Le Paysan et la paysane pervertis/Tome 1/45.me Lettre
Me voici dans la maison paternelle, chèr
Père : les plaisirs m’environnent, ét je m’y-livre
ſans contrainte. Mafoi tu as-raison !
il faur jouir ; ce n’eſt pas manquer de réligion,
que d’user des biéns que Dieu nous a-donnés :
cette maxime, il eſt-vrai, peut
mener-loin ! mais, cher Mentor, tu joins à cet
art admirable, que tu as pour lever les ſcrupules,
une prudence conſommée ; ainſi je m’yabandonne,
ét je regarde ta connaiſſance
comme le plus-grand bonheur qui me-pût
arriver. Sans-toi, J’avais la ſotise de manquer
un mariage qui me rend maître de vingt-cinqmille-écus ;
ét pourguoi ? pour un prejugé
de Village[1]… À-propos » eſt-il bién
vrai que la Mère ét la Sœur-aînée vont prendre
le voile, afin-que je ne me-repente pas
du ſacrifice que je leur ai-fait ? Si elles craignent
de m’incommoder, elles ont-tort ; je
ne ſuis pas dur ; j’aime Ceux qui m’aiment ;
c’eſt à elles à ſe-juger là-deſſus ; ét lorſque Manon ſera-debarraſſée du fardeau…, je penſe que je ne l’aimerai pas moins, que ſ’il ne fû-jamais-rién-arrivé. Tes principes ſont-excellens, chèr Mentor, ét je les goute plûſ-que jamais ; tout-cela n’eft qu’idées ét prejugés. Tu m’as-fait-connaitre tant de Fammes dans le cas de la miénne, ét dont pourtant les Maris ſont ſi-tranquils ! tant de Filles que leurs Amans craient des Lucreces ! tant de vertus qui ſe-perdent, ét qui chaque-jour renaiſſent de leurs cendres ! qu’enverité je dois-être tout-conſolé de mon petit-malheur. C’eſt à toi, chèr Mentor, que je dois toute ma tranquilité… Mais ſais-tu que tu es bién-mechant ! Je te ſoupçonne de quelques vues endeſſous : ſerais-tu amoureus de ma Famme ? m.r Parangon a-voulu me donner à ton ſujet quelques doutes… mais l’excès de la calomnie en-detruit la vraiſemblance : tu m’entens ? Quant à ton conſeil, ma Nouvelle-épouse ne t’aurait pas d’obligation de l’eſpèce de vengeance que tu me ſuggères ! cependant ton idée de la peine du talion eſt vraiment plaisante… Je t’avais-cru l’ami du Grand-dormeur ? (c’eſt un nom que nous lui donnons entre nous, parcequ’il n’ouvre ſes rideaus qu’à onze-heures ou midi) : Je te le dis, ét tu me repons : — Eſt-ce qu’il en-peut avoir ? un Homme né pour lui-ſeul, qui ſe-facrifie tout, qui veut tout faire-ſervir à ſes plaisirs-… Ma foi ! le voila trait-pour-trait ; je crais voir m.r Parangon. Sa Famme eſt-ici ; elle n’a-pas voulu quitter Urſule ; et Tiénnette y-eſt avec elles. Je crais mafoi qu’elle donne à la maison-paternelle
ce charme qui ne quitte jamais
Colette-C★★ ; je me trouve ici, avec elle,
auſſi-bién qu’à la Ville ; j’y-paſſerais mes
jours… Mais ſais-tu-bién, malgré tes plaisanteries,
que je trouve pour-le-coup deplacées,
que mon aimable Maitreſſe (j’aime è
l’appeler ainſi en-t’écrivant), me-fait-craire
à la vertu des Fammes ?… Que voulais-tu-dire,
l’autre-jour, avec ton rire endeſſous,
lorſque je te parlais de ſon tendre attachement
pour Urſule ? Je t’avoue que je ne t’ai-pas-compris.
Mais, quoi-qu’il-en-ſait, le
respect que je reſſens pour m.me Parangon,
eſt un plaisir pour-moi : je n’en-ai pas davantage
à aimer Manon, qu’à reſpecter la vertueuse Colette.
Je ne diſconviéndrai pas, cher Père, que la fête, ét la joie qui l’anime, n’aient-fait quelqu’impreſſion ſur mes ſens. Et tu ne devinerais pas quel eſt le premier Objet que l’Amour a-choisì pour les remuer ? une Beauté ſeduisante ; une Jeune-perſone modeſte, naïve ét pure, couronée de fleurs ; ma Belleſœur enfin : non que j’aye-desiré un-ſeul-moment d’obtenir quelque-chose de Celle qui le-donne à mon Frère (la penſée m’en-ferait horreur !) mais elle m’a-plu ; mais j’avais un plaisir infini à-danſer avec elle, à-l’entretenir. Je ne l’ai-embraſſée qu’une-fois, parceque j’ai-ſenti que je le fesais avec trop d’émotion. Ne va pas repeter toutes ces folies à ma Famme ! d’ailleurs ce ſentiment n’a-pas-duré. Une Jeunefille du pays de ma Mère (qui ne m’a-pas-été-indifferente autrefois) invitée comme le reſte de ma Famille, quoique parente éloignée du côté des Bertro, eſt-arrivée fort-tard. Le Marié l’a-reçue, ét m’a-chargé de lui faire les honneurs. Je m’en-ſuis-acquité comme envers une anciénne Inclination. La petite Cousine eſt charmante ; ſa taille eſt ſuelte ; ſes ïeus ſont plus-tendres que vifs ; ſa bouche eſt-petite ét fraiche ; toute ſa figure eſt-riante ét naive : ſa gorge eſt à-demi-ſormée ; ſa jambe eſt la plus-parfaite que j’aye-encore-vue, Elle a ſeize-ans accomplis. Son teint n’a point de roses, mais c’eſt une eſquiſſe charmante, qui ſemble attendre que le plaisir ét l’amour viénnent y-mettre le coloris. C’eſt auſſi mon bon ét fidel Mentor, ce que je tâcherai de faire. Mafoi ! il aurait-été à ſouhaiter pour Telemaq que le ſién t’eut-reſſemblé ! m.lle Eucharis ſ’en-fut-mieus-trouvée, mais non pas Antiope ! Cependant il me faut user ici de bién des precaucions ! tu ſens ce que j’ai à-menager ; mes Parens, mon Frére-aîné, auprès duquel il faut que je me-deguise encore longtemps ; et pardeſſus tout cela, m.me Parangon : c’eſt elle dont je crains le-plûs de perdre l’eſtime. Tout va pourtant aſſés-bién, grâce à l’innocence de ma jeune Conquête, ét aux reſtes d’une antique confiance, autrefois bién-meritée. À ma première, je t’inftruirai plus amplement.
Adieu, mon Papa.
- ↑ Mais qui tiént aux bonnes-mœurs, Infortuné, puiſqu’on te l’ôte pour commencer à te-corrompre !