Le Paysan et la paysane pervertis/Tome 1/21.me Lettre

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21.me) (Le Même, au Même.

[On s’empare de son eſprit.]

1750.
octobre 21.


Je n’ai pas le temps de reſpirer, mon Pierre, ét je crais que je ne pourrais m’en-dedire, quand je le voudrais : Car il n’y-a plus de doute, m.lle Manon me-trouve à ſon gré, ét m.r Parangon, qui me-paraiſſait ſi-ſraid, ſi-bourru, prend mes interêts avec feu. Ce n’eſt plus ce Paysan qu’on meprisait ; je ſuis aujourd’hui un Parti ſortable pour la Cousine de ſa Femme ; il ſe-propose de cultiver avec ſoin mes diſpositions, de me-devoiler de bonneheure tous les ſecrets de ſon art, &ca, Mais pour te faire-mieux-comprendre tout-cela, je vais te rapporter mot-à-mot les entretiéns que j’ai-eus avec tous-les-deux.

Tu ſais que m.lle Manon devait me-faire à-ſon-tour confidence de ſes ſentimens, ét tu te-rappelles que nous ne pumes renouer notre entretién après ſouper. Hièr, dans l’après-midi, m.r Parangon me-dit de me-tenir-prêt pour ſept-heures, parceque j’irais avec lui ſouper-en-ville. Je fus-ſurpris autant que tu peus craire, d’une ſi-rare faveur ! je le fus davantage encore, ét bién-agreablement y lorſque je me-vis chés la Mère de m.lle Manon, qui m’accueillit comme ſi j’avais-été ſon enfant. Après les premières politeſſes, m.r Parangon paſſa dans une autre chambre avec la Mère ét une Sœur-aînée ; de-façon que nous restames ſeuls m.lle Manon ét moi. Jamais elle ne m’avait-paru ſi-jolie : ſa parure avait quelque-chose de coquet ét de recherché, qui lui ſéyait à-merveilles ; je ne pouvais la voir ſans admiration ; mais je gardais le ſilence : elle ſe-taisait auſſi, ét nous-nous-considerions tousdeux. Pour la première-fois, j’ai-vu dans ſes ïeus une pudeur timide, ét ſur ſon visage un modeſte embarras. J’étais-penetré : au-fond de mon cœur, je lui disais : — Belle Manon ! ah ! que vous meritez à-present l’hommage que vous paraiſſez n’exiger plus -! Notre filence a-duré fort-longtemps. Elle l’a-rompu la première, ét m’a-dit d’un ton affectueus ét doux : — Vous paraiſſez rêveur, Edmond ? ét moi, je crais enverité que je partage votre rêverie… Vous ſoupirez ! voudriez-vous me-dire quel eſt l’heureus Objet de ce ſoupir !… Vous ne repondez rién ! — Apparemment, mademoiselle,… qu’on ne trouve pas d’expreſſions, quand on ſent trop. — Du ſentiment !… Il eſt-doux, Edmond, d’en-éprouver de tendre ; flateur de le faire-naître ; delicieus pour des Amans… de le ſavourer enſemble Alons, causons ? Que me-direz-vous ? — Mais, ſi je l’osais, c’eſt moi qui devrais vous le demander. — Si je l’osais vous-vous-tenez trop-loin des Gens, Edmond !… (Je me-ſuis-approché ; elle a-ſouri, comme ſi ce n’eut-pas-été cela qu’elle voulait dire). Eh ! pourquoi donc hesiteriez-vous à mefaire des queſtions ? — Ehbién, puiſque vous m’en-hardiſſez,… je crais que c’eſt vous qui me-devez une confidence ! — Mais, vous me le rappelez !… ſongeriez-vous encore à cette folie ? — Sageſſe ou folie, elle m’intereſſe. — Ah ! que je vous aime comme ça !… Tenez, Edmond, vous voila comme je desirais… — Si j’ai ce bonheur, ſatiſfaites donc mon ardente curiosité, mademoiselle ? — Si vous me-preſſez bién-fort,… je… pourrai… devenir… indiſcrette… (Je lui ai-baisé la main) ! Eſt-ce ainſi que vous preſſez !… plûs de-retenue. (Je ſuis-devenu rouge, ét j’ai-craint de l’avoir-offenſée). Je vois bién qu’il faut ſe-rendre (a-t-elle repris)… Cependant il eſt-juſte que les choses ſaient-égales entre-nous ; vous m’interrogerez, comme je fesais, ét vous devinerez à-demi-mot. Alons, commençons. — Mademoiselle, quel eſt votre ſecret ? — Edmond ! vous tranchez du premier mot ! —Je veus dire de quelle nature eſt-il ? — Mais, dois-je repondre à cela ! — Oui ; ét ſincèrement. — Ehbién, je crais… que c’eſt.… de l’amour. — Vous crayez ? cela n’eſt donc pas ſûr ? — Mais… ſupposez-le ſûr ? — Avec plaisir… — Vous aimez ? — J’aime. — Beaucoup ? — Beaucoup. — Un Homme ? — Un Jeune-homme. — Qu’il eſt-heureus ! — Ceci n’eſt plus une queſtion, ét je ne ſaurais y-repondre-. (J’ai-gardé le ſilence durant quelques-minutes ; puis j’ai-repris :) — Connaît-il ſon bonheur ? — Il le devrait. — Vous avez-donc-daigné le lui apprendre ?… — Oui ; mais depuis tres-peu-de-temps. — Comment a-t-il reçu cette precieuse aſſurance — ! (Elle a-été un-moment ſans repondre) : — Lui ſeul pourrait le dire. — Douteriez-vous d’être-aimée ! ah ! vous êtes-faite pour tout ſoumettre à vos charmes ! Depuis que je le connais, Je me-defie de leur pouvoir. — Serez-vous conſtante ? — Juſqu’au tombeau. — Comment l’aimez-vous ? — Pour lui-même. — Eſt-il le Premier qui règne ſur votre cœur ? — Mais vous faites-là des queſtions… Hébién oui, ce qu’il m’inſpire, je ne l’éprouvai jamais. — Eſt-il jeune ? — De mon âge. — Sa figure ? — Trop-bién ! — Son air ! — Eſt très bién, ét deviéndra charmant. — Son eſprit ? — Il en-a ; mais on n’en-connaît pas encore le brillant. —… Je ne ſaurais deviner. — Vous-vous-decouragez bién-vite ! — Où trouver cet Amant, ſi-parfait ? — Parfait ! Je ne dis pas cela ; mais qu’il eſt pour le devenir. Hébién, cet Amant donc, merite-t-il ?… — Oui, monſieur, il merite les ſentimens qu’il m’inſpire ; il eſt-digne du ſort le plus-beau, ét je regrette tous les momens de ma vie où je ne l’ai-pas-connu. — Ah ! Mademoiselle ! vous, me rendez jalous de ſon bonheur. — Aveugle !… pourquoi le ſeriez-vous ?, — Parce qu’il eſt-heureus, ſans peutêtre le ſentir. — Il vous échappe-là une verité ! — Ah ! heureus Amant, où es-tu,… tandiſ-qu’on te fait un ſort ſi-glorieus ! — Aupres de moi-.

