Le Paysan et la paysane pervertis/Tome 1/20.me Lettre

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20.me) (Le Même, au Même..

[Ce qu’était D’Arras : Converſation ſingulière avec une Jeune-perſone]

1750.
1 octobre.


Je me-ſuis-promené hièr après-diner plus de deux-heures avec le bon Religieus dont je t’ai-deja-parlé, mon Pierre. Je ne ſaurais te rapporter le centième des amitiés qu’il m’a-faites : nous voila, je penſe, amis pour la vie, ét il me l’a-plusieurs-fois-aſſuré. Ce n’eſt pas de ces Devots ſcrupuleus, qui defendent tous les plaisirs, ét qui ne derident jamais ; il permet qu’on ſ’évertue unpeu ; lui-même grave de petits ſujets trèsgais à ſes momens-de-loisir, ét il ſe-prête à de petites parties honnêtes. Par-exemple, après notre promenade, nous avons-goûté dans le jardin du Couvent, avec deux ou trois de ſes Amis, outre quelques Religieus, que le p. D’Arras a-vus-paſſer, ét qu’il a-appelés. Il eſt-fort-confideré dans la Maison, où les Superieurs le laiſſent-agir à-ſa-fantaisie. Il eſt d’une bonne Famille, ét jouit d’une forte penſion, qu’une Sœur unique, richement établie, lui paye exactement : il ne l’emploie qu’à ſe-faire-aimer de tout le monde ; auſſi les meilleures Maisons de la Ville lui ſont-elles ouvertes ; ce qui n’eſt pas une petite preuve de ſon merite. Il m’a-dit, qu’il voulait me-former, ét me-procurer de belles Connaiſſances. Tu vois que c’eſt un grand bonheur pour moi que de lui avoir-plu ! m.me Parangon, à laquelle il a-parlé de moi, ne me-paraît-pas-fâchée que je ſais en-liaison avec un Homme comme lui, ſi-capable de me-donner de bons-conſeils, ét même de bons-principes pour le deſſin.

Je ſuis-moins-decidé que jamais entre m.lle Manon ét la gentille Edmée. Si l’Une me-tiént plûs au cœur, l’Autre conviént-mieux à mon avancement dans le monde. La Dernière me-montre plûs d’inclination que jamais, ét ſ’eſt-même-aſſés-ouvertement expliquée, pour que je puiſſe ſans-presomption, craire qu’elle penſe à moi. Je ne dois ni ne veus te rién cacher, mon Ami.

Hièr, m.r Parangon enmena ſa Femme ſouper en-ville. En-partant, il dit à Tiénnette, que ſi m.lle Manon venait, elle la priât de reſter, ét que je lui tiendrais-compagnie à ſouper. Effectivement, quand j’eus-quitté le p. D’Arras, je la trouvai. Elle me-dit en-riant, qu’elle m’attendait avec beaucoup d’impatience ; qu’il était près de ſept-heures, ét qu’elle avait-apprehendé que je n’en-ſîſſe autant que mes deux Camarades, qui ne devaient pas ſouper à-la-maison. Elle ajouta, qu’elle alait-faire-un tour dans le jardin, en-attendant attendant l’heure de ſe-mettre à table ; ét elle me-tendit la main, pour que je l’accompagnaſſe. Il commençait à faire-ſombre. Nous causames d’abord de choses indiferentes, en-marchant après avoir-parcouru quelques alées, m.lle Manon fut-ſ’aſſeoir ſur un banc de gason ; je me-mis à-côté d’elle, ét nous eumes cet entretién :

