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Le Paysan et la paysane pervertis/Tome 1/24.me Lettre

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Seconde Partie.

24.me) (Edmond, à Pierre.

[Urſule arrive à la Ville : Beaus commencemens d’un côté ; porte-de-derrière menagée de l’autre.]

1750.
12 octobre.
10 h. du matin.


Urſule eſt-arrivée ici, mon Ami, à dix heures du matin. Au plaisir que j’ai-reſſenti en-l’embraſſant, il ne manquait que ta presence, Pourquoi donc n’eſt-ce pas toi qui l’as-amenée ? Je m’attendais à te voir à Saintbris, ét j’alais partir pour m’y-rendre, quand Urſule ét Bertrand ſont-entrés. J’ai-été-ſurpris que nos ſages Père ét Mère ayent-mis-en-route ſeuls deux Enfans ! ſi des Malintentionnés les avaient-attaqués dans le bois de la Fâe[1], quelle defenſe auraient-ils-eu, au fond de ce ſombre vallon, où les Hommes mêmes ne paſſent jamais ſans terreur ? Mais ils ſont-arrivés ſains-ét-ſaufs, dieu-merci. M.me Parangon était ſeule dans le ſalon ; c’eſt elle qui les a-reçus. Notre Urſule s’eſt-approchée en-rougiſſant, ét elle a-demandeé ſon Frère, ſans me-nommer. L’’aimable Dame à laquelle elle ſ’adreſſait, n’a-pas-voulu jouir de ſon embarras ; certains traits qui nous ſont-communs, ét qu’elle a-remarqgués dans ma Sœur, l’ont-mise-aufait toutd’uncoup, ét elle a-dit à Tiénnette de m’avertir. Lorſque J’ai-paru, je l’ai-trouvée aſſise à-côté de m.me Parangon, qui lui disait les choses les plus-flateuses. Urſule ſ’eſt-levée vivement, elle ſ’eſt-jetée à mon cou, ét m’a-embraſſé deux-fois, avant que de me-dire un ſeul mot. — On voit bién (a-dit m.me Parangon), que mademoiselle n’aime pas ſon Frère ! — Ah ! madame (a-repondu bién-ſerieusement l’Innocente), après mon Père ét ma Mère, il n’eſt Perſone au monde qui me-ſait auſſi-cher. — Vous êtes-fatiguée, mon aimable Fille (a-repris m.me Parangon) ; venez dans la chambre où vous coucherez : Tiénnette, montez avec nous : (ét voyant qu’Urſule regardait ſi je les ſuivais) : Il faut quitter pour un inſtant ce chér Frère ; nous ne tarderons pas à l’appeler.

Un accueil ſi-flatteur pour mon ſang, m’a-penetré pluſ-que toutes les bontés qu’a-eues juſqu’à-present pour moi cette digne Femme. Aubout d’une demi-heure, Tiénnette eſt-venue m’avertir, que je pouvais monter auprès de ma Sœur : m.me Parangon nous a-laiſſés enſemble, en-disant, qu’il falait que nous nous dîſſions nos petits ſecrets. Effectivement, Urſule en-avait un à me-confier que je n’attendais pas. Après m’avoir-aſſuré de l’amitié de notre reſpectable Père ét de notre bonne Mère, de la tiénne, de celle de nos Frères êt Sœurs, elle m’a-fait-part de l’entretién qu’elle venait d’avoir avec m.me Parangon, ét voici comme elle me l’a-rendu : — Dès que nous avons-été-montées ici, Madame m’a-renouvelé ſes careſſes, ét m’a-temoigné que je lui avais-fait un plaisir infini de venir en-draiture chés elle. — Je vous regarde (a-t-elle ajouté) comme un present que le Ciel m’envoie ; c’eſt moi qui veus ici vous ſervir de Mère ét de Sœur : accordez-moi les fentimens que vous venez de m’inſpirer, ét ce jour ſera un des plus-heureus de ma vie. J’ai le cœur ſenſible ; aimer eſt un besoin pour lui : mais une moitié du Genre humain m’eſt interdite, puiſque je ſuis-mariée ; et mon ſexe ne m’avait-encore-offert que cette Fille… Tiénnette (a-t-elle dit en-ſ’interrompant), aſſeyez-vous auprès de nous… Vous voyez cette Fille ; elle n’eſt pas toutafait ce qu’elle paraît : je l’eſtime ; c’éſt ma compagne, ma conſolation, ma ſeule amie ; faites-en-auſſi la vôtre ; elle le merite. Mais je vous avertis que nous la perdrons biéntôt ; je l’aurais-regrettée ſeule ; nous la regretterons enſemble : mon âme n’aime à ſ’unir qu’à des âmes pures comme les vôtres, Filles aimables… Ma belle Urſule, vous n’irez pas chés Celle avec qui l’on ſe-propose de vous faire-vivre ;… non, vous n’irez pas : … il faut me le promettre. Laiſſez-moi l’arbitre de Votre ſort ; que l’amitié la plus-tendre en-diſpose… Vous êtes-ſurprise ſans-doute, de la chaleur que je montre, avant de vous connaître : je ne m’arrête pas moi-même à en-penetrer la cause ; il me-ſuffit que je la ſens, que je vous aime, ét que je vais vous regarder comme l’égale de ma jeune Sœur-Fanchette, que j’aime bién-tendrement ! Vous pouvez compter ſur la durée de mes diſpositions à votre égard… À-present, parlez à votre tour ; j’attens que vous m’expliquiez vos ſentimens. — Je ſuis-confuse, Madame, de tant de bontés (a-repondu notre Urſule) ; tout mon desir eſt de les reconnaître, ét toute mon ambicion de m’en-rendre digne ; vous obeir ſera ma loi-. Je ne ſais pas (a continué ma Sœur) ce qu’une reponſe ſi-ſimple a-eu de charmant pour cette Dame ; elle a-dit en-regardant Tiénnette : :: Son eſprit repond à ſa jolie figure !… Elle m’a-embraſſée, ét ſur-le-champ, elle vous a-fait-appeler-.

