Le Paysan et la paysane pervertis/Tome 1/2.de Lettre
1 decemb.
Mon chèr Frère : Je t’écris avant que tu
m’ayes-fait-reponſe, ét c’eſt pour me ſoulager ;
ét pour te dire que ton ſort eſt biéndiferent
du mién, ét que je te-porte-envie,
quoique je trouve ici des inſtructions que je
n’avais pas chés nous : car, comme j’ai du
temps de reſte, acause-que je ne ſais rién, je
me-ſuis-mis beaucoup à lire dans la bibliotèque
de m.r Parangon, où j’ai-trouvé des Livres
dont je n’avais-jamais-entendu parler.
C’eſt les Œuvres de Boileau, les Comedies
de Molière, étpuis des tragédies de Racine, de
Corneille ét de Voltaire. J’ai-lu ces Livres-là
avec un ſi-grand-plaisir, qu’ils m’ont-fait-paſſer
ſur tous mes desagremens d’ici. Les
ſoirées après-ſouper, comme il ne fait pas
bon-ſortir, ét que je ne connais Perſone, je
prens un Livre, ét je lis tout-haut à la Cuisinière,
qui me paraît prendre beaucoup
de plaisir aux tragedies, principalement à
celles de l’Auteur nommé Racine ; ét une
de ces tragedies intitulée Fèdre, la fit-bién-pleurer,
ét moi auſſi, un de ces jours.
Mais ces amusemens-là ne peuvent pas
durer toute la journées ét il ſ’y-rencontre
des momens bién-durs ! Ah ! mon Pierre !
tu vis ſatiſtait, toi, dans les lieux où nous
ſommes-nés, tu es-libre, ét tu ne te creuses
pas la tête ; tes travaux ne demandent que
des bras ét du courage ! Et moi, obligé
de ramaſſer toute mon attention pour ſaisir
les principes d’un art difficile, j’ai-perdu
mon contentement ét ma liberté. Je ſuis-devenu
comme un Eſclave : Avili, rebuté,
mal-mené dans une maison étrangère, on fait
moins de cas de moi, que des Animaus inutils
qu’on y-nourrit pour ſ’en-amuser. Pierrot !
ô mon Frère ! quel état ! ét qui m’y-reduit
donc ! Tu t’en-ſouviéns ; quand nous alions
à l’école, ſous maître Jacques, j’eus le malheur
d’apprendre-à-lire, à-écrire ét à-jeter
plus vîte que toi : J’avais toujours la plume
à la main, je copiais les himnes ét les antiénnes
qu’on chante à l’Église ; ét là-deſſus,
nos honorables Père ét Mére (à-bonne-intention
pourtant) me crurent-fait pour devenir
un Docteur ; ils me mirent chés m.r le
Curé, pour apprendre le latin ; ét quand
ils virent que je lisais tout couramment un
Livre latin en-français, ils ne ſe-ſentirent
pas de joie, ét me deſtinèrent à être Habitant
des Villes, pour y-faire-fortune, ét
devenir un-jour l’appui de nos Sœurs ét de
nos jeunes Frères : étpuis, pour achever, cet
Huiſſiér-de-malheur me vit, ét conſſeilla de me
mettre à Au★★, chés le Gendre de m.r C★★ :
êt j’y-ſuis. Oh ! la maudite facilité que
j’eus donc-là ! Eh ! que m’importe à moi de
parvenir, comme on dit, ſ’il faut me degrader
auparavant, ét tacher par des occupations baſſes les plus-beaus jours de ma
vie ? Car ce n’eſt pas ici comme chés-nous,
mon chér Pierrot, où tout le monde
met la main à l’œuvre ; ma Mère, mes
Sœurs font les mêmes choses que les Filles-de-journée ;
mon Père ét nous, ét les Garſons-de-charrue,
c’eſt tout un : Mais ici,
il y-a des choses que les Maîtres ne font
jamais, qui ſont comme honteuses, ét qui
repugnent à toute Perſone honnête, par
l’opinion qu’en-donnent Ceux qui les exigent
des Autres. Et on me fait-faire de
ces choses-là, quoique je ſois Élève, ét
non Domeſtiq ; parcegu’on voit que je ſuis-doux
ét bonaſſe, ét non pas fièr comme
mes Camarades : Je mange à la cuisine ;
on m’a-dit que c’était juſqu’à-temps que
j’aie-perdu mon air villageois, ét que je ſois-mieux-habillé.