— Que le Ciel eſt-ſerein ! cette automne eſt la plus-belle que j’aie-encore-vue, — Oui, mademoiselle, il fait le plus-beau-temps du monde. — Il ſemble que les étoiles aient une lumière plus-étincelante ét plus-vive qu’à-l’ordinaire ? — Oui, mademoiselle. — Oui, mademoiselle ?… Mais ſavez-vous, Edmond, que vous ne repondez pas bién, ét que je quêtais un compliment ? eſt-ce que vous n’en-ſavez pas faire ? — Pardonnez, mademoiselle ! par-exemple lorſque vous m’avez-parlé de la beauté des étoiles, il m’eſt-venu en-penſée de vous dire… — De me-dire ?… Hébién ? quoidonc ? — Que le feu de vos ïeus eſt plus-vif que le feu dont elles brillent. — Enverité, vous l’avez-penſé ? — Oui, mademoiselle, ét je n’osais le dire. — Mais cela ſe-dit, ſurtout dans un tête-à-tête ; cela ſe-dit ſans difficulté… (Et me-parlant bas :) Il eſt bién d’autres choses, lorſqu’on eſt ſans Temoins, qu’on peut ſe-dire encore !… Je voudrais être votre Confidente ! Voyons ; communiquons-nous nos petits ſecrets ? mais point de réserve ; je n’en veus point avoir pour vous à-condition que de-votre-côté, vous ne m’alez-rién-cacher. Avez-vous aimé ? Aimez-vous ?… Je crais que vous rougiſſez ? alons point de mauvaise-honte : la ſenſibilité ne deshonore pas un bon-cœur, ét puis, songez que votre ſincerité ſera la mesure de la miénne ? — Si j’aime ? — Oui ? — J’aimerais, ſi… — Hébién ſi ? — Si je crayais l’être, — Je ne vous crais pas fait pour être-rebuté ! (Sa jolie main ſe-jouait dans les boucles de mes cheveus, en-disant ces mots flateurs.) Celle qui vous a-touché n’eſt pas malheureuse, ét ſi je la connaiſſais, je lui parlerais en-votre faveur ? — Vous êtes bién-bonne, Mademoiselle ! — Mais je crairais l’être pour elle, Vous me-l’alez nommer ? — Vous la nommer ! — Oui ? — Non ! non… — Vous n’osez ? — Je crains… — Que craignez-vous ? de lui-manquer ? —Il eſt des choses qu’on penſe, ſans les oser dire… — Desabusez-vous ; on ne manque jamais à une Fille, en-disant qu’on l’aime, le-lui-dît-on en-face… Elle eſt-bien ? — Oh !… charmante. — Sa taille ? — Comme la Beauté doit l’avoir. — J’entens ; elle eſt d’une tâille avantageuse, ſans être-coloſſale. Brune ? blonde ? Ni l’un ni l’autre peut-être ? — Il eſt vrai ; ſes beaus cheveus… ( je me-ſuis-arrêté, en-regardant les ſiéns qui ſont-cendré)… — Eſt-elle riche ? — Plûſ-qu’il ne faut, pour que j’ose m’élever juſqu’à elle. — Vous n’êtes pas ambicieus ! Avez-vous-jamais-remarqué qu’elle prit à vous quelqu’intérêt ? — Je ne m’en-ſlate pas ! aucontraire. — Hé-mais ! il ne faut pas être ſi-modeſte ! — Lorſqu’on ſe-connaît, l’on a-toujours-peur de ſ’abuser. — Faut-il donc nous reduire à la neceſſité de vous dire crûment, qu’on vous aime ?… de vous repeter, on vous aime ?… Un Amant aſſés-boûché pour nous reduire-là, meriterait… Cependant, c’eſt un grand defaut que la presomption ; un Amant presomptueus… oh ! je le deteſterais : la modeſtie, la defiance de ſon merite ont des charmes ſi-doux !.. pourvu neanmoins que cela n’excède pas lesbornes. Par-exemple, je voudrais qu’un Amant (ſi j’en-avais un) à qui je ferais certaines queſtions… avec… une ſorte d’opiniâtreté ; de ces queſtions, là,… ſingulières ; je voudrais qu’il devinât que je ne ſuis-pas-guidée par une frivole curiosité… Voila Tiénnette qui viént nous avertir ; apràs ſouper, nous reprendrons, ét je vous ferai à-mon-tour, des confidences unpeu plus-claires que les vôtres.