Je ſuis-reſté-muet, chèr Aîné, à ce diſcours d’Urſule : il me-plonge dans un caos où je ne puis rién debrouiller ! Tiénnette eſtimable ! l’amie, la conſolation de ſa Maitreſſe !… Je le vois, m.me Parangon eſt la dupe de cette Fille : elle ignore les nouveaus écarts de ſon Mari ; elle ne parlait que des anciéns, lors de ces mots entrecoupés, que j’avais-d’abord-cru ſi-clairs… La vertu ſera-t-elle donc toujours la dupe de l’hipocrisie ! Que ma Sœur ſoit l’amie de m.me Parangon, c’eſt un bonheur qui m’enchante, ét ſi elle ne peut avoir une plus-honorable Protectrice, elle en-eſt-digne aumoins par la pureté de ſon âme : mais Urſule étre l’amie d’une Tiénnette !… Oh ! quèl abîme que le cœur feminin ! Et conſidère, je te prie, comme un malheureus panchant ſuffit pour nous degrader ! Sans les faibleſſes de Tiénnette, Urſule devrait ſ’honorer d’être ſon amie : Sans un goût exceſſif pour les Femmes, m.r Parangon n’aurait point de defauts eſſenciels : mais c’eſt ce goût deplacé, mal-règlé, qui l’engaje dans des parties-de-table dont le p. D’Arras m’aſſure qu’il ne ſe ſoucie guère, dans la débaûche du vin qu’il n’aime pas, ét qui le porte au jeu qui l’ennuie ; c’eſt ce goût, mais depravé, qui le rend inſenſible aux attraits de ſon incomparable Epouse… Oui, mon Frere, tour-épris que je ſuis de m.lle Manon, ſi ſa Cousine était fille, ét que j’y-osaſſe aſpirer… Mais tu m’as-defendu ces idées-là, Je reviéns à ma Sœur.

C’eſt avec le plus-grand étonnement que je vois que m.me Parangon ne veut pas qu’Urſule demeure avec ma Pretendue ! (il eſt-vrai qu’elle ne ſait pas en-quels termes j’en-ſuis avec m.lle Manon). Cependant je la voudrais laiſſer maitreſſe d’Urſule ; ét je ſupplie nos chèrs Père ét Mére de ne ſ’opposer à rién de ce qu’elle paraîtra desirer. Desobliger m.me Parangon ! je crais que j’aimerais-mieux me desobliger moimême !… un ſi-bon cœur ! une ſi-belle âme ! C’eſt auſſi ce que j’ai-dit à ma Sœur ; il ſuffira qu’elle rende des visites frequentes à ma Future…

Comme m.me Parangon ne veut pas abſolument que Bertrand ſ’en-retourne aujourd’hui, malgré la representation que je lui ai-faite qu’il avait une voiture, je n’acheverai ma Lettre que ce ſoir.

