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Le Paysan et la paysane pervertis/Tome 1/17.me Lettre

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17.me) (Edmond, à Pierre.

[Arrivée de m.me Parangon : Commencement d’une paſſion malheureuse ! ]

1750.
18 ſeptemb.


Cher Aîné : Je t’écris dans un moment où toute la maison de mon Maitre ſe-livre à la joie. M.me Parangon viént-d’arriver de Paris. C’eſt une Brune-claire, dont le tour-de-visage eſt-parfait ; elle a les ïeus d’une douceur à laquelle on ne ſaurait ſe-refuser ; la bouche un peu grande, mais vermeille, appetiſſante, comme on n’en-vit jamais ; les dents blanches, petites ét ſerrées ; la tâille audeſſus de la mediocre, libre, degajée, voluptueuse. Mais ce portrait n’eſt qu’une eſquiſſe ; il faut la voir, pour ſentir ce que tout-cela vaut : Il n’eſt chose en-elle qui n’ait un charme particulier : ſa jambe eſt-fine ét faite d’une façon qui remue le cœur ; ſon piéd eſt ſi-joli, ſi-petit, ſi-agreable à voir, qu’il n’y-a rién de tel ; ſon ſein a une forme, une blancheur, un mouvement que je n’ai-vu qu’à m.lle Manon, ét il eft plus-parfait encore ; ſa main douce, potelée, ſon bras menu, arrondi ſont blancs comme ſa gorge : ét tout-cela en-elle eſt millefois plus-joli que dans les autres Femmes. Ce qui m’a-charmé pardeſſustout, c’eſt ſon ſourire ; c’eſt qu’il reünit ce que j’ai-vu d’enchanteur dans celui de notre Urſule, qui l’a comme tu ſais, dans celui de Fanchon-Berthier, qui l’a ſi-joli, dans celui de m.lle Manon, ét dans celui d’Edmée.

Elle a-demandé à nous voir tous les uns-après-les-autres. Mes Camarades ét Tiénnette m’ont-precedé : ils ont-reçu chaqu’un un present ; Tiénnette, un beau collier, avec des boucles-à-pierre ; Lalgarde, le-plus-ancién des Élèves, une belle tabatiére ; Tintoret une jolie canne à-la-mode. J’étais jalous de l’accueil qu’elle leur fesait, ét je reſtais tout-honteus derrière les Autres. Elle a-baisé deux-fois Tiénnette, en-l’appelant ſa bonne-amie : j’en-ai-rougi d’indignation. Mais je ne ſaurais te tracer un tableau fidèle de ce qu’elle m’a-paru en-careſſant ſa Cousine ; c’était une Deeſſe, je crais, ét m.lle Manon me-ſemblait mille-fois plus-aimable entre ſes bras qu’auparavant. Enfin, mon tour eſt-venu ; je me-ſuis-approché d’un air fi-timide, ſi-decontenancé, qu’elle en-a-paru-frappée. Elle m’a-donné le temps de me-remettre, en-disant à ſon Mari : — Voila donc le jeune Élève -? M.r Parangon a-repondu, que oui, ét qu’il était fort-content de moi. M.lle Manon n’a-pas-manqué d’appuyer cet éloge, ét je lui en-ai de l’obligation. — C’eſt mon Protegé, a-repris l’aimable Dame, ét je veus qu’il me-faſſe honneur-. Elle m’a-presenté un Livre magnifiquement-relié, en-me-disant, qu’elle voulait ſeconderle goût decidé qu’on lui avairt-mandé que j’avais pour mon art. Elle-même l’a-ouvert ; ét J’ai-vu que c’était une belle collection de deſſins, copiés d’après les plusgrands Maîtres, tels que Rafael, Michel-Ange, Le-Correge, Le-Titién, Vinci, Buonaroti, L’Albane, les Caracci, Lebrun, Lefueur, Boucher, Vanloo, Vernet, &c.a Je ne ſaurais te dire, mon Pierre, combién je ſuis-ſenſible à ce beau present, dont la main qui me l’a-fait augmente encore le prix.

Après ſ’être-prêtée à l’empreſſement de ſa maison, elle ſ’eſt-montree ſur la porte, ét tout-auſſitôt la ſalle a-été-remplie de Voisins. Oh ! comme elle eſt-aimée ! Mondieu ! le bel éloge que d’être-aimée de tout le monde ! Chaqu’un ſemblait revoir une Fille, une Sœur cherie ; les Jeunesfilles, une Compagne, une Bonne-amie. Enfin, on ſ’est-retiré, pour la laiſſer reposer, ét je ſuis-demeuré ſeul auprès d’elle avec Tiénnettez ; m.lle Manon étant-alée porter à ſa Mêre ét à ſa Sœur cent jolies choses que ſa Cousine avait-deſtinées pour elles.

