſ’en-revinrent tout-joyeus de la reüſſite de leur demarche.

Toutauſſitôt qu’on fut-ſûr, on prépara ce qu’il falait pour équiper Edmond : notre venerable Père lui donna journellement ſes ſages avis, ſix-ſemaines durant ; aubout desquelles m.r Parangon ayant-écrit qu’on l’envoyat, il partit le 5 9.bre 1749

C’eſt alors que commença notre Correſpondance, ſa première Lettre étant du jour-même de ſon arrivée à Au★★.

Ét quant à notre Sœur Urſule, c’eſt par le moyen d’Edmond qu’elle a-eu, comme-lui, le funeſte ſéjour des Villes. Elle était, ainſi qu’Edmond, ce qu’on peut voir de meilleur ét de plus-aimable ; ét ce fut acause de leur excellence, que notre digne Père ét notre bonne Mère les crurent propres à ſ’avancer honètement dans le monde. Pour faire le portrait d’Urſule, je dirai, que c’était la grâce du visage ét du corps ; la douceur, la naïveté, la candeur-de-caractère, la bonté-du-cœur, la generosité-de-l’âme ; comme elle m’en-a-donné des preuves dans le cours de ſa vie, ſur-tout avant ſes chutes ſi-lourdes ét ſi-épouvantables, ét après, pendant la rude pénitence qu’elle en-a-faite, ainſi qu’il va-conſter par ſes Lettres. Mais il m’eſt-d’obligation, avant que decouvrir cette pauvre Sœur tant-regrettée, de montrer quelle elle fut, ainſi que J’ai-fait pour mon Frère, lorſque la corruption des Villes, qu’habitent Ceux qui doivent lire cet Ouvrage, n’avait-ni-corrompu ni-fangé en-eus l’Image de Dieu, ni-gáté la beauté de la Nature, ét qu’ils étaient encore tels-que le Toutpuiſſant les avait créés : Il faut auſſi que je faſſe-concevoir, que tout ce qui a-perverti ét-vicié ma pauvre Sœur, était non dans ſon cœur droit ét ſimple, mais dans vos Villes, ô lecteurs ! dans ce ſéjour de perdicion, où l’on n’a-pu ſouffrir que cette belle Créature conſervat ſa pureté native ét ſon excellence de cœur ét d’eſprit ; parce qu’elle aurait trop-humilié les Diformes-d’âme-ét-de-corps, dont les Villes ſont pleines !… Mais pardonnez ce langaje à ma douleur ! ét qu’il me ſoit-ſeulement-permis de dire, que ſi ma pauvre Sœur eût-été moins-belle, peutêtre aurait-elle-été-moins-attaquée, moins-tentée, moins-violentée parles Méchans, ét que peutêtre aurait-elle, avec la grace du Seigneur, échapé à la perverſion.

Des ſon enfance, Urſule était déja aimable, autant par ſa douceur que par ſa jolie-figure ; ce qui la rendait l’admiration de tout le monde : Si-bien que les Étrangers qui venaient à la maison, demandaient à la voir : ét on disait à notre Mère : C’eſt votre portrait ; mais elle a en-outre quelquechose d’angéliq, qu’elle ne tiént que de Dieu… Cela fit qu’une grande Dame ayant-paſſé par le pays, elle vint chés nous

(Note de Wikisource : L’auteur fait une longue digression sans indiquer qu’elle commence ici.)

Or il faut ſavoir qu’il y-avait dans notre Famille, du temps qu’elle était noble, un usage particulier qui me-paraît beau ! Il a-éte-longtemps-interrompu ; mais notre Père ſe-voyant de nombreus Enfans, il le renouvela : C’eſt que l’on y-mettait chaque Sœur ſous la garde particulière d’un Frère, chargé de la defendre, de veiller ſur ſa conduite, de l’établir, ſi le Père était-decedé, dela preserver des Seducteurs ; & après le mariage, de la raccommoder avec ſon Mari, en adouciſſant ce Dernier, ou de la punir, ſi elle était coupable. Cette mise-en-protection ſe-fesait ſolennellement, toute la Famille ét tous les Amis aſſemblés : ét ce fut ainſi que notre Pére la renouvela :