Mon Ami ! les Femmes ſont ſingulières ! ét je ne ſais ſi je ne dois pas me-repentir de la deference ét de la ſoumiſſion abſolue que j’ai-marquées, peutêtre unpeu-trop-precipitamment, à la Plus-parfaite de toutes ! Il faut commencer par te dire, que ce matin m.me Parangon venait de partir pour la campagne, quand ma Sœur eſt-arrivée (j’avais-oublié de te le marquer) ; par-conſequent il ne l’a-pas-vue. Étant-redeſcendu ſur les onze heures, après t’avoir-écrit, j’ai-trouvé m.me Parangon dans la ſalle. — Nous avons là-haut, m’a-t-elle-dit, une jolie Villageoise ! Quand elle ſ’eſt-presentée, j’ai-cru voir la taille degajée des Nimfes de la mithologie ; le ſon harmonieus de ſa voix, les ïeus modeſtement baiſſés, ſon timide embarras, la candeur qui brille dans tout ce qu’elle dit, m’ont-frappée comme je ne le fus jamais ! Les deux converſations que nous avons-eues enſemble m’attachent à elle pour toujours. Tiénnette la coîfe ; les habits de l’aimable Urſule ſont-ſimples ét ſans éclat ; mais comme elle les embellit ! Je n’ai-pu m’empêcher de repondre : — Madame, c’eſt ce qu’on disait un jour de vous à Tiénnette. — Vous me-rendez pour Urſule mes complimens… Il eſt une chose que je voudrais bién-exiger de vous : On ignore que votre Sœur eſt ici ? — Exactement, madame. — M’accorderez-vous ce que je vais vous demander ? — Moi ! madame ! vous avez la bonté d’oublier que vous pouvez commander. — Edmond, vous avez-été-élevé au Village, ét je veus craire que ce n’eſt point ici une de ces frases qui ne ſignifient rién, comme à la Ville ; ainſi, je la prens au piéd-de-la-lettre, et vous remercie. — Madame, daignez vous reſſouvenir toujours, qu’executer vos ordres, eſt pour moi… — Il ne faut pas (a-t-elle-interrompu) que m.r Parangon ſache que votre Sœur eſt ici, ni qu’il la voye ; il ne faut pas que Perſone le ſache, excepté nous, c’eſt-à-dire, vous, Tiénnette, ét moi ; Perſone abſolument… J’exige cela de vous ? (J’étais tout-interdit, ét ne repondais rién : elle a-continué :) Dès aujourd’hui, elle ira chés une Tante qui m’aime tendrement : ce-ſera pour Urſule une nouvelle Amie, dont je ne ſerai point jalouse ; mais je le ſerais de Toute-autre : vous m’entendez ? Prevenez vos Parens là-deſſus : Urſule eſt à-moi ; elle viént d’y-conſentir ; elle eſt à-moi-ſeule, ét à vous cependant : elle va dîner là-haut avec votre Jeune-frère, ét vous ici, avec moi ; nous paſſerons l’aprèsmidi auprès d’elle ; mais je veus la derober aux regards de toute la maison. Alez la voir un-moment, ét revenez vous mettre-à-table-.

