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Le Paysan et la paysane pervertis/Tome 1/14.me Lettre

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14.me) (Edmond, à Pierre.

[Scelerateſſe de la part de ſon Maître : Edmond fait-connaiſſance avec le p. D’Arras.]

1750.
12 ſeptemb.


Il faut ſe-defier de ce qu’on entend à-travers une porte, ét de ce qu’on voit par le trou-de-la-ſerrure », chèr Aîné : C’eſt ce que nous disait maître Jacques, notre Recteur d’École, comme il t’en-ſouviént ; ét ce mot était plein de ſens ; j’en-ſuis la preuve, Ce-matin, m.lle Manon m’a-dit, que m.me Parangon devait-arriver dans deux-jours. Elle n’avait pas-besoin de m’aſſurer que cette nouvelle lui fesait-plaisir ; ſa joie paraiſſait ſur ſon visage ét dans ſes ïeus, Elle a-ajouté, mais d’un air-de-confiance ét de-verité auquel je n’ai-pu-m’empêcher de me-rendre, qu’elle alait enfin être-delivrée des perſecutions de m.r Parangon : (perſecutions ! ça m’a-pourtant-donné-à-penſer) ; qu’elle ne demeurerait plus chés lui, ét qu’elle ne ſerait-plus-obligée de deguiser ſes ſentimens à Quelqu’un qui les meritait. Elle m’a-regardé, en-prononçant ces derniers mots, d’une manière ſi-bonne, ſi-douce, fi-obligeante, que j’en-ai-rougi de plaisir : ét m.lle Manon me voyant rougir, elle a-baiſſé-la-vue, en-rougiſſlant auſſi. Puis elle a-continué de parler, en-ces termes : — Je ne vous cacherai pas, monſieur (ét c’eſt la première-fois qu’elle m’appelle monſieur), qu’il m’a-falu bién de la force pour resiſter aux attaques de mon Cousin ; (ces maudites attaques & ces perſecutions ne me plaisent pas) ; il m’a-quelque-fois-mise dans… de… certaines… positions :… ſi nous avions-êté-ſurpris, l’on aurait-cru… Mais, grâces-au-Ciel, je m’en-ſuis-tirée,… avec un-peu de ruse, de-manière à me-tranquiliser… J’aurais-bién-quitté la maison avant le retour de ma Cousine ; mais de puiſſantes conſiderations m’en-ont-empêchée : il aurait-falu-dire les raisons de ma demarche à ma Mère, à ma Sœur, ét peutêtre même à ma Cousine ; ét, ſupposé que je les euſſe-tues, on les aurait-devinées, car m.r Parangon eſt-connu : ét vous ſentez quel mauvais-effet cela aurait-produit dans le monde, ét dans un menage où la desunion eſt à-tout-moment ſur-le-point d’éclater : il faut que ce ſait ma Cousine, pour y-tenir. Vous alez la voir ; c’eſt une Femme charmante, reſpectable, quoique dans la première jeuneſſe ; vertueuse ſans-affectation, cachant ſous l’apparence de l’enjoûment, les chagrins… qui devorent ſon cœur ; ſi-bonne, qu’on ne ſaurait la connaître ſans l’adorer ; ſi-tendre, qu’elle paraît l’Amitié perſonifiée… c’eſt ma meilleure Amie, je vous aſſure, Monſieur. (Ô mon Pierre, ſi ce portrait n’eſt-pas-flaté, quel bonheur pour moi de demeurer dans une maison gouvernée par une ſi-digne Femme ! étpuis, ſi c’eſt ſa meilleure Amie, ce n’était donc pas elle… tu ſais-bién ?) M.r Parangon ne la merite pas (a-pourfuivi m.lle Manon) : Si vous ſaviez tout !… (Ici elle a-caché ſon visage dans ſes mains, ét je crais qu’elle a-ſoupiré) ; cette Tiénnette,… (a-t-elle-repris).. — Je ſais, Mademoiselle (ai-je-dit), qu’il a-fait à Tiénnette des propositions… — Oui : mais ce que vous ne ſavez pas, Monſieur, c’eſt qu’il a-ſeduit cette pauvre Fille, ét qu’il l’a-tirée de chés ſes Parens à leur inſu ; ce ſont de pauvres Gens, mais ils n’auraient-pas-ſouffert une pareile infamie : il ſut la recevoir à ſon arrivée, ét il l’avait-logée à l’Image-Saintjacques, où elle fit-ſemblant de ne pas le connaître : ils paſſèrent la nuit enſemble, avec toutes les precautions neceſſaires pour ſauver les apparences. Cette Fille trompe neanmoins ſon Corrupteur ; ét ce Loiseau, qui la ſuit partout quand elle ſort, eſt le favori. (Je n’ai-pu cacher ma ſurprise, chèr Aîné : Tiénnette ne m’a-pas-conté ſon hiſtoire de cette manière) ! Elle en-écoute Deux, ét je crais, les trompe également. (Ô ciel ! cela ſerait-il vrai)… Elle vous aurait-écouté vous-même, ſi vous aviez-voulu….. (C’eſt cela, que je la trouvais ſi-bonne-fille !) Si vous pouviez un-moment douter de ce que je vous dis, il ſerait-aisé de vous en-convaincre par vos propres ïeus. — J’accepte la proposition, mademoiselle (ai-je-repondu) ; car j’aime à voir le vice demaſqué. — Croyez, monſieur, que ſans de fortes raisons, je ne detruirais pas cette pauvre Fille dans votre eſprit ; je compte d’ailleurs abſolument ſur votre diſcretion : apprenez qu’aujourd’hui je dois aler voir ma Mère, ét que le temps de mon abſence ſera-mis à-profit. Entendons-nous enſemble ; je vous demanderai pour me-donner le bras juſque chés nous, ét vous ne ſortirez pas d’ici. Voila la cléf de mon cabinet-à-coucher ; vous-vous y-introduirez adraitement, ét delà vous verrez… des choses qui vous étonneront, ét qui m’ont-indignée, unjour que le hasard m’en-rendit temoin, bién-malgré-moi -!

