Le Paysan et la paysane pervertis/Tome 1/7.me Lettre
jour de la
Saint-Jean.
Je ne croyais pas, mon Frère, avoir-donné
lieu aux craintes que tu me-montres ! Je
les regarde comme une nouvelle preuve de
ton affection : mais tranquilise-toi ; Tiénnette
n’eſt pas dangereuse ; pour moi, ſ’entend :
cette bonne Fille m’a-jugé digne de
ſa confidence. Elle aime ; elle eſt-aimée :
une demarche hardie, que je n’ai-pas-approuvée,
l’a-mise dans un état pour lequel
elle n’eſt-pas-faite. Je vais te reveler ſon
ſecret, parceque je ſais qu’il n’en-ſera pas
moins-ſûr quand tu le ſauras. Ses Parens
ſont de la ville d’Avalon, où ils ſont-conſiderés ;
Tiénnette a-quitté la maison de ſes
Père ét Mère, acause d’un Parti qu’on voulait
qu’elle épousât, malgré la repugnance
qu’elle y-avait ; on ignore où elle eſt,
comme tu penſes-bién. Celui qu’elle aime
l’a-ſuivie ; mais ſans exposer la reputation de m.lle Tiénnette ; il avait-prié, dès auparavant
la fuite de ſa Maitreſſe, ſes Père ét
Mère de le placer chés un Procureur de
cette Ville-ci, pour y-prendre une connaiſſance
parfaite des affaires ; ét il n’y-eſt-venu
que quinze jours après elle. Ces pauvres
Jeunes-gens ſe voient tous les jours
après ſouper, en-ma-presence : auparavant
Tiénnette ſe privait de ces entretiéns-là :
mais depuis qu’elle me connaît, nous ſortons
enſemble le ſoir, ſous-pretexte de prendre
un-peu l’air, ét nous alons à la place
Saintétiénne, où m.r Loiseau nous joint.
Tiénnette ét lui ſe-disent des choses ſi-douces,
qu’elles m’attendriſſent le cœur,
êt qu’il me-ſemble que je ſois de-moitié
dans leur affection : auſſi, je me trouve très-heureus
de les faciliter ; car leur frequentation
eſt-honnête, ét ils ne ſe-disent pas un
mot qu’ils ne puſſent lâcher devant leurs
Péres ét Mères. Par-exemple, ſans moi,
Tiénnette n’irait pas aujourd’hui avec ſon
Amant à l’Arquebuse, où on tire l’oiseau :
c’eſt une jolie fête, où on voit toute la
Ville, ét ſurtout les Dames dans une parure
trésbrillante.
Quant à ce que tu me dis de notre parenté à-la-quatre, avec m.lle Manon, je ne crois pas quelle le ſache : mais quand elle le ſaurait, ce-ſerait tout-de-même. Ici les Frères ét les Sœurs ſe regardent à-peine comme Parens ; ét à-moins qu’un Oncle n’ait pas d’Enfans, ét qu’on ne doive en-heriter, il n’eſt qu’un Etranger pour ſes Neveus. J’ai-vu même des Gens-mariés, qui oublieraient qu’ils ont un Père ; ſi tous les ans l’usage n’était pas d’aler ſe-faire-inſcrire chés lui au 1.er de janvier. Juge à-present, mon pauvre Pierre, du cas que l’on ferait de ta parenté à-la-quatre !
Je te charge de dire à notre chèr Père, en-l’aſurant de mon profond reſpect ét de ma filiale tendreſſe, que m.r Parangon l’attend jeudi prochain pour paſſer mon brevet ; ét comme le temps de mon apprentiſſage ne courra que de ce jour-là, je le prie de ne pas differer. On voulait remettre juſqu’au retour de m.me Parangon ; mais elle n’a-pas-encore-de-ſitôt-fini les affaires qui la retiénnent : ainſi, on paſſera toujours le brevet, d’autant que mon Maître le ſouhaite.
Embraſſe pour moi nos Frères ét Sœurs : dis à Urſule qu’elle a-tort de ſe-plaindre, ét qu’elle eſt toujours presente à ma penſée : Je ſuis, ét ſerai à-jamais pour elle, comme pour toi,