A-present, mon Frère, je me-demande, comment une Femme ſi-chermante n’a pas tourte la tendreſſe de ſon Mari ? Il eſt-vrai qu’elle a-été bién-longtemps abſente ! mais on dit que les chagrins y-ont-eu autant de part que les affaires, Oh ! que n’a-t-il mes ïeus !… Je ſens en-m’occupant d’elle, un feu dans ma poitrine, une joie, un contentement, avec des mouvemens… Quel plaisir de la voir tous les jours ! d’être à-portée d’executer quelques-uns de ſes ordres ! plûs la chose ſera penible, plûs j’y-trouverai de delices. Et cela me-fait-comprendre comment nos Premiers-Parens ſ’occupaient avec plaisir-ét-ſans-peine dans le Paradis-terreſtre ; Adam penſait pour Eve, Eve pour Adam, comme je penſe pour elle, ét ils travaillaient l’un pour l’autre… Mais où en-étais-je ?

Tiénnette aidait m.me Parangon à ſe-deshabiller ; ét moi je demeurais-là… (Je ne ſais pas enverité, comme j’ai-été-capable de cette indiſcretion !) — Eh bién, ma Tiénnette, a-t-elle dit, ſans paraître ſonger à moi, vous m’avez-tant-desirée ! me voici-. Tiénnette lui a-baisé la main, ſans repondre un mot ; et j’ai-vu rouler des larmes dans ſes ïeus. (C’eſt qu’elle a des remords ; elle n’eſt-pas-encore-accoutumée au vice, vois-tu : ah ! elle en-doit bién-avoir !) — Ma pauvre Tiénnette (a-t-elle-continué)… j’y-ſuis inſenſible à-present… Je ne l’aurais-pourtant-pas-cru… Je ne devais pas… Si j’en-ſuis-fâchée, ce n’eſt qu’à-cause de Celle-… Tiénnette a-ſoupiré ; ſes regards ſe-ſont-tournés vers moi. m.me Parangon paraiſſait plongée dans une rêverie profonde, dont elle eſt-ſortie toutacoup, pour m’adreſſer la parole. Elle m’a-dit, à ce que je crais, des choses fort-obligeantes mais que j’entendais à-peine, tant le-ſon-de-ſa-voix portait de trouble ét d’émotion dans mon âme : tout en-me-parlant, elle cherchait quelque-chose ; ét elle m’a-presenté une fort-belle montre-d’or, en-me-demandant, ſi je la ſaurais monter ? Ét ſur ma reponſe, elle m’a-montré ; enſuite elle m’a-prié de la garder, en-ajoutant : — C’eſt de la part de Quelqu’un qui vous eſtime-. J’ai-repondu : — Madame, ce me-ſera la chose la plus-precieuse que je puiſſe poſſeder, auſſi-longtemps que je pourrai me-rappeler que c’eſt de vous que je l’ai-reçue-. Enſuite, je me-ſuis-retiré. Je ſoupçonnerais preſque m.lle Manon de m’avoir-fait ce cadeau, ſi je ne craignais de trop-donner à mon amour-propre.

Ehbién, qu’en-dis-tu, mon Pierre ? Enverité, je crois que m.me Parangon ét la ſeule Femme toutafait belle ét meritante que j’aye-encore vue ? Admire cette douceur, cette tranquile moderation ! Elle fait bon-accueil à tout le monde ; ét elle careſſe Tiénnette : elle fait tout, ét elle l’appelle, ma pauvre Tiénnette ! Elle ſ’accuse, ét dit que c’eſt ſa faute à elle-même ? Ét l’Autre n’expire pas de honte à ſes piéds | elle ose la regarder ! Oh ! je m’aneantirais, moi, je m’enfoncerais cent-piéds ſous terre. Femme aimable ! vous meritez une courone, un Cœur… Vous meritez un Homme qui ſente ce que vous valez ! Je ne me-ſens plus ſi-preſſé du desir de retrouver Edmée ; m.lle Manon me-paraît moins. jolie ; les Femmes de nos cantons me-ſemblent moins que rién ; toutes les grâces ét les attraits ſont avec Colette-C★★.

Adieu, cher Pierre : tu ne fus jamais ſi tendrement aimé de

Ton Edmond.