Le Paysan et la paysane pervertis/Tome 1/38.me Lettre

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38.me) (Edmond, à Pierre.

[Celle-ci eſt un piége qu’il nous tendait.]

1750.
15 novemb.


Y penſe-t-on chés nous, mon chèr Aîné ! Quoi ! l’on ne fait rién dire à m.me Paleſtine ! l’on n’écrit rién !… Ne falait-il pas menager les choses, de-manière qu’on amenát la rupture, ſans choquer ouvertement Perſone ! Represente cela, je t’en-prie, à notre chère Mère : le mal n’eſt pas grand encore ; on peut facilement y-remedier, lorſqu’on nous renverra Urſule, que m.me Parangon demande avec de nouvelles inſtances.

C’eſt à qui me-fera ici plûs d’amitiés ; j’en-reçois également de mon Maître ét de ſa reſpectable Épouse : mais les careſſes du Premier ſont trompeuses, ét je m’en-defie : ces termes ont un double-ſens pour moi… Je me-trouve enfin dans un état qu’on pourrait dire heureus, si je n’avais pas quelques retours… Ils ceſſeront biéntôt, ét quand je n’aurai-plus devant les ïeus les marques de ma honte,… je ſerai plus-content que je ne l’aurais-efperé.

M.lle Manon a-quitté ſa maison pour ſix-mois ; elle eſt dans une Communauté, dont la Superieure eſt ſa Parente ; ſa Mere ét ſa Sœur l’y-ont-accompagnée. Que nos chèrs Parens leur écrivent une Lettre honnéte, qui marque ſimplement de l’eſtime, ſans parler de mariage en-auqu’une facon, ét qu’on en-charge Urſule : qu’elle arrive au-plutard dimanche. Je me-recommande à toi pour cela, chèr Aîné ; te priant de me-craire, pour toi ét pour tous nos Frères-ét-Sœurs, rempli de la plus-vive amitié.

P.-ſ. Tu va trouver dans la feuille ci-incluse, l’hiſtoire de la ſeduction de m.lle Manon ; ét Je crais qu’après que tu l’auras-lue, cette infortunée Demoizelle te-paraîtra unpeu-plus-excusable ; elle l’avait-écrite pour méla donner, aulieu de cet autre papier que lui dicta le Père, notre ami commun, ét qu’elle me-remit le jour que tout ſ’eſt-decouvert.

Mon chèr Mari : Juſqu’à l’âge de ſeize- ans, je n’avais-guère-ſongé qu’il y-eût des Etres d’un ſexe different du mién. Mais parvenue à ce periode de ma vie, où les paſſions ſe-developent, je tombai dans une forte d’inquietude ét dans un degoût des amusemens ordinaires, qui me-les fit trouver abſolument inſupportables. Je ne ſavais à quoi attribuer cet état de langueur-de-l’âme. Toute l’objervation que je fis, c’eſt que lorſque je me-trouvais dans des cercles où il y avait beaucoup de Jeunesgens, mon tourment était comme-ſuſpendu. Cependant auqu’un-d’eux ne me-fixait en-particulier ; ils m’intereſſaient tous également ; deſorte-que c’était moins tel Homme dont la presence me-fesait-plaisir, qu’un inſtinct qui me-portait vers les Hommes en-general. J’étais dans cette ſituation, quand je vous vis à V★★★, ét ce fut moi qui vous donnai un petit coup ſur la joue, pouſſée par je ne ſai quelle envie de vous engajer à jeter les ïeus ſur moi. Vous étiez mieus que tout ce que j’avais-connu juſqu’alors. Les Jeunes-gens de la Ville-d’Auxerre ſont peutétre les moins-aimables qu’il y-ait au monde : groſſiers, vains, impertinens, indiſcrets, ſenſuels, aimant la table ét le vin ; il faut, pour ſ’en accommoder, avoir de terribles besoins fisiqs, ou ne rién connaître qui vaille mieus, C’était le cas où je me-trouvais. Cependant je ne me-previns pour auqu’un d’eux, ét mon cœur flota durant ane année entière.