Chèr Pierrot, à ce mot inattendu, mes ïeus ſe-ſont-troublés ; je n’ai-plus-diſtingué les objets. Dans le même inſtant, J’ai-ſenti ſous mes doigts la main de m.lle Manon ; mes lèvres l’ont-preſſée, je ſuis-tombé à ſes genous, tout-hors-de-moi. La bouche de ma charmante Maitreſſe ſ’eſt-approchée de ma joue, en-me-disant : — Relève-toi, mon Ami : oui, c’eſt toi que j’aime ; c’eſt pour toi, qu’en-ce-moment, m.r Parangon ſonde les diſpositions de ma Mêre, pour l’engajer à t’accepter pour Gendre. — Quel bonheur ! me-ſuis-je-écrié ! Ah ! je ne vais plus m’occuper que de vous !… Quelle joie pour mes Parens ! que ma Mère aura de plaisir à vous nommer fa Fille -! Et tout-de-ſuite, j’alais lui montrer la Lettre où tu me le dis, quand m.me ſa Mère, m.lle ſa Sœur ét m.r Parangon ſont-rentrés. Ils avaient tous-trois l’air unpeu-penſif ; cependant les deux Dames m’ont-fait mille careſſes, ſurtout la Mère. Durant tout le repas, m.lle Manon était fort-rouge, ét elle n’a-preſque-pas-ouvert la bouche ; elle n’osait me-regarder qu’un inſtant, ét comme à-la-derobée. Lorſqu’on a-quitté la table, il était près de dix heures ; nous-nous-ſommes-diſposés à nous enaler ; ét comme nous étions ſur le-point de ſortir, m.me Paleſtine a-tiré d’une armoire de trèsbelles manchettes, brodées par m.lle Manon ellemême, dont elle m’afait-present : c’eſt un ouvrage admirable ! je ne ſavais comment la remercier.

En-revenant, m.r Parangon m’a-demandé ce que je penſais des Perſones chés quî nous avions-ſoupé ? J’ai-repondu, que c’était de bién aimables Dames ; que m.me Paleſtine était une Femme reſpectable, qui m’avait-rapelé ma Mère ; que m.lle Manon était une jolie Fille comme ma Sœur Urſule, ét que m.lle Claudon, ſœur-ainée, me-paraiſſait d’un bon caractère ét d’une humeur fort-douce. Hébién (a-t-il continué), vous leur convenez auſſi : je conſidère vos Parens, ét je veus vous regarder comme ſi vous étiez mon fils ; j’ai-resolu de vous donner Manon. Vous demeurerez chés votre Bellemère après votre mariage ; vous y-ſerez comme ſi c’était chés vos Père ét Mère-de-S★★, en-un-mot, comme garſon ; je redoublerai mes ſoins pour vous former ; vous pourrez vous-livrer ſans inquiétude à l’étude de notre art, au-moyén de l’aisance où ce mariage va vous mettre : car m.me Paleſtine, qui vous regarde déja comme l’appui de ſa vieilleſſe, fera trèsbién les choses ; elle eſt-riche, ét ſa Fille-aînée, qui eſt d’une ſanté chancelante, ſ’eſt-decidé pour le celibat ; vous aurez tout unjour. Sans d’auſſi grands avantages, quelque bonnevolonté que je me-ſente pour vous, je ne me-preſſerais pas : mais il faut ſaisir l’occasion aux cheveus, lorſqu’elle ſe-presente ;… à-moins… que ce ne fût pas votre ſentiment -? J’ai-remercié m.r Parangon de ſes bontés ; J’ai-dit que m.me Paleſtine ét m.lle ſa Fille me-fesaient beaucoup d’honneur, ét