Le Paysan et la paysane pervertis/Tome 1/2.de Lettre

La bibliothèque libre.
2.de) (Le Même, au Même.

[Edmond ſ’ennuie à la Ville, ét il compare ce ſejour avec celui des Campagnes.]

1749.
1 decemb.


Mon chèr Frère : Je t’écris avant que tu m’ayes-fait-reponſe, ét c’eſt pour me ſoulager ; ét pour te dire que ton ſort eſt biéndiferent du mién, ét que je te-porte-envie, quoique je trouve ici des inſtructions que je n’avais pas chés nous : car, comme j’ai du temps de reſte, acause-que je ne ſais rién, je me-ſuis-mis beaucoup à lire dans la bibliotèque de m.r Parangon, où j’ai-trouvé des Livres dont je n’avais-jamais-entendu parler. C’eſt les Œuvres de Boileau, les Comedies de Molière, étpuis des tragédies de Racine, de Corneille ét de Voltaire. J’ai-lu ces Livres-là avec un ſi-grand-plaisir, qu’ils m’ont-fait-paſſer ſur tous mes desagremens d’ici. Les ſoirées après-ſouper, comme il ne fait pas bon-ſortir, ét que je ne connais Perſone, je prens un Livre, ét je lis tout-haut à la Cuisinière, qui me paraît prendre beaucoup de plaisir aux tragedies, principalement à celles de l’Auteur nommé Racine ; ét une de ces tragedies intitulée Fèdre, la fit-bién-pleurer, ét moi auſſi, un de ces jours. Mais ces amusemens-là ne peuvent pas durer toute la journées ét il ſ’y-rencontre des momens bién-durs ! Ah ! mon Pierre ! tu vis ſatiſtait, toi, dans les lieux où nous ſommes-nés, tu es-libre, ét tu ne te creuses pas la tête ; tes travaux ne demandent que des bras ét du courage ! Et moi, obligé de ramaſſer toute mon attention pour ſaisir les principes d’un art difficile, j’ai-perdu mon contentement ét ma liberté. Je ſuis-devenu comme un Eſclave : Avili, rebuté, mal-mené dans une maison étrangère, on fait moins de cas de moi, que des Animaus inutils qu’on y-nourrit pour ſ’en-amuser. Pierrot ! ô mon Frère ! quel état ! ét qui m’y-reduit donc ! Tu t’en-ſouviéns ; quand nous alions à l’école, ſous maître Jacques, j’eus le malheur d’apprendre-à-lire, à-écrire ét à-jeter plus vîte que toi : J’avais toujours la plume à la main, je copiais les himnes ét les antiénnes qu’on chante à l’Église ; ét là-deſſus, nos honorables Père ét Mére (à-bonne-intention pourtant) me crurent-fait pour devenir un Docteur ; ils me mirent chés m.r le Curé, pour apprendre le latin ; ét quand ils virent que je lisais tout couramment un Livre latin en-français, ils ne ſe-ſentirent pas de joie, ét me deſtinèrent à être Habitant des Villes, pour y-faire-fortune, ét devenir un-jour l’appui de nos Sœurs ét de nos jeunes Frères : étpuis, pour achever, cet Huiſſiér-de-malheur me vit, ét conſſeilla de me mettre à Au★★, chés le Gendre de m.r C★★ : êt j’y-ſuis. Oh ! la maudite facilité que j’eus donc-là ! Eh ! que m’importe à moi de parvenir, comme on dit, ſ’il faut me degrader auparavant, ét tacher par des occupations baſſes les plus-beaus jours de ma vie ? Car ce n’eſt pas ici comme chés-nous, mon chér Pierrot, où tout le monde met la main à l’œuvre ; ma Mère, mes Sœurs font les mêmes choses que les Filles-de-journée ; mon Père ét nous, ét les Garſons-de-charrue, c’eſt tout un : Mais ici, il y-a des choses que les Maîtres ne font jamais, qui ſont comme honteuses, ét qui repugnent à toute Perſone honnête, par l’opinion qu’en-donnent Ceux qui les exigent des Autres. Et on me fait-faire de ces choses-là, quoique je ſois Élève, ét non Domeſtiq ; parcegu’on voit que je ſuis-doux ét bonaſſe, ét non pas fièr comme mes Camarades : Je mange à la cuisine ; on m’a-dit que c’était juſqu’à-temps que j’aie-perdu mon air villageois, ét que je ſois-mieux-habillé. Mais qu’a-t-il donc de ſi-mauvals, cet air-de-village ? ét ne ſuis-je-pas-habillé à-tous les jours, comme je l’étais chés nous les dimanches ! C’eſt que ces habits-là ne ſont-pas-faits à-la-mode. Outre leurs vices, ces Gens-ci ont le defaut de n’eſtimer qu’eux ét ce qui leur reſſemble ; c’eſt le moyén de ne ſe-jamais-corriger. Pour moi, je ſuis timide, gaûche, comme ils disent ; mes Camarades ſont-effrontés, eux, ét on trouve ça bien ici ; on y-loue ce qu’on blâme chés nous, ét l’on y-blâme ce que tout Honnête-homme a-toujours-loué… Mais c’eſt peutêtre un bién pour moi, qu’ils m’éloignent unpeu d’eux : Si tu voyais comme on eſt-ſenſuel ét glouton, à la table du Maître, en-comparaison de chés nous ! c’eſt que chaque Perſone y-conſomme autant de viande que trois de nos Gens : on dirait qu’à la Ville on ne vit que pour manger ; c’eſt un bién-mauvais-exemple ! Et ſi tu entendais les propos qu’on y-tiént ! ét ſi tu voyais les libertés qu’on y-prend avec ces pauvres Filles qui ont-abandonné leurs bons Parens ét leurs Villages, où tout eſt dans l’égalité, pour venir à la Ville paſſer leurs beaus-jours dans la ſervitude ét dans le mepris ! C’eſt des apoſtrofes ſi-dures, des comparaisons ſi-meprisantes ! il ſemble que ces pauvres Filles (ét tous-tant-que-nous-ſommes de Gens-de-village) ſoient audeſſous de l’humanité, ét qu’il n’y-ait pas plûs de pudeur à garder avec elles qu’avec les Animaus, Je ferme les ïeus ſur toutes ces pauvretés ; car elles me feraient trop de honte pour eux. Quoi ! ſi Fanchon-Berthiér, cette Fille ſi-aimable, ſi-douce, ſi-modeſte, ſervait à la Ville, un Faquin en-exigerait des ſervices bas, lui parlerait en-derision ; on lui dirait ét ferait des choses, comme je vois qu’on en-dit ét qu’on voudrait en-faire ici chaque-jour à une bonne ét jolie Jeune-fille qui ſert à la maison !… Ô mon Frère, je ne m’en-ſaurais taire ; quelle difference d’avec chés nous ! Tout le monde y-eſt à la même table : les Garſons-de-travail avec nos Frères ; les Filles-à-l’année ou au-jour à-côté de nos Sœurs, ét toutes ſervent ſans diſtinction ; ce-ſont des Aides, non pas des Servantes : notre bon Père preside au-haut de la table, ét cet honoré Vieillard a le plaisir de voir ſes huit Filles ét ſes cinq Garſons (car hélas ! il ne faut plus me compter) les plus-modeſtes ét les plus-actifs de la tablée : Il voit les Etrangérs le regarder avec la même tendreſſe que le regardent ſes Enfans-propres, ét écouter avec attention ét reſpect, ſes diſcours inſtructifs ét amusans. Notre bonne Mère, pendant ce temps-là examine ſi rién ne mangue, ét ſi rout le monde eſt-content ; ét quand elle a-tout-vu, ét tout-rangé, elle écoute auſſi, ét plus attentivement que Perſone.