Ce fut à ce terme fatal pour moi, que ma Cousine épousa m.r Parangon. J’alais souvent la voir ; ét comme ſon Mari eſt Originaire de la Capitale, qu’il a-vu le grandmonde, ét qu’il en-a les manières aisées, je le trouvais plus-agreable que mes Compatriotes. Il ſ’en-aperçut plutôt que moi, ét compta là-deſſus pour accomplir ſes deſſeins. Malheureusement pour moi, un incident ſeconda ſes Vues : ma Cousine fut-obligée d’aler à Paris, ét elle me-proposa de gouverner ſa maison durant ſon abſence. Mon innocence fut la cause de ma presomption ; je ne redoutais pas le danger, parcequ’il m’était-encore-inconnu.

Je remplis donc la place de ma Cousine, Son Mari, ſans être beau, était, comme je l’ai-dit, bién-dangereus, ſurtout pour une Jeuneperſone de mon caractère !… Il avait environ trenteſix-ans : c’eſt l’âge de la maturité : il a de l’eſprit, joint à cet usage-du-monde dont j’ai-parlé, un goût effrené pour les Fammes, ét une morale qui ſ’accorde à-merveilles avec les panchans les plus-criminels. Tel eſt l’Homme entre les mains duquel tombait une Fille ſans experience, aſſés-jolie pour meriter qu’on cherchât à la perdre, ét qui portait au fond de ſon cœur un énnemi ſecret, prêt à livrer la place au premier Aſſaillant.

Quelques ſemaines ſ’écoulèrenet de-façon à me-donner toute la ſecurité poſſible, ſupposé que j’euſſe-eu de la mefiance ; mais je n’en-avais pas ; ét je regardais les avis que ma Cousine m’avait-donnés, avant ſon depart, comme les craintes chimeriques d’une Jeune-famme, qui paſſait dans le monde pour une prude achevée : d’ailleurs, ſon âge, qui n’était que d’une année plus-avancé que le mien, ne m’inſpirait pas beaucoup de deference pour ſes conſeils. Hélas ! j’ignorais alors la difference que met entre des Perſones égales en-apparence, une âme forte, ét le goût de la vertu !

Ce fut environ aubout d’un mois-ét-demi, que m.r Parangon devint plus-aſſidu auprès de moi : ſes diſcours étaient obligeans, ét quelquefois flateurs : il tâcha d’exciter le feu qui couvait dans mon ſein, par des lectures voluptueuses ; il me-fit lire le Tombeau filosofiq, Tanzaï, avec quelques Romans de m.me De-Villedieu, oú l’on voit les Fammes-mariées écouter ét favoriser des Amans : enfin il ſeduisit alafois mon eſprit ét mon cœur, Mais ce n’était pas encore aſſés pour triomfer de ma vertu ét vaincre les prejugés d’une bonne éducation : afin de mieus detruire l’une ét les autres, il me-fit prêter par D’Arras des Livres impies : le premier fut la Pucelle de m.r De-Voltaire, qui ne fesait que de paraître alors. On ne ſaurait donner un poison plus-agreable à-prendre : cet Ouvrage, qui ſans-doute eſt un chéfd’œuvre en-ſon genre, captiva d’abord mon eſprit par le charme des vers, ét finir par m’inſpirer du mepris pour les ſaintes verites de la religion. À l’appui de ce Livre dangereus, vinrent le Chriſtianiſme-devoilé  ; le Dîner-du-Comte-de-Boutainvilliers  ; la Contagion-ſacrée  ; l’Effai-ſur-les-Prejugés  ; Bolinbroke  ; les Lettres-ſur-les-Miracles  ; la Confeſſion-de-foi des Theïſtes, ét quelques-autres Ouvrages de la même-trempe. Il y-joignit quelques-unes des faibles Apologies de la religion, ſi propres à la detruire dans nos eſprits par leur inſuffisance. Mais en-même-temps que D’Arras m’éclairait, ſelon lui, m.r Parangon de-ſon-côté, ſongeait à-porter dans mon cœur une corruption, qui me-fît desirer que les maximes de ces Livres damnables fuſſent la verite. En-conſequence, il me procura par lui-même tout ce que la lubricite a-dicté de plus-infame. Je n’avais-jamais entendu parler de mauvais Livres, ét je prenais ſans defiance tous ceux qu’il me presentait ; je les lus d’abord avec curiosité, bién-tót par goût, enfin, j’en-demandai moi-même.