Hébién, chèr Aîné, n’eſt-ce-pas-là du ſurprenant, de l’étrange ! Moi, dont l’eſpoir le plus-flateur était que ma Sœur alait aſſurer mon mariage avec m.lle Manon, en-gâgnant ſon amitié, celle de ſa Mère… Mais il n’y-a pas de ſens ! Etpuis je ſerai-marié, je verrai ma Sœur, ét je pourrais la cacher à ma Femme ! ll faudrait, pour cela, que nous vecuſſions dans une Ville inmenſe comme Paris… Et pourquoi ce miſtère ? Enverité toute Femme eſt femme, ét m.me Parangon comme une autre… Mes doigts ont-tremblé, en-écrivant ces derniers mots ; il me-ſemble que je blaſfème un Etre plûſqu’humain. Effectivement, ce qu’elle venait de dire à Urſule, l’empire qu’elle a-deja-pris ſur ſon eſprit, tout cela me-confond, m’étonne, ét m’interdit le murmure… En-entrant auprès d’Urſule, j’ai-trouvé qu’elle avait les ieus rouges comme ſi elle venait-de-pleurer ; cependant elle m’a-paru fort-enjouée. Elle m’a-dit, en-me-prenant la main : — Mon Frère, en-venant ici, je ne pouvais contenir la joie que je reſſentais à-chaque-pas qui m’approchait de toi : j’ignorais pourtant un autre bonheur qui m’attendait, ét que tu m’as-preparé, ſans le ſavoir : Mon Ami, tu m’as-ouvert deux cœurs qui ne ſont pas difficiles à connaître… en-un-moment, le mién ſ’eſt-trouvé à l’uniſſon-. (Elle ſ’eſt-arrêtée unpeu en-me-regardant : étpuis elle a-repris :) — Edmond, tout ce que Madame viént de te dire, eſt raisonnable ; il ne faut pas hesiter ; car je te-dirai, que nous ſommes biénheureus tous-deux, d’avoir-trouvé une Amie ſi-vertueuse ét ſi-bonne… Sans elle, la Ville… ce qu’on en-dit.. les Hommes… les Femmes… tout me-ferait-peur-. (Et regardant notre Jeune-frère : — Mon chèr Bertrand, tu retournes au Village, puiſſes-tu n’être-jamais-tenté de le quitter ! car tu n’aurais peutêtre pas le même bonheur qu’a notre Edmond : ét pour moi, je te ſuivrais, j’abandonnerais toutes les eſperances qu’on m’a-fait-concevoir, ſi je n’avais-trouvé un bon Guide, qui ne desire que l’avantage d’Edmond ét le mién ; la Dame d’ici eſt une protectrice pour moi, qui me-ſervira de mère. — Eſt-ce un charme, me-ſuis-je-involontairement-écrié ! la Sœur, le Frère, tousdeux ont les mêmes ïeus, le même cœur -!… Tiénnette était derrière moi ; elle a-ſervi, ét ſ’eſt-mise-à-table avec Urſule ét notre Bertrand, en-m’avertiſſant que l’on commençait à dîner dans la ſalle. J’y-ſuis-deſcendu.

Dès que mes Camarades ont-eu-repris leurs occupations, m.me Parangon m’a-conduit auprès de ma Sœur. Nous y-étions à-peine, que Tiénnette eſt-montée nous dire, que m.lle Manon venait d’entrer. M.me Parangon ſ’eſt troublée ; Urſule a-rougi ; elles ſe ſont-regardées. Après un moment d’indecision, m.me Parangon m’a-dit d’aler entretenir ſa Cousine, ét de l’engajer è à paſſer dans le jardin, ſous le pretexte du beau-temps qu’il fait, tandis qu’Elle, ma Sœur ét Bertrand ſortiraient pour ſe-rendre chés m.lle Canon (c’eſt le nom de la Tante dont elle m’avait-parlé), où j’irais les joindre, dès que je ſerais-libre.

J’ai-volé auprès de ma chère Pretendue. Tu n’as-point-d’idée, mon Frère, de la peine que j’ai-reſſentie d’être-obligé d’user de deguisement avec elle, ét de lui cacher ma Sœur ; ſurtout dans certains momens, où elle me-montrait tant de tendreſſe, de confiance, d’attachement, qu’il n’y-eut jamais rién de tel… Oh ! je l’aime à-present pour la vie, mon Pierre… Elle m’a-cru ſeul, ét m’a-la-première-proposé de faire un tour dans le jardin. Nous-nous-ſommes-aſſis auprès d’un treillage, où l’on a-laiſſé les plus-belles grapes de muſcat. Manon, durant notre entretién, les regardait d’un œil-d’envie. Elle a-quitté ma main ; elle ne me-repondait qu’à-batons-rompus. — Qu’avez-vous ? (ai-je-dit en-ſouriant.) Ne voyez-vous pas que je les desire ? — Et que desirez-vous ? — Ne pas me-deviner -! Elle a-lancé ſur les grapes un coup-d’œil vif, ét baiſſant auſſitôt les ïeus, je les ai-vus-mouillés de larmes. Je me-ſuis-levé ſurlechamp, ét j’ai-cueilli les plus-beaus raisins, que j’ai-mis dans ſon tablier. Elle ne pouvait cacher ſon air-d’avidité à chaque grape que je lui donnais : — Encore, me-disait-elle ; j’en-veus encore -? Elle en-a-devoré deux plutôt qu’elle ne les a-mangées ; mais elle a-voulu que je reçuſſe de ſa main chaque grain de la troisième, Pour les autres, elle ne ſ’en-eſt-plus-ſouciée, ét m’a-prié de les ôter de devant ſes ïeus. Je voyais-bién unpeu de ſingularité, mais je trouvais un plaisir infini à me-prêter à tout-cela. Nous avons-enſuite-causé, comme tu vas voir.

