Le Perroquet chinois/VIII — Un petit jeu de société

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Traduction par Louis Postif.
Ric et Rac (p. 117-131).

Chapitre huitième

UN PETIT JEU DE SOCIÉTÉ.

La petite automobile, sœur jumelle de celle qui attendait Chan dans le garage de Punchbowl, avançait vaillamment sur la route du désert. Pendant un moment, le détective et Bob Eden gardèrent le silence. Les rayons solaires perdaient de leur ardeur ; les ombres projetées par les arbres rares s’allongeaient sur l’étendue grise. Les montagnes se nuançaient de pourpre et le vent commençait à se lever.

— Charlie, demanda Bob, que pensez-vous de ce pays ?

— Je suis heureux de l’avoir vu. Je soupire toujours après le changement. Cette fois, me voilà bien servi.

— Cette contrée ne rappelle en rien vos îles hawaïennes ?

— Ah ! non ! Les îles hawaïennes semblent plutôt à cette poignée de perles des Phillimore disséminées sur le sein de la mer. Oahu est une petite île au climat très humide, où la pluie s’appelle le soleil liquide. Ici, de l’océan monte une vapeur moite. Le tableau change du tout au tout : l’air y est sec comme un journal de l’année dernière.

— Il paraît qu’on s’attache à ce pays avec un peu de bonne volonté.

— Je réserve ma bonne volonté pour d’autres cieux. Le désert m’a vraiment impressionné, mais je le quitterais volontiers à la première occasion.

— Moi aussi. Quand approche la nuit, je veux voir de brillantes lumières autour de moi… un petit restaurant dans O’ Farrell Street ; quelques bons amis, une bouteille d’eau minérale sur la table…

— Naturellement. La jeunesse chante dans votre cœur. J’espère pour vous que nous pourrons bientôt fuir le ranch de Madden.

— Dites-moi, Charlie… qu’allons-nous faire maintenant ?

— Observer et attendre… occupations dédaignées de gens de votre âge. Personnellement, je ne suis guère plus heureux. Faire la cuisine pendant mes vacances n’a rien d’agréable…

— Écoutez, Charlie, je patienterai comme vous.

— Voilà qui est bien dit. Les problèmes qui surgissent sur notre route présentent un vif intérêt. Dans mon pays, dès qu’un crime est découvert, les preuves et les faits accusateurs abondent. Je prends ma petite auto, je suis une piste ; j’en trouve une autre ; je fais un détour. Ici, quelle différence ! Pour dévoiler le grand mystère, je dois d’abord me demander : quel est ce grand mystère ?

« Un fait important brille comme la neige sur le sommet de ces lointaines montagnes. Au ranch de Madden, un inconnu a été tué une de ces dernières nuits. Qui était cette victime, pourquoi l’a-t-on assassinée et qui a commis le meurtre… ? Voilà les petits problèmes qui nous restent à résoudre.

— Et sur quoi repose votre accusation ?

— Sur le cri d’un perroquet pendant la nuit. La mort brusque de ce pauvre oiseau, sur le trou d’une balle dissimulé derrière un tableau, un vieux revolver enlevé du mur poussiéreux… L’honneur n’en sera que plus grand si nous aboutissons à un résultat avec d’aussi maigres preuves.

— Entre autres choses, je me demande si Madden est au courant des faits, ou si le rusé Thorn agit pour son propre compte.

— Question importante dont nous connaîtrons peut-être la réponse en temps voulu. En attendant, mieux vaut tenir Madden à distance. J’espère que vous ne lui avez pas encore parlé de San Francisco, de Shaky Phil Maydorf et de son étrange attitude ?

— Non, Charlie, mais ne serait-il pas préférable de le mettre en garde maintenant que Maydorf se trouve à Eldorado ?

— Pourquoi ? Les perles ne courent aucun danger. Vous ai-je mal compris dans le bureau du journaliste ? N’avez-vous pas promis de m’honorer en suivant point pour point mes conseils ?

— C’est exact, Charlie.

— Alors, encore un peu de hou malimali envers Madden. En agissant autrement, vous ne gagnerez rien et vous risquerez de tout perdre. Si vous avertissez Madden de la présence de Maydorf ici, il vous priera de lui faire apporter les perles à New-York. Qu’arrivera-t-il alors ? Vous partirez, il s’en ira et le mystère du ranch tombera à jamais dans l’oubli.

Eden approuva son compagnon.

Dans l’obscurité grandissante, ils passèrent devant le petit bureau de Date City.

— À propos, dit Bob, ce crime que vous soupçonnez pourrait bien avoir eu lieu mercredi soir ?

— Pourquoi mercredi soir ?

Brièvement Bob Eden raconta ce qui advint à Paula Wendell lors de sa visite au ranch… l’émotion visible de Thorn quand il la reçut à la porte, son obstination à ne point l’admettre auprès de Madden, et le petit prospecteur à barbe noire que la jeune fille aperçut à la porte.