Ce fut alors que m.r Parangon crut pouvoir hasarder quelques diſcours. Je le reçus comme il le meritait ; La corruption de mon cœur n’était encore que theorique, pour-ainſi-dire, ét j’étais dans la pratique, auſſi reservée qu’auparavant. Mais l’on ſent bién qu’une vertu qui n’a plus de base, ne peut manquer de ſ’écrouler ; inſenſiblement je m’accoutumai à en tendre de ſa part des diſcours beaucoup plus-retenus que mes lectures, ét dès qu’un de mes ſens eut-perdu la chaſteté, qui n’était-deja-plus dans mon cœur, le dangereus Ennemi de ma vertu comprit qu’il pouvait attaquer impunement les autres. Je ſouhaiterais que eeci pút être-utile aux Jeunes-perſones, ét ſ’il était-pratiquable de le rendre publiq, ſous un nom ſupposé, je le ferais avec beaucoup de zéle. Dès qu’on vit que j’écoutais les diſcours, on en-vint aux actions. Les entreprises ne furent d’abord qu’une forte de badinage un peu-libre:mais infenſiblement on ſe-permit davantage, dans la vue d’émouvoir les ſens, et de les revolter contre une vertu chancelante. On joignit à cette conduite un langaje flateur, capable toutalafois de chatouiller ma vanité, ét de me-donner de la compaſſion pour les maux causés par mes charmes incomparables.

Il n’était guère poſſible qu’une Fille de mon âge, de mon temperament, ét de ma figure, resiſtât à des attaques ſi-bién combinées. Cependant je tins-bon pendant quelque-temps; enſuite je ne cedai que peuapeu : D’abord je ſouffris une liberté, puis une autre, juſqu’aux plus-decisives : je m’en-tins longtemps-là : mon cœur était-corrompu ; je desirais moi-même de franchir la derniére barrière ; mais le danger me-retenait : je ſavais trop ce qui pouvait resulter d’un commerce plus-intime que celui qu’on avait avec moi, ét la ſeule idée de cet accident me-fesait-fremir. Tant que je ne dis pas ce motif, on fut-preſſant, mais avec quelque menagement pour ce qu’on nommait les ſcrupules d’une Novice : mais dès que j’eus-láché le mot, ét fait-connaître le motif qui ſeul me-retenait, je fus-perdue. C’eſt peutêtre la plus-grande imprudence que puiſſe faire une Fille, que de ſe-mettre derrière ce faible retranchement. Eneffet, quand on eut-penetré la cause de mes refus ét que la vertu n’y-entrait pour rién, on ne tarda pas à me-parler des moyéns d’éviter ce que je craignais. On n’eut-garde de me-proposer ces moyéns dangereus qui exposent la vie, ét qui m’euſſent-revoltée ; on me-parla de quelques autres, ét j’eus le malheur, ou plutôt l’indignité de me-rendre : car je ne pretens pas attenuer ma faute, en-disant… qu’on employa la violence,… quoique… ce ſait la verité, puiſque j’ai-conſenti par la fuite.

