Le Paysan et la paysane pervertis/Tome 1/41.me Lettre

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41.me) (Reponſe de D’Arras.

[Hiſtoire de D’Arras ou Gaudét : ét ce qu’il ſe-propose de faire à-l’égard d’Edmond.]

1750.
29 novemb.


Ton mariage eſt-fait, mon chér Edmond : mais j’ignore fi je dois m’en-rejouir ou m’en-affliger : Si le malheur qui viént de m’arriver, de perdre ma Sœur, avait-précedé ton mariage, peutêtre y-aurait-il-eu d’autres arrangemens à-prendre… Aureſte, puiſque c’eſt moi qui t’ai-lié, je dois tâcher d’alleger ta chaîne.

Ma Sœur eſt morte, ſans laiſſer d’Heritier : ce fut pour établir avantageusement cette Sœur, qu’on me-fit moine à l’âge de ſeize-ans, malgré ma resiſtance ét mes proteſtations. Les autres entraves qu’on eut-ſoin de me-donner à vingtcinq, ont-achevé de m’ôter tout eſpoir de retour au monde, comme laïq.

La raison de cette conduite extraordinaire, qui fesait ſacrifier un Fils-uniq, à ſa Sœur, avait des causes particulières : mon Père, m.r Gaudét-D’Arras, avait une fort-jolie-Famme (c’eſt ma mère), dont ſon Frère-cadet avait-été l’amant-aimé. L’Ainé la vit, en-devint amoureus, quoiqu’il fût l’inclination de ſon Frère, la demanda, ét fut-preferé par les Parens, acause de ſa fortune. L’Amante du Cadet éplorée, fut-traînée à l’autel, malgré la declaration faite à ſon Père, devant le Futur, qu’elle n’avait-pas-été cruelle pour le jeune Gaudét. On regarda cet aveu comme une fineſſe concertée entre les deux Jeune-gens, pour qu’on les unit. Ma Mêre ne fut-pas-crue. Elle ſ’évanouit aux piéds des autels, ét n’a-jamais-prononcé le oui qui fait les Epous. Cinq-mois après, je vis le jour. Mon Pêre (ou mon Oncle) était-furieus que je paruſſe ſitôt : mais il ne pouvait ſe-plaindre ; on ne l’ayait-pas-trompé. Comme il adorait ma Mère, malgré la haîne qu’elle lui marquait conſtamment, il ne voulut ſe-venger que de ſon Frère. Il obtint un ordre qui le fit-paſſer aux Îles, éſperant qu’il y-perirait. Le contraire eſt-arrivé : mon veritable Père y a-fait une fortune conſiderable, ét il eſt de-retour depuis un-mois avec ſes richeſſes. Mais j’anticipe ſur l’ordre des faits : je les reprens à ma naiſſance.

Lorſque je vins au monde, je parus un monſtre aux ïeus de mon Père legal ; ét à ma Mère un tresor ſans-prix. Elle voulait me-donner ſon lait, mais ſon Tiran n’eut-garde de le ſouffrir ! il me-mit-en-nourrice à ſon inſu ; car il avait-formé le projet de me-faire diſparaitre quelque-jour, pour me-confondre parmi les Enfans-trouvés : mais il n’en-put apparemment trouver l’occasíon. Je vins à-merveilles : ce qui contrariait fort mon Père putatif ! L’année ſuivante, ma Mère eut une Fille : c’eſt ma Sœur. M.r D’Arras cherit cette Enfant, ét ma Mère ne l’aimait pas moins que moi : elle l’éleva juſqu’à l’âge de douze ans, époque à laquelle cette chère Famme mourut.

Dés qu’elle eut les ïeus fermés, je fus-mis en-noviciat chés les Cordeliers de Troies, avec recommandation aux Pères de faire-naître ma vocation. À ſeize-ans, je prononçai mes vœus, ét au même-inſtant, deux Notaires reçurent ma reclamation ; ce fut le Gardién d’ici, alors mon père-maître, qui me les procura, les ayant-fait-cacher dans la ſacriſtie. Ç’a-toujours-été mon fidel ami, que ce reſpectable Père.

Mes vœus étaient donc nuls : mais ſachant à quî j’avais-affaire, je gardai le filence, ét ne voulus pas faire de ſcandale : ma naiſſance en-avait-deja-aſſés-causé.

Je paſſai neuf-ans chés les Cordeliers, tant à Troies qu’ici. Lorſque j’eus-atteint vingt-cinq-ans, mon Père-oncle, qui vivait encore, me força de recevoir les ordres, ét trouva des Gens qui le ſecondèrent. Je perdis alors tout eſpoir. En-effet, que m’importait d’être moine ou prêtre-ſeculier, dès que je ne pouvais plus entrer dans le mariage ét perpetuer mon nom ? Cependant aujourd’hui, je ſonge à faire-caſſer mes vœus, ét je ne crais pas que Perſone ſ’y-oppose, mon Père érant aujourd’nui le ſeul reſte de ma Famille ; car mon Pêre-oncle eſt-mort huit jours après mon ordination. Ma Sœur, qui avait-été-richement-mariée, m’aimait tendrement, à-cause de notre Mère : inſtruite de la non-validité de mes vœus, elle avait-été juſqu’à ſe-jeter aux genous de ſon Père, afin qu’il n’exigeât pas que je prîſſe les ordres : mais le vindicatif D’Arras demeura inflexible,

Dès qu’il fut-mort, ma Sœur me fit une penfion ſi-forte, que je la priai de la moderer : elle partagea le revenu également, ét m’en-fit tenir la moitié. J’ai-tresorisé par ce moyén, ét j’ai une ſomme conſiderable à-placer : tu ſeras mon prête-nom.

Le but de mon vrai Père, en-me-fesant ſeculariser, eſt de me-rendre ſon legataire ; mais il a encore d’autres vues. Il fait, à n’en-point douter, que je ſuis ſan fils, ét il desire ardemment que j’en-aye un moi-même. Nous voudrions arranger les choses de-façon, que ce Fils paſſat pour être de mon Père, ét d’une Demoiselle fort-laide, mais très-riche, notre Collaterale la plus-proche, qu’il ſe-propose d’épouser. Or je veus que cet Enfant ſait d’un beau ſang, pour qu’il gâgne plus-aisement l’affection de l’Épouse de mon Père, ét pour ma propre ſatiſfaction. J’aurai-besoin de toi, pour remplir quelquesunes de mes vues : je te dirai cela quelque-jour. Je veus que nous n’ayions qu’un cœur ét qu’une âme, les mêmes fentimens, la même filosofie, les mêmes idées ſur tout ce qui ſert à lier les Hommes entr’eux. C’eſt à quoi je me-propose de travailler. J’ai des inſtruCtions à te donner, des propositions ſingulières à te faire tant pour toi, que pour ta Sœur-Urſule : mais ce n’en-eſt pas ici l’inſtant.

Je te fais toutes mes confidences, parceque mes ſentimens pour toi ſont inebranlables, ét que j’eſpere me conduire de manière que les tiéns y-repondent parfairement : Ce ſont les mauvais Amis qui trouvent des Amis perfides : je repons de la durée de notre liaison, parceque jamais je ne ferai paſſer mon interêt avant le tién. Mais de la diſcretion ! c’eſt la première condition de notre amitié.