La veille du depart d’Edmond pour la Ville, ayant-invité à ſouper tous nos Parens, avant de ſe-mettre-à-table, il dit, qu’il entendait retablir entre les ſix Garſons & les huit Filles que Dieu lui avait donnés, un ancién usage, tombé en-inobſervance, depuis les guerres-de-rgligion : Puis me regardant, moi ſon premier-né, il me dit : — Pierre mon fils-aîné, je declare devant ces honorables Parens ét Amis, en-ce-moment-de-ſeparacion, que je mets ſous ta garde fraternelle tes deux Sœurs Brigitte ét Marianne, mes filles ; te recommandant tous bons-offices envers elles ; & à-defaut de tes autres Frères, envers toutes tes Sœurs : ét de-plus, je te declare premier gardién de la vieilleſſe de ta Mère ? — J’accepte, mon Père, cette digne charge de ma bonne Mère, comme mon devoir, ainſi-que la garde de mes Sœurs. — Ét vous, mes Filles, acceptez-vous la garde, de la part de votre Frère — ? Brigitte ét Marianne repondirent, Oui, mon Pére. Et quant à notre Mère, notre Père dit, que l’acceptacion n’était pas neceſſaire, vu que c’etait une chose de-droit-naturel. Puis ſe-tournant vers Edmond, il lui dit avec attendriſſement : — Et toi, mon Puîné, je te declare protecteur ét garde-fraternel d’Urſule, comme étant Celle que tu pourras plús-facilement-proteger. — Je m’y-engaje, mon Père — (dit Edmond plein-de-joie. Et Urſule, avant d’étre-interrogée, dit qu’elle acceptait. Ét puis notre digne Père mit Marthon ét Claudine ſous la garde de Georget ; Chriſtine ſous celle de Bertrand ; Babette ſous celle d’Auguſtin-Nicolas, ét Catiche ſous celle de Charlot. Aprés quoi, notre Père nous donna ſa benediction, ét dit qu’Edmond nous quitterait le lendemain avantjour. Il partit, &C.

(Note de Wikisource : Fin de la longue digression.)

acause d’Urſule, dont on lui avait-parlé, dans le Bourg ; ét l’ayant-trouvée encore mieus, elle la demanda pour l’enméner avec elle, promettant d’en-prendre bien-ſoin, ét de la traiter comme ſa Fille. Notre bonne Mère, tant qu’elle crut que la Dame ne parlait pas ſérieusement, y accordait de-bonne-grâce, en-riant ; mais notre reſpectable Père, lui, qui connaiſſait-bién l’honnête Dame, y-alait tout-de-bon : Et quand notre Mere vit que la Dame fesait déja les arrangemens, ét qu’elle ne-badinait-pas, elle ſe-prit à-pleurer, au-point qu’il falut laiſſer Urſule : ce que notre Père ne-trouva-pas-bon ; ét pourtant il ne-voulut-pas lui faire le chagrin delui ôter de-force Une de ſes Enfans, mais ſouvent il en-parlait : ét c’eſt pourquoi jamais notre Mère ne-ſ’eſt-depuis-oposée au départ d’Edmond ét d’Urſule, quand il a-été-queſtion de les envoyer à la Ville : car cette humble ét modeſte Épouse ſe-ſouvenait de ce que lui-avait-dit ſon Mari en-cette ocasion ; ét elle regardait comme une chose très vilaine ét vicieuse, qu’étant famme, ét de-droit ſubordonnée, elle alât contre les volontés de l’Homme, qu’elle regardait comme ſon ſeigneur, ét auquel elle fesait-profeſſion d’être-ſoumise, non de-parole ſeulement, mais d’effet, comme elle en-adonné l’exemple toute ſa vie à ſes Filles, mes trèsaimées Sœurs.