Mais biéntôt je m’aperçus que les precautions criminelles étaient-ſouvent-oubliées ; je tremblai ; je refusai toutafait de me-prêter à ce qu’on voulait de moi. Ce fut dans ces circonſtances qu’il vint chés mon Seducteur, un jeune Élève, dont l’aimable ſimplicité, fournitr à l’Homme que mes refus deseſperaient » un nouveau moyén d’en-triomfer. Ce Jeune-homme était le même que j’avais-vu à V★★★, ét qui m’avait-dèſlors-intereſſée. Mon Séducteur ſ’était-preſſé de demander ce Jeune-homme à ſes Parens, dans la vue ſans-doute de le faire ſervir à ſes deſſeins ſur moi : il était d’ailleurs accoutumé à cette manœuvre. Des que ce Jeunehomme fut-arrivé, il dreſſa une autre batterie ; il me-parla de certains Hommes qui mariaient leurs Maitreſſes à des Jeunesgens bonaſſes, qu’ils avantageaient. Il me-vanta les Gens-de-village, ét le talent qu’ils avaient pour faire leur chemin dans le monde, pour peu qu’ils trouvaſſent Quelqu’un en-état de leur faire-vaincre les premiers obſtacles, Etc.a Il n’eut pas de peine à me-perſuader, dès qu’il m’eut-fait voir Celui ſur lequel il avait-jeté les ïeus. Il me-pria de le ſeconder : jugez avec quel empreſſement je dus le faire !

Tante que je n’eus pour l’Élève de mon Seducteur que le ſimple gout que m’inſpirait ſa beauté, je continuai mon desordre ſans-menagement ; ét avec un panchant reel à l’aimer j’eus la baſſeſſe de regarder en-lui, la Dupe qui devaitſervir à couvrir mon deshonneur. Mais biéntót il prit le ton ét l’air qui nous ſubjuguent ſi-aisement nous-autres Fammes ; ſa figure intereſſante ét noble ſe-para de toutes les grâces, qui ne lui manquaient que faute d’usage ; ét mon goût devint de la tendreſſe. Ce fut alors que la vertu commença de rentrer dans mon cœur avec le veritable amour. Je ne ſouffris plus mon Seducteur qu’avec repugnance, avec degoût, ét biéntôt j’en-eus horreur. Je ne pouvais cependant encore m’en-debarraſſer : que j’étais-punie ! ét quel ſupplice, que celui d’aimer, avec paſſion, ét d’étre-forcée de ſe-livrer à Un-autre !… Non, je ne crais pas qu’il en-ſait de plus-cruel pour une Famme… Ce fut dans ces circonſtances, que la ſituation que je redoutais ſi-fort ſe-decouvrit. J’en-pris-occasion d’interdire les familiarités à mon SeduCeur, ét je cherchai tous les moyéns imaginables pour amener mon Amant à-prendre avec moi ces mêmes familiarités. Je ne pus y-reüſſir[1], ét j’en étais-depitée. Mon Seducteur en-ſouffrit. Voyant qu’il n’avait plus rién à eſperer, que je ne fuſſe-tranquile, il travailla de tout ſon pouvoir à conclure le mariage projeté.

Plûs je voyais mon Amant, ét plûs je lui jurai de l’aimer uniquement. C’eft ce qui m’empêchait de mourir-de-honte de la tromperie que j’alais-lui-faire : Je me-proposais de la reparer ſi-bién, en-le-rendant heureus après notre mariage, que ma faute fût un bonheur pour lui… Hélas ! cet eſpoir ſi-flateur eſt-il-perdu pour-jamais ! ou plutôt…

Elle en-eſt-reſtée-là, chèr Aîné : Tu vois par ce recit, auſſi-ſincère que ſi elle l’avait-fait pour ſon Confeſſeur, qu’il a-été comme impoſſible que cette pauvre Demoiselle ne fût-pas-trompée : c’eſt m.r Parangon qui eſt un miserable tentateur, ét qui repondra un-jour devant Dieu de tout le mal qu’il nous a-causé, à m.lle Manon ét à moi.

  1. Elle l’y-amena cependant, ét le jour même deſtiné à lui pemettre cet Écrit. V. la Note 3 de la 33me lettre.