Le Paysan et la paysane pervertis/Tome 1/26.me Lettre

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26.me) (M.r Parangon à m.lle Manon.

[On va voir ce qu’il preparait à mon Frère.]

1750.
13 octobre.


Ma demarche a-reüſſi le mieux du monde, ét ces Bonnes-gens-ci fonttout ce qu’on veut, dès qu’ils craient y-avoir interêt de leurs Enfans. Hébién, petite Boudeuse, ſuis-je de parole ? Il eſt-vrai, ét j’en-conviéns, je ne fais que remplir un devoir ; mais enfin la manière, ét le feu que j’y-mets, ne meritent-ils pas de la reconnaiſſance ? Je n’emploierais pas ce mot, qui ſemble porter l’idée d’un reproche, ſi je ne m’apercevais depuis quelque-temps, d’une reserve bién-fraide à mon égard ! Je ne crais pas qu’une Fille agguerrie comme ma jolie Cousine, ait-laiſſé prendre ſon cœur par l’Etourneau que nous englüons ſi-bién. En-tout-cas, il faut que l’un n’empêche pas l’autre : tu m’entens de-reſte. Un avis que je te donne, ét qui n’eſt pas à negliger, c’eſt de venir audevant des Bonnes-gens ; cela ne ſe-doute pas des canvenances, ils ſeront-comblés, ét nous-nous-en-emparerons, afin qu’ils ne voient qu’en-temps-ét-lieu la fière Junon : ta ſeduisante figure achèvera de les mettre dans nos filets, ſans parler de ton propos mignard ét de ton petit air prude, qui te rend à croquer aux ïeus des Gens-du-monde, mais qui ſubjuguera plus-sûrement encore des Gens-de-campagne. J’ai-donné-ordre qu’on publiât ici les bans, afin que rién ne retardát la celebration, qui ſe-fera pendant le ſejour de ma Junon à Seignelais, Voila ce que j’ai-jugé à-propos de faire. Mais ſi le Diable eſt bién-malin, les Femmes le ſont encore davantage (ſait-dit ſans t’offenſer), tu le ſais par-experience ; ét tes charmans petits tours ſurpaſſent les plus-fins, ſi-bién-racontés par Boccace ét par La-fontaine ; ainſi redoublons de precautions à l’approche du denoûment. Je crains ma Junon…

La Maman eſt toujours furieuse, n’eſt-ce pas ? Ma-foi ! tantpis pour elle ! Cependant c’eſt une bonne famme ; elle ne fait qu’un bruit ſourd, ét elle devore ſes larmes devant le monde. Adieu, Poulette : mais unpeu plûs d’ouverture avec moi : un joli Poliçon n’eſt-pas-fait pour me-chaſſer de ton cœur… Il eſt un autre Homme que je craindrais davantage ; c’eſt Gaudét-D’Arras, qui va biéntôt quitter le cordon : ce rusé Compère a des vues ! je crais qu’il t’en-veut ? il ſe-porte à faire votre mariage avec une chaleur, dont je ſoupçonne unpeu les motifs… Qu’un bién comme toi eſt-envié !… Mais je finis.

P.-ſ. Une Sœur Urſule eſt à la Ville ; tu auras vu ça ſans-doute ? on loue beaucoup ici la figure de cette petite Ourſe ; (paſſe-moi la mauvaise-pointe ſur ſon nom, qui ſignifie precisement cela) : on la dit la mieux des Sœurs, qui toutes ſont fort-bién.