Ét amesure qu’Urſule grandiſſait, elle devenait deplusenplus aimable ét gentille, même de-caractère ; ſibien qu’elle fesait nos delices à tous : car elle etait-bonne, obligeante, prévenante, ét elle ſe-fut-privée de ſon néceſſaire pour le donner, Auſſi Chaqu’un l’aimait-il, aupoint qu’elle était aumilieu de nous, comme une petite Reine, qu’on craignait de mécontenter, Ét pareillement en-était-il d’Edmond : c’étaient les deux biénaimés, nonſeulement de Père-ét-Mère, mais de Frères-ét-Sœurs : ét encore-que nous viſſions-bién tous qu’ils étaient-plus-aimés que les Autres, acause de leurs gentilles faces ét minois agréables, qui ne permettaient de leur-parler comme à nous, ſi eſt-ce pourtant qu’Auqu’un n’en : fut jalous, ſentant que c’était une juſtice qu’on leur-rendait ; mais nous-cherchions à-gagner leurs bonnesgraces : ét ce qu’il y-avait de bon, c’eſt qu’ils ne-ſ’en-prévalaient pas ; au contraire, ils étaient d’autant-plus-accorts envers nous-tous, que nous les recherchions davantage : ét quantà ce qui me regarde enparticulier, tout-fetés qu’ils étaient, ils ne-me-parlaient qu’avec-reſpect comme àleur Aîné, craignant de me deplaire, ét recherchant en-tout mon approbation ; car ils me-disaient ſouvent, Edmond ſurtout : — Tu és, à mes ïeus l’image de notre Père ; notre Père eſt l’image de Dieu ; ét parainſi, Pierre, je vois auſſi Dieu en-toi ; c’eſt pourquoi je t’honore ét honorerai juſqu’au-tombeau-. Ét il m’a-honoré, même dans ſes égaremens. Ét Urſule m’a-honoré, même dans le temps qu’elle avait-oublié Dieu notre divin père ; ét jamais ni Edmond ni Elle n’ont-dit une parole peu-reſpectueuse à mon égard, non-pas-même une penſée n’eſt-jamais-née dans leurs cœurs, contraire à leur amitié pour moi : auſſi les ai-je-toujours-tendrement-portés dans le mien, ét les y-porterai-je en-amertume juſqu’au-tombeau…

Or quand il fut-queſtion de les-envoyer à la Ville, quoique Chaqu’un de nous (hors moi) en-eut-envie, ſi-eſt-ce pourtant qu’en nous-mêmes nous penſions tous : — C’eſt à-Edmond, c’eſt à-Urſule qu’il-convient d’y-aler-. Car effectivement il n’y-avait Auqu’un de nous qui eut autant de-gentilleſſe-de-figure, pour ſ’y-faire-aimer ét rechercher ; ni de nobleſſe-d’ame, pour ſ’y-montrer digne de-notre ſang ; ni de tendreſſe filiale ét fraternelle, pour ſy-ſouvenir de nous ét nous y-ſervir. Ainſi au diſcours que tint notre reſpectable Père unſoir à table, — J’ai de nombreus Enfans, ét il faut que Quelqu’un-d’eux ſe-pouſſe, pour aider ét ſoutenir les Autres, qui, afaute de-bién, tomberont ét dechéront après moi : parainſi J’en-mettrai Un ou Deux à la Ville — : à ce diſcours donc ainſi-tenu, Unchaqu’un de Nous porta les ïeus ſur Edmond ét fur Urſule, qui le-virent-bién, ét les-leurs petillèrent du feu de la joie : car ils nous aimaient-tendrement, ét ils ne-ſe-doutaient-pas du peril qui les attendait, ils voyaient ſeulement le ſervice qu’ils pouvaient nous-rendre. Et notre bon Père vit auſſi tout ce qui ſe-paſſait dans le cœur de ſes Enfans ; ét ſon âme paternelle en-fut-émue, car des larmes d’attendriſſement roulèrent dans ſes ïeus : il ſe-tourna du côté de la chemirée, audeſſus de laquelle était le portrait de ſon Père notre áyeul, le-regardant, comme ſ’il l’eût-conſulté ; et pourcertain le digne Homme lui-rendait-hommage au-fond de ſon cœur filial, d’avoir de ſi-agréables ét honnêtes Enfans comme Edmond ét Urſule. Et où eſt-ce qu’on en-aurait-pu-trouver de mieus-nés, de mieus-diſpasés, de plus-spirituels ét plus-portés-au-bién ?… Mais le Seigneur les a-pris pour victimes des fautes de la Famille, alorſqu’ils étaient ſans macule ni tache ; ét Il a-dit à l’Ange-du-malheur, Frappe ! ét l’Ange-du-malheur a-frappé ſans ménagement : Que le ſaint-nom-de-Dieu ſoit-beni ! notre vie lui-appartient, ainſi que nos Perſones, ét il n’y-a point à lui-demander, Pourquoi m’as-tu-traité ainſi ?