— Mon Cousin eſt en-campagne (m’a-t-elle-dit), — Oui, mademoiselle ; il eſt parti de ce matin. — Sait-on où il eſt-alé ? — Je l’ignore, Mademoiselle : mais Madame… (Elle m’a-vivement-interrompu) : — Madame l’ignore auſſi. — Que nous importe ſon voyage (ai-je-dit en-riant) ? auprès de vous, quelqu’autre chose doit-il m’occuper ? — J’aime ce que vous dites-là, Edmond ; mais en-parlant du voyage de mon Cousín, je ne voulais vous parler que de vous : c’eſt chés vos Parens qu’eſt-alé m.r Parangon, Nous ſerons heureus ; je commence à le craire : je n’avais-pas-encore-osé me-livrer à cet eſpoir : mais le ſecret que vous avez-gardé ; aſſure nos projets. Defiez-vous de ma Cousine : m.r Parangon êt moi nous voudrions bién que, ſ’il était-poſſible, elle ne ſût notre mariage que le jour même. — Je m’y-ſoumets (ai-je-repondu) : mais cependant pourquoi nous cacher d’elle ? je ſais qu’elle vous aime ? — Je le crais auſſi ;… mais… elle a quelquefois des idées particulières… Faut-il vous le dire ? J’ai quelques torts avec elle, ét je l’avoue à mon Ami… Ah ! que ne vous ai-je-connu plutôt ! Je vous aime fincèrement ; que le ſecret de nos cœurs ne ſait qu’entre vous ét mois ſ’il était-connu d’un Tièrs, quel-qu’il-fait… vous me-perdriez… Dans quelques-jours, nous ſerons tout l’un pour l’autre ; êt vous ſentez que ſous ce point-de-vue, il n’eſt Perſone au monde que vos interêts touchent comme moi. Ainſi, crayez à l’amour pur, héroïq ; mais ne crayez pas à l’amitié desintereſſée. — Puiſque je vous adore, ma belle Maitreſſe, d’où-viént tous ces diſcours, qui portent le trouble dans mon eſprit ? — Que ce baiser le diſſipe… Edmond ! ah ! fi votre cœur était comme le mién, un mot, un aveu… pourrait nous aſſurer à-toujours notre eſtime mutuelle… Mais vous n’avez-pas-aſſés-vécu. Ne pourra-t-on donc jamais trouver dansle même Objet, votre innocente candeur, ét l’exemption de prejugés… fondés, je le veus ;… mais fondés ſur des chimères, après tout, quand… Infortunée ! — Vous, infortunée ! vous, qui me rendez ſi-heureus, vous ne le ſeriez pas !….. chère Manon ! — Il faut vous l’avouer, Monſieur, vous n’avez-pas-le-premier-remué ce cœur qui vous adore uniquement aujourd’hui. — Mais vous m’aimez ? — Plûſque ma vie. — Autrefois, avant de ſortir de mon endrait, votre premier aveu m’aurait-peiné ; mais aujourd’hui, dès que vous m’aimez uniquement, c’eſt tout ce que je veus. — Quel heureus augure… Vous ne ſeriez donc pas jalous, de ce que… un attachement (bién-different de celui que j’ai pour vous)… Depuis que vous m’aimez ? — Je ſerais une indigne. — Non : puiſque vous m’aimez ſeul aujourd’hui, je me-trouve le plus-heureus des Hommes. — Hébién, mon chèr Amant, plus de ſecrets pour vous ;… je veus ne vous devoir qu’à vous-même ; apprenez… Mais auparavant, vous alez recevoir un ſerment que je ne violerai jamais : Je jure… Ah ! quand le voîle ſera dechiré…, m’aimerez-vous encore ? — Je vous le jure à mon tour (ai-je-repondu) par ce qu’il y-a de plus-ſacré, — C’en-eſt fait-, (a-t-elle-repris)…

En-ai-je-dû craire mes ïeus, chèr Frère ? Manon, la fière Manon m’a-paru vouloir ſe-mettre à mes genous ! Je n’ai-vu ce mouvement que comme l’éclair ; je l’ai-retenue dans mes bras ; je l’ai-mise fur un banc-de-gason ; ét j’ai-pris une poſture faite pour moi, non pour elle. Ses bras ſe-ſont-enlacés autour de mon cou : — Tu m’aimes, m’a-t-elle dit : repète-le moi ſans-ceſſe : à-force de l’entendre je me-perſuaderai peutêtre que j’en-ſuis… Tu ſeras mon Epous, ſais mon Ami,… un Ami tendre, indulgent : pardonne une erreur… que j’abhorre-…