que je tâcherais de m’en-rendre-digne. — S’il eft ainſi, je vous repons de tout (a-repris m.r Parangon) ; ma Femme, à qui j’ai-communiqué mon projet, m’a-fait quelques objections… Mon Enfant, les Femmes ſont comme cela ; elles vous accueillent ; vous ſourient ; vous les crayez bién-portées. pour vous ; ét tout-d’un-coup vous-vous-apercevez que vous ne tenez rién. Par-exemple, n’eſt-il pas vrai que vous auriez-penſé que ma Femme desirait votre bién ? ét cependant elle ſ’y-oppose : il n’eſt pas juſqu’à cette bonne-piéce de Tiénnette, devant quî j’ai-parlé, qui n’ait-dit ſon avis : M.lle votre Cousine peut trouver un Parti conſiderable, un Medecin,… un Homme-de-robe,… que ſais-je ?… — Cela ne me-ſurprend pas, Monſieur (ai-je repondu) ; vos bontés pour moi ſont ſi-grandes ! — Laiſſons-là mes bontés ; puiſqu’il faut vous le dire, vous convenez à Manon, ét je ſers ſon gout, qu’elle a-combattu longtemps ! elle m’a-dit même qu’elle vous. en-avait-fait ſoufrir ; elle voulait ſe-vaincre, honteuse d’aimer un Jeunehomme qui ſortait de ſon Village ; enfin, elle craignait mes râilleries à votre ſujet. La pauvre Enfant ne me-connaiſſait guère ! Je vois loin ; vous promettez, ét vous ſurpaſſerez unjour, avec de l’application. Tel qui ſe-crait fort-audeſſfus de vous : vous verrez dans quelquetemps. à Paris, comme les Vanloo, les Boucher, les Vernet ſont-recherchés des Grands !… Je veus vous donner une Femme charmante ; je veus lui donner, à elle, un Mari qui l’aimera, ét qui fera ſon chemin. Tenez, mon Garſon, il faut ſ’aimer tous-deux, quand on ſe-marie : m.me Parangon ne m’aimait pas ; Je l’aimais moi, de la meilleure-foi-du-monde & je me-fuis-aperçu que j’aimais ſeul, ét je ſuis-devenu fraid comme marbre : mais je me-deplais dans cet état, on ne ſaurait imaginer combién !… J’ai-vu naître cette petite Manon, ſa Mère était amie de ma Première-femme ; je lui ſuis-attaché comme un Père à la Fille, ét je crais faire ſon bonheur en-vous-la-donnant… Eſt-ce que m.me Parangon n’a-pas-quelquefois-été jalouse ſur elle ? mais aupoint qu’elle penſait des choses dont elle a-reconnu la fauſſeté. Neanmoins, Je crais qu’au fond elle ne l’aime pas. — Je penſe que vous ne rendez pas juſtice à m.me votre Femne, monſieur ; j’ai-vu l’accueil qu’elle a-fait à m.lle Manon, à son retour, ét… — Mon pauvre Edmond ! vous y-êtes ! les Femmes ! elles ſe-careſſent pour ſe-mieus-dechirer ; elles ſ’embraſſent, ét voudraient ſ’étouffer. Mais en-voila trop là-deſſus ; gardez le ſecret juſqu’au moment où nous ferons ſûrs : car nous n’avons affaire qu’à des Femmes, dont l’eſprit, vraie girouette, tourne à tout vent. Si elles venaient à ſe-le-dire, il ne faudrait pas qu’elles puſſent : se-vanter de nous avoir refusés ; avec ma Femme ſurtout ét ſa digne Confidente, motus. J’inſtruirai vos Parens ; écrivez-leur de votre côté.