Mais qu’a-t-il donc de ſi-mauvals,
cet air-de-village ? ét ne ſuis-je-pas-habillé
à-tous les jours, comme je l’étais
chés nous les dimanches ! C’eſt que ces
habits-là ne ſont-pas-faits à-la-mode. Outre
leurs vices, ces Gens-ci ont le defaut de n’eſtimer
qu’eux ét ce qui leur reſſemble ; c’eſt le
moyén de ne ſe-jamais-corriger. Pour moi,
je ſuis timide, gaûche, comme ils disent ;
mes Camarades ſont-effrontés, eux, ét on
trouve ça bien ici ; on y-loue ce qu’on
blâme chés nous, ét l’on y-blâme ce que
tout Honnête-homme a-toujours-loué…
Mais c’eſt peutêtre un bién pour moi, qu’ils m’éloignent unpeu d’eux : Si tu voyais
comme on eſt-ſenſuel ét glouton, à la table
du Maître, en-comparaison de chés nous !
c’eſt que chaque Perſone y-conſomme autant
de viande que trois de nos Gens : on dirait
qu’à la Ville on ne vit que pour manger ;
c’eſt un bién-mauvais-exemple ! Et ſi tu
entendais les propos qu’on y-tiént ! ét ſi tu
voyais les libertés qu’on y-prend avec ces
pauvres Filles qui ont-abandonné leurs bons
Parens ét leurs Villages, où tout eſt dans
l’égalité, pour venir à la Ville paſſer leurs
beaus-jours dans la ſervitude ét dans le
mepris ! C’eſt des apoſtrofes ſi-dures, des
comparaisons ſi-meprisantes ! il ſemble que
ces pauvres Filles (ét tous-tant-que-nous-ſommes
de Gens-de-village) ſoient audeſſous
de l’humanité, ét qu’il n’y-ait pas
plûs de pudeur à garder avec elles qu’avec
les Animaus, Je ferme les ïeus ſur toutes ces
pauvretés ; car elles me feraient trop de honte
pour eux. Quoi ! ſi Fanchon-Berthiér, cette
Fille ſi-aimable, ſi-douce, ſi-modeſte, ſervait
à la Ville, un Faquin en-exigerait des
ſervices bas, lui parlerait en-derision ; on
lui dirait ét ferait des choses, comme je vois
qu’on en-dit ét qu’on voudrait en-faire ici
chaque-jour à une bonne ét jolie Jeune-fille
qui ſert à la maison !… Ô mon Frère,
je ne m’en-ſaurais taire ; quelle difference
d’avec chés nous ! Tout le monde y-eſt à
la même table : les Garſons-de-travail avec nos Frères ; les Filles-à-l’année ou au-jour
à-côté de nos Sœurs, ét toutes ſervent ſans
diſtinction ; ce-ſont des Aides, non pas des
Servantes : notre bon Père preside au-haut
de la table, ét cet honoré Vieillard a le plaisir
de voir ſes huit Filles ét ſes cinq Garſons
(car hélas ! il ne faut plus me compter)
les plus-modeſtes ét les plus-actifs de la
tablée : Il voit les Etrangérs le regarder
avec la même tendreſſe que le regardent
ſes Enfans-propres, ét écouter avec attention
ét reſpect, ſes diſcours inſtructifs ét amusans.
Notre bonne Mère, pendant ce
temps-là examine ſi rién ne mangue, ét
ſi rout le monde eſt-content ; ét quand elle
a-tout-vu, ét tout-rangé, elle écoute auſſi,
ét plus attentivement que Perſone.
Etpuis ſi tu voyais encore comme on fai ici aux Paysans qui viénnent chaque-ſemaine apporter les denrées neceſſaires ! Ils y-ſont-traités avec un mepris que je ne conçois pas, ét qui me parait marquer de la bêtise dans les Gens-de-la-Ville ; car ces pauvres Villageois les deteſtent, ét ils ſe-vengent de leurs mauvaises-façons, en-vendant mauvais le-plus-chèr qu’ils peuvent, ét en-trompant de toute manière Ceux qui les meprisent : ét je crois que c’eſt un bonheur qu’ils aient cette petite compenſſation-là, car ſans elle, je ſuis-quasi-ſûr qu’ils ne reviéndraient plus fournir le marché.
Bién-loin-donc, de rechercher les Gens d’ici, je ſouhaite que jamais ils ne me-mettent de leur dangereuse ſociété. Tout me plaît ; je mennuie, mon pauvre Frère ; je ſuis mal-à-mon-aise, ét dans une ſituation que je n’ai-pas-encore-éprouvée ; ſans la lecture, je ne pourrais pas y-tenir. En-presentant mes reſpects à nos chers Père ét Mére, dis-leur que je pourrais bién tomber malade… Non, ne leur dis pas ça ; car ils ſ’inquiéteraient peutêtre, ét ce ſerait un reproche que j’aurais à me faire ; d’ailleurs, je veus encore eſſayer ſi je ne me ferai pas. Embraſſe pour moi nos Frères ét Sœurs : Dis ſurtout à Urſule, de ne me-pas-oublier. Je te ſalue de tout mon cœur, ét fais bién mes complimens à Fanchon.