Le Paysan et la paysane pervertis/Tome 1/19.me Lettre

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19.me) (Edmond, à Pierre..

[Il ſe-defend mal, ét ſe-laiſſe penetrer]

1750.
26 ſeptemb.


Girouette, moi, chèr Aîné ! mais, non, je ne le ſuis pas-du-tout ! Faut-il donc fermer les ïeus, ét ſ’empécher de penſer ? J’ai trouvé Tiénnette jolie ; m.lle Manon interefeſante ét jolie ; Edmée intereſſante, aimable ét belle ; m.me Parangon plus-belle, plus-intereſſante, plus-aimable, plus-jolie, reſpectable pardeſſus, en-un-mot une Femme parfaite : voila tout ! Elle n’a peutêtre rién de plus-mignon dans les traits que les trois Autres ; car Tiénnette eſt bién-mignone ; m.lle Manon l’eſt auſſi, ét de-plûs, elle a un-je-ne-ſais-quoi qui parle aux ſens, ét qui rappelle ſon Buveur, comme on dit ; Edmée a la plus-belle chevelure brune, un air ſeduisant de jeuneſſe ét d’ingenuité, ſi-touchant, fi-touchant !… Mais dans m.me Parangon, les attraits ſont plus-developés ; elle a cette aisance ét ces grâces que donnent l’usage-du-monde, ſur-tout le ſejour de la Capitale, ét dont on n’a pas d’idée chés nous, mais qui ſe-font-ſentir, dès qu’on les voit : ajoute à cela que ſes vertus font encore plûs d’impreſſion ſur moi que ſes charmes. Si la belle Edmée poſſedait la moitié de cela, tu ne me-verrais pas indecis comme je le ſuis !… mais je ne l’ai-vue qu’une-fois, ét j’en-ſuis bien-aise ; je ne chercherai pas même à la voir davantage, afin de vous donner la ſatiſfaction de m’attacher à m.lle Manon, pour laquelle je vois bién que vous panchez, D’ailleurs, je ſens un plaisir que je ne ſaurais exprimer, lorſque je ſonge que par-là je ſerai le cousin de m.me Parangon.

Je n’ai point de repugnance pour le mariage ; aucontraire, malgré ma jeuneſſe, il me-ſemble qu’il me-faut cet état pour être heureus : mais, en-venant ici, je ne me-ſerais-pas-imaginé qu’il en-ſerait ſitôt queſtion : cela ſ’agence, je ne ſais comment. Je te dirai, qu’aujourd’hui m.r Parangon m’a-familièrement-entretenu de ſa Cousine, ét qu’il ſ’eſt-aſſés-clairement-expliqué au-ſujet du mariage, pour me-donner-à-entendre qu’il avait des vues ſur moi. Depeur neanmoins de faire une bevue, j’ai-repondu vaguement ; je lui ai-representé, que j’étais encore bién-jeune ét ſans état, pour m’occuper de Perſones audeſſus de ma fortune, ét de projets audeſſus de ma portée actuelle ; car on n’eſt pas Artiſte, pour prendre les premiérs-principes d’un art : que je commençais une carrière longue ét difficile, dont il n’était pas ſûr que j’atteignîſſe le but… Il m’a-repondu, qu’il presageait tout ce que je ſerais unjour, ét qu’il était-content. Que veulent dire tant de prevenance, de zèle ét de bonté ? D’un-côté, je me-dis, que je ne ſuis pas d’un merite aſſés-saillant, comme on dit ici, pour meriter ce compliment-là, ét que ma fortune n’eſt pas aſſés-ample, pour qu’on me-jete à la tête une Jolie-fille, ſans qu’il y-ait de ſecrettes raisons, que je ne ſaurais comprendre : de-l’autre, j’imagine qu’on m’aime, parceque je tâche d’être-officieus, complaisant, appliqué ; que jamais je ne râille Perſone, ét que je diſſimule les mauvais-procedés de mes deux Camarades : on me-flate (ét je crais m’en-apercevoir moi-même) que je les ſurpaſſerai biéntôt : m.me Parangon penſe là-deſſus, ainſi que m.lle Manon, qui viént ſouper ici tous les jours, depuis qu’elle n’y-demeure plus : mais cette Dernière me-loue trop, pour que je la craye, ét j’ai-fait-attention que m.me Parangon n’y-applaudit pas, elle qui paraît toujours ſi-bién diſposée pour moi…