Etpuis ſi tu voyais encore comme on fai ici aux Paysans qui viénnent chaque-ſemaine apporter les denrées neceſſaires ! Ils y-ſont-traités avec un mepris que je ne conçois pas, ét qui me parait marquer de la bêtise dans les Gens-de-la-Ville ; car ces pauvres Villageois les deteſtent, ét ils ſe-vengent de leurs mauvaises-façons, en-vendant mauvais le-plus-chèr qu’ils peuvent, ét en-trompant de toute manière Ceux qui les meprisent : ét je crois que c’eſt un bonheur qu’ils aient cette petite compenſſation-là, car ſans elle, je ſuis-quasi-ſûr qu’ils ne reviéndraient plus fournir le marché.

Bién-loin-donc, de rechercher les Gens d’ici, je ſouhaite que jamais ils ne me-mettent de leur dangereuse ſociété. Tout me plaît ; je mennuie, mon pauvre Frère ; je ſuis mal-à-mon-aise, ét dans une ſituation que je n’ai-pas-encore-éprouvée ; ſans la lecture, je ne pourrais pas y-tenir. En-presentant mes reſpects à nos chers Père ét Mére, dis-leur que je pourrais bién tomber malade… Non, ne leur dis pas ça ; car ils ſ’inquiéteraient peutêtre, ét ce ſerait un reproche que j’aurais à me faire ; d’ailleurs, je veus encore eſſayer ſi je ne me ferai pas. Embraſſe pour moi nos Frères ét Sœurs : Dis ſurtout à Urſule, de ne me-pas-oublier. Je te ſalue de tout mon cœur, ét fais bién mes complimens à Fanchon.

Ton Frère ét Ami, &c.


M.r Parangon m’a-un-peu-montré comme il falait écrire, ét tu vois que j’ai-tâché d’en-profiter. Mais il montre bien-durement, tant pour le deſſin, que pour la chose dont je te parle ! Et quant à la Demoiselle qui ſ’eſt-déja-moquée de moi, elle ſ’en-moque encore.