Aller au contenu

Le Paysan et la paysane pervertis/Tome 1/8.me Lettre

La bibliothèque libre.
8.me) (Le Même, au Même.

[On commence à le flatter, ét il y-prend goût.]

1750.
17 auguste,
jour de la Vierge.


Depuis que mon brevet eſt-paſſé, m.lle Manon commence à ſ’humaniser unpeu avec mol ; elle daigne me-parler, ét quelquefois me ſourire. Malgré la connaiſſance que j’ai de j’ai de ſon caractère haut, je ne me ſens que trop de panchant à oublier tout le mal, pour n’en-voir que le bon : car je la trouve chaque-jour plus-jolie. Chés nous, les Filles n’ont pour elles que la beauté de leur visage ét de leur tâille ; Celles qui ſont laides, le paraiſſent toutafait ; les Gentilles ne le ſont qu’à-demi : mais à la Ville, les charmes ſe multiplient : ſans te parler d’une blancheur appetiſſante, qui ne ſe-trouve preſque jamais à la campagne, l’on profite ici de la beauté de la chevelure ét de tout le reſte : je n’ai-jamais-entendu louer la main dans notre Village ; ici une belle main a ſon prix ; un piéd mignon, caché dans un ſabot ou dans une chauſſure groſſière, n’eſt-pas-remarqué chés nous ; ici l’on n’oublie rién pour faire-briller cet avantage, ét celui d’une jolie jambe. Je n’ose quasi te dire qu’on laiſſe deviner une gorge éblouiſſante ; qu’on ſe-ſerre à ſ’étoufter, pour ſe-donner une tâille plus-fine ; qu’on fait-usage de petites mignardises, de petites agaceries, de petites feintes, de petits regards endeſſous, capables de demonter l’Homme le plus-raſſis, Toutes les Femmes, chés nous, ſe-parent-de-mêmes ; à la Ville, Chagu’une ſait-choisir la façon de ſe-mettre qui lui ſiéd davantage ; une Laide même parviént à ſi bién ſ’atiffer ét faire ſortir tout ce qu’elle a de paſſable, que dans les commencemens de ma demeure ici, je concluais en-moi-même, que toutes les Femmes y-étaient-jolies ; ét ce n’eſt que depuis quelque-temps, que je puis en-faire unpeu la difference.

Pour revenir à m.lle Manon, elle a-dit à Tiénnette, que je commençais à me former, ét que je ſerais un-jour un beau-Garſon… Enſuite elle lui a-fait mille queſtions adraites, pour ſavoir ſi je lui en-contais. Tiénnette a-dit, que non, ét que j’étais un Garſon bién-ſage, qui n’employait qu’à la lecture tous mes inſtans-de-loisir. M.lle Manon a-repondu, que c’était bién ; ét que j’avais-tort de craire qu’elle m’en-voulait. — Ô mondieu, mademoiselle, a-repondu Tiénnette, il ne le crait pas ; il ne parle jamais de vous qu’en-bons termes : eſt-ce que Quelqu’un vous aurait-dit qu’il ſe plaint de vous ? — Non, non :… je le trouve ſeulement trop-timide ;… on dirait qu’il me craint… dites-lui que ſ’il me parlait, je ne le mangerais pas-. Tiénnette n’a-pas-manqué de me rapporter tout cela, mon Pierre.

Dans l’aprèsmidi, m.lle Manon était ſeule dans la falle, quand j’y-ſuis-deſcendu pour aler à l’attelier. Elle eſt-venue regarder mes deſſins : ét comme elle apprend auſſi, ét qu’elle eſt-beaucoup-plus-avancée que moi, elle m’a-bonnement donné quelques avis. Il n’eſt rién qui ait tant de pouvoir ſur mon cœur, que les douces paroles ét les bonnes-manières : J’étais tout-hors de moi, lorſque, par-hasard, ſon piéd a-posé ſur le mién : Cela n’a-duré qu’une ſeconde ; elle a-rougi, en-me disant : — Vous aurais-je fait-mal -? Je n’ai-rién-repondu ; mais j’aurais-voulu-dire : Non, mademoiselle ; vous m’avez-fait bién-plutôt plaisir ! Nous avons-enſuite-unpeu-causé. M.lle Manon m’a-dit, que quand je vins de mon Village, elle ne m’avait-pas-trouvé ſi-bonne-mine qu’à-present ; parceque mon air gaûche me fesait-paraître ſot ; qu’elle m’avouait avec plaisir qu’elle ſ’était-trompée : — La mise de la Ville, a-t-elle ajouté, ces beaus cheveus que vous ne negligez plus, l’aisance que vous acquerez, vous rendent tout-autre, ét vous donnent… un air… mais un air fort-agreable ! Vos ſourcils fournis ét bién-arqués prêtent de la vivacité à ces grands ïeus,… qui pourtant… n’expriment encore que… de la timidité : votre néz eſt aquilin, unpeulong, ce qui ne vous depare pas : mais ce ſont vos lèvres ! je n’en-ai-point-encore-vues… de ſi-vermeilles ; quelle fraîcheur — ! (Elle y-a-porté le doigt, ét tout mon visage eſt-devenu comme ces lèvres qu’elle venait de louer : elle a-ſouri avec une grâce !… inconnue chés nous, mon chèr Pierrot.) — Vous êtes bién-fait (a-t-elle continué), quoique votre tâille ne ſoit pas encore pleine ; mais elle eſt-quarrée. Quand vous êtes-arrivé (continue-t-elle toujours) comment deviner la fineſſe de cette jambe, ſous vos guêtres crotées ?… Edmond, crayez-moi dans-peu, vous ferez un joli Cavalier — ! Oh ! Pierre ! je ne l’aurais-jamais-crue ſi-bonne ! Quel plaisir elle m’a-fait ! Au Village, on ne fait pas tourner une ſeule de cés jolies choses-là ; ét bién-qu’on ſ’y-faſſe connaitre qu’on ſ’estime, ét qu’on ſe-le-dise quelquefois, jamais on ne ſ’y-loue. Je m’aperçois que par-tout les defauts ſont-compenſés par des qualités, ét le mal par le bién. J’étais loin de m’ennuyer avec m.lle Manon, qui venait de poser ſa main ſur la miénne, quand m.r Parangon a-paru. Elle l’a-retirée bién-vite ; mais il l’avait-vu ; il nous a-regardés d’un air ſombre ét grimaud, en-me-disant d’aler travailler dans l’attelier.

Je crais que je pourrai me faire à la Ville : tout ce qui m’y-avait-deplu » ne demande qu’à être-vu d’un certain côté : mais je me figure pourtant que ſi les Filles de notre Village avaient unpeu de l’art de Celles des Villes, on ſerait encore plus-heureus chés nous. Je voudrais bién qu’on mît notre chère Urſule en-apprentiſſage ici, comme elle le desire, ét comme nous en-avons-parlé : elle eſt-jolie ; ét je penſe que quand elle aurait les manières, ét ce qu’on appelle dans le beau-monde, les grâces, elle l’emporterait ſur les Demoiselles qui paſſent pour les mieux de la Ville d’Au★★, ét qu’elle pourrait : y-trouver un Parti, ſans-comparaison plus-avantageus qu’à S★★. Preſens là-deſſus nos chèrs Père ét Mère : j’y-ſuis-doublement-intereſſé ; ét parceque c’eſt l’avantage de notre Sœur, ét parcequ’ayant ici une auſſi agreable Compagnie, j’en-éviterais plus-facilement le danger des mauvaises.

Je ſuis, en-attendant ce plaisir de ta part,
Ton meilleur Ami, &c.