On m’a-interrompu à la moitié de ma Lettre : m.me Parangon veut que je ſais ſon émule dans une copie d’un petit tableau de Boucher, qu’elle commence : j’ai-travaillé toute la journée ſans-relâche, mais je ne ſuis pas content de moi. Autre chose.

le ſoir. Deux-fois de-ſuite m.lle Manon m’avait-demandé mon bras pour aler à la promenade Le ſoir, ét je l’accompagnais avec beaucoup de plaisir. Aujourd’hui, m.me Parangon, avant qu’on ſortit de table, m’a-donné une commiſſion preſſée. Je me-ſuis-levé ſur-le-champ, tant j’avais-hâte de lui obeir. À-mon-retour, je l’ai-trouvée ſeule : Elle m’a-reçu d’un air ouvert ét riant, en-me-disant, qu’elle ne ſortait pas, ét que ſi Je voulais, j’alais lui faire-compagnie ? J’ai, tout-en-rougiſſant, balbucié quelque-chose, qu’elle n’a-pas-compris, ni moi non-plûs, mais qui devait ſignifier, que j’étais-enchanté. Enefet, j’étais-hors-de-moi, tant je me-trouvais-flaté. Elle ſ’eſt-aſſise, ét m’a-fait-mettre à-côté d’elle, en-me-donnant un Livre, qu’elle m’a-prié de lui lire. À-l’inſtant où j’alais-commencer, Tiénnette eſt-entrée, ét ſ’eſt-placée auprès de ſa Maitreſſe pour m’écouter. Je n’ai-pu me-defendre d’une reflexion que voici, mon Pierre : — Comment m.me Parangon, ſi-vertueuse, qui connaît cette Fille, ne la renvoie-t-elle pas ! ét pourquoi la ſouffre-t-elle à ſes côtés ? Il faut être-bonne ; mais je ne crais pas qu’il ſait bién d’être-faible, ét de tolerer le vice-. Le Livre a pour titre, Lettres du Marquis-de-Rozelle. Je lisais rapidement : il ſemblait que le Marquis eût-puisé tout ce qu’il disait dans mon propre cœur. Mais, comme j’ai-été-ſurpris, quand j’ai-vu que Leonore n’était qu’une Fourbe ! j’ai-regardé Tiénnette à-la-derobée. Nous en-étions aumilieu de la I.re Partie, quand on m’a-dit de ceſſer de lire. Nous avons-causé ſur notre lecture ; m.me Parangon a-montré les ſentimens les plus-honnêtes ét les plus-delicats : à mon grand étonnement, Tiénnette osait dire comme ſa Maitreſſe ; elle avait l’effronterie d’en-étaler que je n’aurais-pas-crus moins-beaus, ſi je n’avais-connu le Sujet. Enſuite, je ne ſais à quel propos elle a-été parler d’Edmée : elle a-decouvert ce qu’était cette aimable Fille, ét je vais t’en-faire-part.

Edmée-Servigné eſt fille d’un Vigneron aisé, qui a-perdu ſes deux grands Garſons par un malheur, ét qui peut donner à chaqu’une de ſes deux Filles un aſſés-bon mariage. La Cadette (c’eſt la jolie) a-reçu une éducation beaucoup-meilleure que ſon Ainée, ayant-été-élevée aux Dames-de-la-Providence, depuis l’âge de ſix-ans, juſquà quinze, auprès de ſa Mareine, qui était-là-penſionnaire. C’eſt ce qui fait qu’elle vit fort-retirée, ét qu’elle ne ſe-mêlé guêre aux jeux ni aux divertiſſemens de ſes Pareilles ; parceque dès qu’elle ſ’y-trouve, elle les oblige d’éloigner les Garſons de leur connaiſſance, que leur groſſièreté lui rend inſupportables. Cette Jeuneperſone eſt-fort-inſtruite ; elle ſait-auſſie faire mille petits ouvrages, ét ne ſe-trouverait pas deplacée parmi d’Honnétes-gens (comme on dit ici, en-parlant des Riches) ; aulieu qu’elle le parait beaucoup avec Ceux de ſa condition : — Ce qui n’eſt peutêtre pas avantageus pour elle (a-remarqué Tiénnette), ét lui fait-mener une vie fort-triſte ! elle meriterait Quelqu’un qui l’aſſortît-.

Effectivement, mon Frère, voila une charmante Fille ! ét je regrette bién qu’il faille y-renoncer ! Je veus prendre encore quelque-temps pour me-decider, depeur de me-preparer un long repentir ; ét toi-même tu ne voudrais pas que j’agiſſe avec precipitation,