Ici notre converſation a-été-interrompue par l’arrivée de m.r Parangon ; ét je ſuis-venu ſur-le-champ te-l’écrire, de crainte d’en-oublier quelque-chose… Il m’appelle : J’acheverai tantôt…

C’était pour me-faire rendre’une Lettre à m.lle Manon, qu’il boude, ſans-doute ; car elle était en-haut. Elle a-voulu que j’attendîſſe la Reponſe. Elle a-cependant-ri, en-lisant la Lettre, ét davantage encore, en-me donnant la Reponſe. Je n’ai jamais été ſi-curieus…

Je viéns d’avoir un entretién avec Tiénnette : j’ai-beaucoup-parlé de m.lle Manon ; elle me-repondait peude chose : je continuais toujours ; à-la-fin je crais qu’elle ſ’eſt-impacientée, car elle m’a-dit : — Mondieu ! que j’aime votre manière-de-voir ! ſi tout le monde l’avait, nous ſerions tous heureus, ou tranquils aumoins : hièr encore, que de jolies-choses ne m’avez-vous-pas-dites d’Edmée ! aujourd’hui c’eſt m.lle Manon : Une-autre penſerait que vous êtes peu-ſolide dans vos inclinations ; moi, je vous felicite, ét je dis que vous voyez tout en-beau-. J’ai-ſenti le reproche, ét je n’ai-pu me-defendre d’un peu de honte ; mais j’ai-fait comme les Gens-des-Villes, je l’ai cachée ſous un air deliberé, J’ai-reparti, Que Mademoiselle valait bién Edmée pour la gentilleſſe ; que je ne connaiſſais pas cette Dernière ; qu’il me-ſerait peutêtre-impoſſible de la retrouver, puiſque toutes mes recherches avaient-été juſqu’alors inutiles ; ét que la Première était d’un caractére qui tous les jours me revenait davantage. Oh ! ſi tu avais-vu comme Tiénnette a-rougi, mon chèr Pierre ! Se-douterait-elle que m.lle Manon ſait tout, ét qu’elle m’a-tout-dit ? Elle a-rougi ! elle eſt-coupable ; on ne rougit pas, pour ce que j’ai-dit, ſans des ſujets extraordinaires… J’ai-toujours-continué à parler de m.lle Manon : Tiénnette l’a-louée : elle ne l’aime pas ; ét elle la loue ! mon Pierre, c’eſt qu’elle la craint. Il eſt-pourtant beau de louer Ceux qu’on n’aime pas ! il y-a bién des Gens qui ne ſ’y-plieraient guère, quelqu’interêt qu’ils y-euſſent, moi le premier. Tiénnette a-fait plus ; elle ſ’eſt-attendrie, en-disant : — Je ferais tout pour Mademoiselle ; je la connais auſſibién que vous : mais Madame reviént… Je regretterai toujours Mademoiselle… oui, je l’aime, ét je le prouverai-. Je ne ſais qu’en-dire : je remets à porter mon jugement, lorſque j’aurai-vu ce que j’attens. M.lle Manon viént me-chercher ; elle va partir.

