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Le Paysan et la paysane pervertis/Tome 1/43.me Lettre

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43.me) (Urſule, à Fanchon-Berthier.

[ Elle eſt-retournée à la Ville, ét commence à laiſſer voir unpeu de goût mondain.]

1750.
23 decemb..


Ma chère Bonne-amie :

Nous-nous-felicitons, mon Frère-Edmond ét moi, du bonheur dont va jouir notre chèr Ainé, en-t’obtenant pour famme : Tu étais deja notre ſœur par l’affection, ét de-plûs mon amie dès l’enfance, à moi ; je ne puis donc que benir un mariage, qui va reſſerrer les nœuds qui nous unifiaient, ét donner à l’Ainé de notre Famille une Compagne, telle que le fut pour notre bon Père, Barbe De-Bertro. Ma chère Bonne-amie ! tu vas avoir, de ton côté, un bon Mari ! Pierre eſt un excellent garſon, ſage, craignant Dieu, n’ayant ni dans ſes diſcours, ni dans ſes actions, ni je crais dans ſes plus-ſecrettes penſées, auqu’une idée puerile ét frivole : tu es ſerieuse, raisonnable, aimant l’occupation ; vous ſerez bién-aſſortis, Mais, chère Cœur, ét c’eſt l’avis de m.me Parangon, ne neglige pas un-peu de coquetterie dans ta mise, quand tu ſeras-mariée ; les Fammes de chés nous l’abandonnent trop-vîte ! Tu es ſi jolie, comme tu te-mets ! ne pourras-tu continuer !… C’eſt la ſincère amitié que je te porte, qui me fait te parler comme-ça, ét auſſi-librement ; desirant que tu ſais-toujours-autant-aimée, cherie ét desirée de ton Mari, que tu l’es à-present, dumoins tant que la jeuneſſe durera, ét il y-a loin d’ici qu’elle ceſſe, Dieu-merci ! Je regarde ici, que m.me Parangon eſt-mise comme ſi elle était fille ; c’eſt une propreté, un ſoin !… ét ça fait beaucoup, chère Sœur : car enfin, ſi une Famme eſt-negligée dans ſes habits ét la propreté ſur elle, tout le monde la laiſſe-là ; aulieu que Celle qui eſt plaisante, agreable, comme m.me Parangon, porte l’agrement ét la joie partout où elle daigne ſe-montrer. Je te dirai que cette jolie Dame me-paraît trèsbién-diſposée pour mon Frère ét pour moi, mieus que je ne ſaurais te l’écrire : mais je t’expliquerai ça de bouche, à notre entrevue prochaine ; car enfin elle eſt prochaine cette fête tant desirée !… Je te dirai auſſi, que j’ai-vu m.lle Manon ; ſans qu’elle me-vit : C’eſt enverité une jolie Fille ! quel dommage !… Mon Frère la regardait, ſans ſavoir que je l’examinais ; Je ne l’en-crais pas ſi-degoûté qu’on crairait bién, ét que m.me Parangon le penſe ; car il la regardait, ce-me-ſemble, avec bién du plaisir ! Je ne ſais pas, mais cette Fille-là eſt trèsaimable, ét ſi j’étais garſon, il me-ſemble qu’une figure comme-ça me ferait oublier bién des choses !… Mais je ſuis famme, ét les Hommes ne ſont pas ſi-indulgens que nous[1]. Quant à m.me Parangon, elle a, je crais, des vues fort-avantageuses pour mon Frère, ét je lui ai-entendu parler de ſa jeune Sœur, qui doit-venir ici, comme ſi elle penſait à lui pour elle. Mais m.lle Fanchette eſt bién-jeune !… ſi c’était l’Ainée qui fût encore fille… J’ai-l’autre-jour-lâché ce mot-là devant Edmond. Oh ! ſi tu avais-vu ſes ïeus ! ils auraient-mis le feu à de l’amadoue, comme ils ont-brillé. Le Gaillard ! il lui en-faudrait !… Mais pour revenir, la petite m.lle Fanchette C★★ eſt bién-jeune, ét l’Ainée eſt bién-belle ! ét m.lle Manon eſt bién-piquante, comme on dit ici ; je ſens que mon Frère (qui eſt auſi le tién) doit-être bién-embarraſſé ! ét enverité, je crais qu’il ne l’eſt pas pour unpeu, ma chere Fanchon ! ét plûs je l’étudie, ét plûs je crais qu’il l’eſt, ét qu’il doit l’être. Je m’en-ſuis-ſouvent-apercue, ét ſurtout hièr, qu’il vit paſſer m.lle Manon, ét qu’un-petit-moment après il regarda m.me Parangon, qui deſcendit vers nous ; dans un inſtant où elle tournait le dos, il porta ſa main à ſon front, avec un regard ! un geſte !… comme ſ’il avait-dit, Oh ! que ne puis-je !… Dumoins voila comme j’entendis ça…

Je te dirai auſfi, pour ne te rién cacher, qu’un de ces jours, comme j’alais dans la chambre de m.me Parangon, j’y-ai-trouvé ſon Mari, aulieu d’elle : j’en-ai-veritablement-eu-peur, ét j’ai-fait un ah ! de frayeur : Il ſ’eſt-mis à-rire, ét m’a-dit : — Ah-ah ! vous avez-peur de moi ! je ne vous aurais-pas-embraſſée, mais vous le ſerez, pour vous apprendre-… Oh ! comme il embraſſe ! quel Homme ! je l’aurais-batu, ſi je l’avais-osé. La pauvre Manon ! comme elle a-dú ſouffrir avec cet Homme-là ! car en verité il eſt-impoſible qu’on l’aime ; il a des ïeus, des façons… Auſſi ſa Famme ne l’aime-t-elle guère, ét je ſerais tout-comme elle, ſi j’étais à ſa place ; depuis ce qu’il m’a-fait, je ne ſaurais plus le ſentir

Comme je babille ! Adieu, ét à te voir, petite Sœur ! Je ne montrerai cette Lettre à Perſone d’ici ; c’eſt bon pour d’autres, où je n’aurai-pas-été fi-ſincere. Ta bién-bonne-amie, ét Sœur

Urſule R★★.

Mes Enfans, vous voyez comme cette pauvre Sœur commence d’être legère, ét comme ſa tête eſt-deja-remplie de mondanités ! Helas ! c’eſt ainſi que la perverſion commence toujours à la Ville ! excusable d’abord, à ce qu’on crait ; mais alant couramment au dernier periode ! Puiſſent ces Lettres vous preserver !



  1. Ils le ſont beaucoup-plus pour les Fammes, que Celles-ci ne le-ſont les Unes pour les Autres. [L’Éditeur.