Or quand Edmond fut à la Ville, ét qu’il m’eut-écrit qu’il ſ’y-déplaisait, Urſule, qui avait-toujours-été du même ſentiment que lui en-toutes-choses, n’en-ſut pas en-ça ; car elle me-dit : — Mon frère Pierre, je crains que mon frère Edmond l’écoute partrop dans ſes dégoûts, ét qu’il n’attend-pas-aſſés, pour voir ſ’il ſe-fera : car il eſt-vif ét impacient à la peine ; c’eſt ſon défaut : ét il me-ſemble, à moi, que je ne me-découragerais pas ſi-vîte — ! Je penſai tout-comme elle : car nous-approuvons le-plus-ſouvent ce qui nous eſt-contraire. Ét quand Edmond commenca d’aimer un peu la Ville, ét qu’il dit qu’il ſ’y-accoutumerait, Urſule ne ſe-ſentit pas-d’aise : — Je-retrouve enfin mon Frère (me-disait-elle (helas ! elle ne le retrouvait-donc que pour le-perdre !) ét je le-reconnais à ſes nouveaus fentimens —. Et elle me ſollicitait ſansceſſe de le preſſer pour la-demander. Et quand il la-demanda, elle en-était d’une joie, que je trouvai trop-grande, moi, pauvre aveugle, qui en-approuvais alors le motif ! Et elle ſe-mourait-ſi-fort-d’envie d’aler à la Ville, que huit-jours après la premiere Lettre où Edmond en-parlait, ſ’étant-présenté un Joligarſon, fort-riche ét unpeu de nos Parens, qui ſ’ouvrit à-moi du deſſein qu’il avait de demander Urſule, je lui en-fis la confidence à elle la-première : Mais comme elle ſavait que le Jeunehome était-aimé de notre Père, ét qu’il l’avait-maintefois-desiré pour gendre, elle eut-peur qu’il ne fut-écouté ; c’eſt-pourquoi elle me pria les mains-jointes, de n’en-dire-mot chés nous, ét de repondre au Garſon, qu’il n’y-avait rién à-faire pourelle. Ce que je-fis, par la grand’envie que j’avais de l’obliger.

Àlafin, Edmond la demanda toutdebon, au-nom d’unedigne ét reſpectable Famme : ét jamais je n’ai-vu d’auſſi-grand contentement, que celui de cette pauvre Victime, qui alait audevant du couteau-de-l’affliction ét du poignard-du-malheur levés ſur elle !… La propre nuit de ſon depart (qui fut avant le jour), il me-ſembla que je voyais Edmond ét Urſule garder notre troupeau, ét qu’un grand Loup étant-venu prendre la plus-belle Brebis, Edmond les bras-croisés, le-conſideroit en-riant, pendant qu’Urfule le-voulait empêcher ; qu’alors le Loup l’emporta ellemême : ét je criais à Edmond, :: Cours-donc après ! mon Frère ! il la va-manger ! Mais Edmond pleurait, ſans faire un pas. Moi, je voulais-courir, ét ne le-pouvais : ét je criais ::: Urſule ! Urſule ! défens-toi !… Ét il me-ſembla que ce n’était-plus un Loup, mais un Homme ; ét qu’Urſule le careſſait, pendant qu’Emond aſſis, tournait-le-dos. Et voila que toutacoup cet Homme étant-redevenu loup, il avait-étranglé Edmond ét dévoré Urſule… Je n’ai-pas-foi aux rêves, mais je rapporte celui-là, pour ſa triſte convenance à pareil jour.

Je n’en-dirai pas davantage ; ét c’eſt a-présent les Lettres du Frère ét de la Sœur qui vont faire leur hiſtoire.

 
J’ai-appris de Nicolas-Edme-Reſtif, mon compatriote, que grandnombre de Perſones à la Ville, avaient-été-ſcandalisées de certains détails de perverſion, qu’on a-trouvés, ét dù-trouver dans les deux Recueils ici-reünis : Ne ſerait-ce pas que ces détails reſſemblent à la ſonde, douleureuse aux parties malades, inſenſible aux faines ? Ce que je puis dire, c’eſt qu’ils ont-, non-ſcandalisé, mais ſalutairemente-effrayé les cœurs innocens dans ma Famille, ét dans noscampagnes : ſi-bién que Je-crais que c’eſt plutôt le vice decouvert qui ſ’eſt-plaint, que la vertu bleſſée.