Nous-nous-ſommes-alors-trouvés à la porte, M.me Parangon ét Tiénnette lisaient en-attendant le Maître-de-la-maison. Sans qu’on nous queſtionnât, m.r Parangon a-dit, que nous venions d’un autre endrait : il a-menti à ſa Femme. Mon Pierre, quoique je ſache à-present qu’elle n’eſt pas auſſi-portee pour moi que je le crayais, je n’ai-pu m’empêcher de me-dire interieurement : :: Peut-on mentir à une Femme ſi-aimable ! je ne veus jamais avoir de ſecrets pour la miénne…

Oui, me voilà decidé ; m.lle Manon eſt ce qu’il me-faut. Parle-s-en à nos chèrs Père ét Mère, ét fais-leur-entendre, qu’il n’y-a plus rién qui les doive empêcher d’envoyer Urſule à la Ville. M.lle Manon l’aura-biéntôt-mise aufait des usages ét des modes ; elles ſeront amies ; Urſule menagera ma Maitreſſe, ét notre union en-ſera plus-ſûre. Nous pourrions bién-être-mariés à-peu-près dans le même temps, chèr Ainé. Je t’embraſſe bién-tendremenrt.

P.-ſ. Le p. D’Arras m’a-hièr-fait-faire la connaiſſance d’un bién-reſpectable Homme, le Gardién de ſon Couvent, qui m’a-pris en-amitié, ſur la recommandation du Jeune-Père. Ils m’ont-mené tousdeux chés m.r le Lieutenantgeneral, où j’ai-vu de ſuperbes tableaus, ét de très-jolies-Femmes ; entr’autres une d.lle Baron, qui a-paru faire-attention à moi : Tu vois que le p. D’Arras effectue ſa promeſſe de me-produire.