Le Paysan et la paysane pervertis/Tome 1/40.me Lettre
25 novemb..
Si tout a-reüſſi, chèr Père, c’eſt à vous que
je le dois ; vos ſages conſeils ét votre adreſſe
ont-ſauvé mon Epouse ét moi-même, ſans me-brouiller
avec mes Parens, ni avec mes Amis,
parmi leſquels m.me Parangon tiéndra toujours
le premier rang. Mon Père viént d’écrire
la Lettre que nous demandions : ma Sœur eſt
avec m.me Parangon ; elles ſont-inſeparables,
ét leur mutuel attachement augmente le bonheur
dont je jouis par vos ſoins. Je penſe
comme vous, que c’eſt ſur la chère Urſule
qu’il faut compter, pour faire ma paix avec
tout le monde. Quî-que-ce-ſait ne ſoupçonne
mon mariage : nous le decouvrirons lorſque
tout ſera bién-diſposé. Mais, ce que je ne
puis me-laſſer d’admirer, c’eſt comme les circonſtances
ſe-ſont-reünies ! Tout était-prêt ;
tout était-ſigné ! vous precipitiez mes Parens ;
vous les troubliez au-point que m.r Parangon
vous a-cru fou ! Je regardais endeſſous comme
vous jetiez de-côté le contrat, les regîtres ;
tout cela diſparaiſſait ſans affectacion !
Qu’il eſt facile de tromper la candeur, la draiture
ét la ſimplicité ! que cette noble confiance m’humiliait, ét comme elle me-livrait aux remords !
Nous-nous-rendons enfin à l’église ;
il était une heure ; Perſone que nous ét nos
Temoins : nous pouvions parodier le mot de
Denis : Voyez comme les Dieus favorisent le manége des Fourbes !
Quand je penſe à tout
cela, je ne ſaurais m’empêcher de voir une
deſtinée que je ne pouvais éviter. Eh ! qu’aurais-je
fait ? Manon, il n’en-faut pas douter,
alait ſe-donnerla mort ; j’ai-vu le couteau levé
ſur ſon ſein… ét comme vous l’avez trèsbién-dit,
j’aurais-été la cause de ce malheur. Enfin,
elle eſt ma famme : c’eſt un ſecret à garder
quelques années peutêtre ? Ma plus-grande
peine eſt de me-cacher de mon premier Ami,
mon Frère… mais il le faut bién… Je vous
remercie de la bonté que vous avez-eue d’accepter
la direction des conſciences du Monaſtère
où la Mère ét les deux Filles ſe-ſont-retirées :
c’eſt une conſolation pour moi, dans
l’éloignement auquel j’ai-voulu me-condamner,
de vous ſavoir-à-portée d’entretenir ſouvent
mon Épouse. Adieu, chèr Père ; ſervez-nous-en
à tous-deux.