Nous en-étions-1à, quand nous avons-entendu marcher du-côté de la porte, Je me ſuis-levé ; J’ai-vu le p. D’Arras, qui ſ’avançait vers le treillage. Il était-venu de Saint-bris tout-exprès pour nous voir. Manon ét moi nous avons-été à ſa rencontre. Il a-paru-charmé de nous trouver enſemble. Je crais que m.r Parangon, en-paſſfant, lui aura-fait-part de notre mariage, ſous le ſceau du ſecret ; car il nous a-donné de très-belles inſtructions ſur les devoirs des Epous. La manière dont nous l’écoutions lui a-fait plaisir, ét il a-gliſſé quelques louanges fort-delicates à m.lle Manon : elle en-rougiſſait neanmoins avec grâce, ét pour me-cacher ſon trouble, elle m’a-prié d’aler lui cueillir une fleur aſſés-belle pour la ſaison, qui ſubſiſtait encore à quelque diſtance. Je ne ſais ce qu’elle a-demandé au jeune Père ; mais comme je me-rapprochais, j’ai-entendu qu’il lui repondait : — Il ne le faut pas abſolument. Ce ſera quelque cas-de-conſcience qu’il decidait. Manon m’a-quitté preſqu’auſſitôt ; le jeune Religieus eſt-alé à vêpres, êt moi j’ai-couru chés la Tante de m.me Parangon.

J’y-ai-trouvé ma Sœur ét ſa nouvelle Protetrice ſeules d’un côté, Bertrand avec la bonne dame Canon de l’autre, qui ſ’entretenaient paisiblement. On m’a-dit que j’avais-fait attendre longtemps. J’ai-repondu gue le p. D’Arras était-venu nous joindre dans le jardin. Cette reponſe a-paru ſatiſfaire. — Hébién, mon chère Edmond, m’a-dit la bonne dame Canon, comment vont les progrés ? — Ils ſont-lents, Madame. — Pas en-tout, mon Enfant : mais prenez-garde au port-au-noir ! chaqu’un a ſes vues : Quand le Chat a-méfait, il met de la cendre deſſus. Le Moineau fait ſon nid dans ceux des Hirondelles. Le Coucou pond ſon œuf dans le nid de la Verdière. Qui nous flate, nous gratte, mais ce qui ſuít, nous cuit. La defiance eſt mère de ſûreté ; ét de tout vice, l’oisiveté. M’entendez-vous ? — Très-parfaitement, Madame ; ce que vous dites eſtbién-vrais car ce ſont des proverbes. — Écoutez ma Nièce, c’eſt une brave-femme ; entendez-vous ? écoutez-la… Ma-foi-oui ! à dixhuit-ans, un Garſon comme vous ſ’aler brider ! Il fait beau-voir marier les Enfans ! Alez ; Femme eſt marchandise trompeuse : Qui n’en-a point, ſ’en-point ; mais qui enprend, ſ’en-repent. J’ai-été-femme (car on ne l’eſt plus à mon âge), ét je les connais ; elles vous gourent ces pauvres Hommes ! Hum ! les Serpens !… Tenez, J’en-ai-connu, ét J’en-connais encore-… Heureusement, m.me Parangon ét ma Sœur l’ont-interrompue en-ſ’approchant, ſans quoi j’alais eſſuyer un nouveau deluge de proverbes. Il paraît que le ſecret de mon mariage a-tranſpiré, qu’on en-a-bién-parlé depuis l’arrivée d’Urſule, ét qu’on le desapprouve. Ce qui me-conſole, c’eſt que notre Sœur ignore qu’il doit ſe-faire ſi-promptement. Cependant j’éprouve une peine ſenſible, c’eſt que m.me Parangon verra que j’ai-deguisé avec elle. Cette penſée-là me-tourmente… J’attendrai le retour de m.r Parangon, avant que de rién hasarder.

Me voila bién-embarraſſé, mon Pierre ét je ne ſuis pas aubout ! Je prevois des tracaſſeries. Mais je ſuis-decidé.

P.-ſ. Urſule eſt-reſtée chés m.me Canon, où m.me Parangon veut qu’elle demeure. Elle doit écrire un de ces jours à nos chèrs Père ét Mère.

  1. Ou de la fée, endrait à une lieue de Saint-Bris, tranquil, très-recueilli, ét propre à-rêver, avant qu’un Aſſacin l’enſanglantât en-1772.