Quand nous avons-été-rentrés, j’ai-vu le contraſte le plus-parfait : m.lle Manon était d’un enjoûment qui la rendait mille-fois plus-aimable : Tiénnette d’un triſte mauſſade qui redoublait à-chaque-fois que la Première me-parlait-à-l’oreille. Cette Fille mangeait avec nous ; elle a-quitté la table de-bonne-heure, pour aler ſur la porte, où elle n’eſt-pas-demeurée dix-minutes ; elle eſt-revenue avec m.r Loiseau, que m.lle Manon a-reçu trèsfraidement, quoiqu’auparavant elle eût-accoutumé de lui faire bon-accueil, lorſqu’il venait me demander. J’étais-ſurpris qu’il reſtât, malgré l’air-d’ennui qu’elle ne prenait pas la peine de lui deguiser ; dans ces cas-là, moi, je fuis à-toutes-jambes. Enfin, impacientée, pouſſée à-bout, elle m’a-prié de lui donner la main pour retourner chés elle, m.r Loiseau ſe-diſposait à nous ſuivre : elle l’a-durement-prié de ſ’en-diſpenſer. Il m’a-paru tout-interdit. Nous alions nous-éloigner ; mais nous-nous-ſommes-aperçus que Tiénnette était-ſortie : il a-falu l’attrendre, Pour-le-coup, j’ai-trouvé m.r Loiseau bién-indiſcret de ne pas nous laiſſer ! il voyait notre depit (car je commençais d’en-montrer), ét paraiſſait n’en-tenir-compte. Nous eſperions pourtant de nous en-defaire à-force de duretés, lorſque l’arrivée de m.me Parangon a-renverſé tout notre petit ſyſtème. Elle ſ’était-trouvé-indiſposée, ét avait-quitté la table pour venir ſe-mettre-au-lit. Elle a-prié m.r Loiseau de remener ſa Cousine ; ét moi, j’ai-couru chercher quelques cordiaus dont elle m’a-dit qu’elle avait-besoin.

Tiénnette était auprès d’elle quand je ſuis-revenu ; elle n’a-rién-voulu prendre, ét m’a-paru fort-tranquile, aſſés même pour que je continuaſſe la lecture du Livre que j’avais-commencé la veille : j’ai-vu comme le Marquis épouse m.lle De-Freval. En-achevant, j’ai-lâché ſans reflexion, Ah ! qu’ils ſont heureus ! M.me Parangon ét Tiénnette ont-ſouri ; la Dernière a-dit : — N’eſt-il pas vrai, Madame, que c’eſt-dommage !Oui, mon Amie, je t’en-aſſure -! a-repondu m.me Parangon. Mon Amie ! Enverité je ne conçois pas plûs cette Dame que Tiénnette ! ſeraient-elles d’accord, pour… Non ; cela eſt-impossible… Cependant, j’entens ſourdement courir à mes oreilles un certain bruit, Que m.me Parangon ne peut plus ſouffrir les careſſes de ſon Mari ; qu’elle voit, d’un grand-tranquile, Une-autre jouir de ſes droits ; que les desordres de m.r Parangon… je ne ſais quoi, des choses où je n’ai-rién-compris, l’ont-aliénee. Mais dans ce cas-là, m.me Parangon ne ſerait donc plus cette Femme vertueuse, digne de tant de reſpect ! (mon cœur dement cette idée, ét Tiénnetre ſerait auſſi à-plaindre que coupable) ! Le temps éclaircira tout.

Je reviéns à t’avouer, d’après ce que m.me Parangon ét Tiénnette ont-dit enſuite (car elles ont-parlé d’Edmée), que je me-trouve moins-decidé que jamais. M.lle Manon eſt bién-aimable ! ſi tu ſavais, qu’elle était-ſeduisante, qu’elle avait de grâces, en-me-parlant dans le jardin ! Etpuis, cela ferait plûs de plaisir à nos chèrs Père ét Mère ét à toi… Je ſens pourtant que j’aimerais-mieux Edmée : mais cela ne mène à rién ; ét quand on eſt à la Ville, il ne faut ſonger qu’à ſ’avancer… Oh ! ſi m.me Parangon était à la place de Une ou de l’Autre, que je ſerais biéntôt decidé !