Le Paysan et la paysane pervertis/Tome 1/7.me Lettre

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7.me) (Edmond, à Pierre.

[On voit qu’il ne haît plus tant la Ville.]

1750. 24 juin,
jour de la
Saint-Jean.


Je ne croyais pas, mon Frère, avoir-donné lieu aux craintes que tu me-montres ! Je les regarde comme une nouvelle preuve de ton affection : mais tranquilise-toi ; Tiénnette n’eſt pas dangereuse ; pour moi, ſ’entend : cette bonne Fille m’a-jugé digne de ſa confidence. Elle aime ; elle eſt-aimée : une demarche hardie, que je n’ai-pas-approuvée, l’a-mise dans un état pour lequel elle n’eſt-pas-faite. Je vais te reveler ſon ſecret, parceque je ſais qu’il n’en-ſera pas moins-ſûr quand tu le ſauras. Ses Parens ſont de la ville d’Avalon, où ils ſont-conſiderés ; Tiénnette a-quitté la maison de ſes Père ét Mère, acause d’un Parti qu’on voulait qu’elle épousât, malgré la repugnance qu’elle y-avait ; on ignore où elle eſt, comme tu penſes-bién. Celui qu’elle aime l’a-ſuivie ; mais ſans exposer la reputation de m.lle Tiénnette ; il avait-prié, dès auparavant la fuite de ſa Maitreſſe, ſes Père ét Mère de le placer chés un Procureur de cette Ville-ci, pour y-prendre une connaiſſance parfaite des affaires ; ét il n’y-eſt-venu que quinze jours après elle. Ces pauvres Jeunes-gens ſe voient tous les jours après ſouper, en-ma-presence : auparavant Tiénnette ſe privait de ces entretiéns-là : mais depuis qu’elle me connaît, nous ſortons enſemble le ſoir, ſous-pretexte de prendre un-peu l’air, ét nous alons à la place Saintétiénne, où m.r Loiseau nous joint. Tiénnette ét lui ſe-disent des choses ſi-douces, qu’elles m’attendriſſent le cœur, êt qu’il me-ſemble que je ſois de-moitié dans leur affection : auſſi, je me trouve très-heureus de les faciliter ; car leur frequentation eſt-honnête, ét ils ne ſe-disent pas un mot qu’ils ne puſſent lâcher devant leurs Péres ét Mères. Par-exemple, ſans moi, Tiénnette n’irait pas aujourd’hui avec ſon Amant à l’Arquebuse, où on tire l’oiseau : c’eſt une jolie fête, où on voit toute la Ville, ét ſurtout les Dames dans une parure trésbrillante.

Quant à ce que tu me dis de notre parenté à-la-quatre, avec m.lle Manon, je ne crois pas quelle le ſache : mais quand elle le ſaurait, ce-ſerait tout-de-même. Ici les Frères ét les Sœurs ſe regardent à-peine comme Parens ; ét à-moins qu’un Oncle n’ait pas d’Enfans, ét qu’on ne doive en-heriter, il n’eſt qu’un Etranger pour ſes Neveus. J’ai-vu même des Gens-mariés, qui oublieraient qu’ils ont un Père ; ſi tous les ans l’usage n’était pas d’aler ſe-faire-inſcrire chés lui au 1.er de janvier. Juge à-present, mon pauvre Pierre, du cas que l’on ferait de ta parenté à-la-quatre !

Je te charge de dire à notre chèr Père, en-l’aſurant de mon profond reſpect ét de ma filiale tendreſſe, que m.r Parangon l’attend jeudi prochain pour paſſer mon brevet ; ét comme le temps de mon apprentiſſage ne courra que de ce jour-là, je le prie de ne pas differer. On voulait remettre juſqu’au retour de m.me Parangon ; mais elle n’a-pas-encore-de-ſitôt-fini les affaires qui la retiénnent : ainſi, on paſſera toujours le brevet, d’autant que mon Maître le ſouhaite.

Embraſſe pour moi nos Frères ét Sœurs : dis à Urſule qu’elle a-tort de ſe-plaindre, ét qu’elle eſt toujours presente à ma penſée : Je ſuis, ét ſerai à-jamais pour elle, comme pour toi,

Le plus affectionné des Frères.