Pierrot ! Pierrot ! comme le monde eſt-fait !… Ehbién, mon Enfant, j’ai-tout-vu ; mais abſolument tout ce qu’on peut voir… Nous ſommes-ſortis m.lle Manon ét moi : m.r Parangon eſt-alé chés ſon Ami le Medecin, un Francmaſſon, ét l’un des meilleurs Biberons de la Ville. Après avoir-remis m.lle Manon chés ſa Mère, je ſuis-vîte-rentré : j’ai été au cabinet : j’ai-refermé la porte vitrée à la cléf, ét j’ai-tiré le rideau. Une bonne heure ſ’eſt-paſlée avant que j’entendiſle Perſone. Enfin l’appartement de m.r Parangon ſ’eſt-ouvert, ét je me-ſuis-trouvé à-portée de m’éclaircir. J’ai-d’abord-aperçu m.r Parangon : le cœur me-battait comme ſi c’eût-été m.lle Manon ou Edmée que j’alais voir avec lui. Je formais cent projets, ſans m’arrêter à auqu’un ; car tantôt je me-promettais de detruire l’erreur de m.r Loiseau ; tantôt je prenais la resolution de garder le ſilence. Enfin Tiénnette a-paru : je ne l’ai-reconnue qu’à ſes habits, parcequ’elle avait le visage couvert… Je crais qu’effectivement, elle n’accorde des choses ſi-honteuses à m.r Parangon, que malgré elle ; car j’ai-vu bién des difficultés, ét j’ai-même-entendu-comme pleurer. Cependant, où eſt donc la neceſſité de ſe-proſtituer de la ſorte ? Ô Loiseau ! pauvre Loiseau ! comme on abuse de ta bonne-foi !… Cependant il y-a là-dedans du Mmicmac, qui me-paraît inconcevable… Je ne ſerai plus temoin de pareille ſcène ; celle-ci me-fesait ſouffrir ; J’y-ai-trouvé quelquechose de revoltant de la part de m.r Parangon : cependant il a-falu tout eſſuyer, car je ne pouvais ſortir de ma cachette ; ét de bon-cœur j’aurais-maudit ma curiosité, ſi ce n’eſt que cela va m’apprendre à connaître Ceux qui m’environnent, ét m’empêchera par-la-ſuite d’être la dupe de leurs grimaces.

Dès que je me-ſuis-vu libre, j’ai-couru prendre-l’air dans le jardin des Cordeliers, nos voisins. Je m’y-promenais en-rêvant : un Religieus, qu’on nomme le p. D’Arras (ét qui eſt mon Confeſſeur) eſt-venu-m’accôter. C’eſt un Homme à la fleur-de-l’âge, qui me-paraît conſommé dans la piété ; ſa converſation eſt toute-édifiante : il m’a-montré de l’amitié, m’a-fait mille offres de ſervices, ét cela, mon Pierre, avec une politeſſe qui me-mettait à mon aise avec lui ; on aurait-dit que je l’aurais-obligé en-acceptant. Il ſ’eſt-beaucoup-informé de notre Famille, de nos moyéns, de mes talens naturels, ét de ma façon-de-penſer ; il a-paru trèsſatiſſait de la manière dont je lui ai-repondu, ét m’a-fait-promettre de le voir ſouvent, plutôt comme Ami, que comme Pére-ſpirituel. Il m’a-enſuite-parlé peinture, ét m’a-dit que ſes Amis aſſuraient qu’il excellait dans l’art qui en-eſt le plus-voisin ; c’eſt-à-dire le deſſin ét la gravure. Il m’a-mené dans ſa chambre, pour me-faire voir de ſes Ouvrages, publiés ſous le nom d’un celèbre Artiſte de Paris. Ce qui m’a-bién-flaté ; car il me-ſera très-utile d’avoir une telle Connaiſſance. Sa converſation m’a-remis du baume dans le fang, ét je me-ſuis-trouvé-ſoulagé.

En-le quittant je ſuis-venu auprès de Tiénnette. Oh ! la maſque ! elle était d’un ſens-fraid… c’eſt une chose bién-incrayable, comme les Femmes ſavent feindre !… Pauvre Loiseau !.. Ma-foi je ne ſais plus que penſer de toutes ces Magiciénnes-là (car elles le ſont, par le ſort qu’elles jetent ſur leurs Ámoureus). Ét ſi m.lle Manon était fauſſe comme cela !… Il n’y a qu’Edmée, dont un je-ne-ſais-quoi me-dit qu’elle eſt comme elle m’a-paru… Je ſuis-pourtant-fâché de l’avoir-trouvée à Vaux ; car je ſens qu’elle m’empêche d’abandonner toutafait mon cœur aux eſperances que m.lle Manon ſemble vouloir me-permettre, dans le cas où je m’en-rendrai digne.

Voila bién des nouvelles, mon Pierre, ét des choses dont il n’y-a point d’exemple chés nous. J’embraſſe ta chère Future, ainſi qu’Urſule, ét tous nos Frères ét Sœurs. Il me-faudrait un habit noir, outre l’habit de couleur que j’ai-reçus ; la decence veut qu’on ſe-mette en-noir ici en-certaines occasions ; comme, par-exemple, le ſemaine dernière, que la Fille d’une Princeſſe d’un petit pays du cercle de Suabe en-Allemagne mourut de la petitevérole, à l’âge de trois-mois ; la Cour a-pris le deuil pour trois-jours, ét les Gens-comme-il-faut d’ici ne l’ayant-ſu que le dernier jour, ils l’ont-pris trois-heures, pour aler à la promenade de l’Arquebuse ; ét ſi j’avais en un habit noir, j’y aurais-mené m.lle Manon. Je te remercie de l’argent que tu m’as-envoyé pour m’acheter des boucles ; j’en-ai-pris de fort-propres, ét du dernier goûts ; je té renvoie celles de cuivre, que tu as la bonté de trouver aſſés-belles pour toi. Toutes les fois que je penſe à Pierre Rameau, je me-dis que J’ai le meilleur des Frères.