Chan l’écoutait sans perdre un mot.

— Voilà du nouveau. Il faut retrouver ce type à barbe noire. Un rat du désert, sans doute. Cette jeune personne voyage beaucoup dans le désert à ce que vous dites ?

— Oui.

— Sait-elle garder un secret ?

— Certainement.

— N’en croyez rien. Nous regretterons peut-être d’avoir trop parlé. Cependant, priez cette charmante demoiselle d’ouvrir l’œil pour essayer de retrouver la trace de son rat barbu. Qui sait ?…

Ils approchaient de la petite oasis aménagée par Madden sur ce sol stérile.

— Entrez, dit Chan, et montre-vous aussi innocent que l’agneau qui vient de naître. Lorsque vous converserez au téléphone avec votre père, vous le trouverez averti de ce qui se passe. Je lui ai envoyé un télégramme.

— Ah bah ? Moi aussi ; je lui en ai même adressé deux.

— Ainsi le voilà bien préparé. Je me suis permis de rappeler à M. Eden qu’au téléphone le message peut être entendu par d’autres que celui qui répond à l’appareil.

— Bonne idée. Vous pensez à tout, Charlie.

La grille était ouverte et Charlie fit tourner la voiture dans la cour.

— Il faut bien. À présent je songe à la préparation du dîner, soupira-t-il. Suivons notre programme : observer et attendre. Quand nous nous trouverons seuls, soyons prudents, de crainte qu’on ne devine notre identité. Au revoir et bonne chance !

Dans la grande salle, Madden, assis au bureau, signait son courrier. Un feu flambait gaiement dans l’immense cheminée.

À l’entrée de Bob, le millionnaire leva la tête.

— Bonjour. Avez-vous passé un agréable après-midi ?

— Oui, merci, répondit le jeune homme. Vous de même, j’espère ?

— Pas du tout. Les affaires me poursuivent jusqu’ici et depuis trois jours ma correspondance s’est accumulée. Tenez, Martin, dit-il à son secrétaire, vous avez juste le temps de mettre ces lettres à la poste avant le dîner. Expédiez également ces télégrammes. Prenez la petite voiture, elle roule mieux sur ces routes.

Thorn prit les lettres, et de ses mains expertes, les plia et les glissa dans les enveloppes.

Madden se leva, s’étira et vint près du feu.

— Ah ! Kim vous a ramené ? demanda-t-il à Bob.

— Oui.

— Sait-il bien conduire ?

— À la perfection.

— Un garçon extraordinaire, ce Ah Kim.

— Peuh ! Il m’a dit qu’il avait conduit une camionnette de légumes à Los Angeles. Voilà tout ce que j’ai pu en tirer.

— Pas très bavard, hein ?

— Aussi laconique qu’un homme de loi du Massachusetts.

Madden éclata de rire.

— À propos, fit-il au moment où Thorn quittait la pièce, votre père n’a pas téléphoné.

— Ah ! En ce cas, il ne rentrera sans doute que dans la soirée. J’essaierai de lui parler après le dîner, si vous le désirez.

— Je veux bien. Je ne voudrais pas manquer aux lois de l’hospitalité, mais je souhaite partir d’ici au plus vite. Certaines nouvelles apportées par le courrier d’aujourd’hui… vous comprenez…

— Entendu. Comptez sur moi pour hâter l’affaire.

— Je vous remercie, répondit Madden.

Le jeune homme se sentit un peu honteux de sa duplicité.

— Je vais faire une petite sieste avant le dîner, ajouta le millionnaire ; cela aide beaucoup à la digestion, paraît-il. À votre âge, on s’inquiète peu de ces précautions. Vous êtes jeune… je vous envie.

Madden sortit, laissant Bob Eden absorbé dans la lecture d’un journal de Los Angeles acheté à Eldorado. Ah Kim allait et venait sans bruit ; il mettait le couvert pour le dîner.

Une heure après, Bob se retrouva en compagnie de Madden et de Thorn devant les mets exquis préparés par le Chinois. La cuisine de Ah Kim différait énormément de celle que l’on servait dans un certain restaurant dont la société très animée plaisait davantage à Bob.

Quand le serviteur apporta le café, Madden commanda :

— Allumer du feu dans le patio, Ah Kim. Nous nous y reposerons un peu tout à l’heure.

Le Chinois obéit et le regard de Madden se tourna vers Eden. Celui-ci sourit et se leva.

— J’y songe. Père doit être rentré après sa fatigante journée de golf. Je vais l’appeler au téléphone.

Madden bondit.

— Laissez ! je vais demander moi-même la communication. Le numéro, s’il vous plaît ?

D’une voix qui imposait le respect, Madden répéta le numéro d’appel que venait de lui apprendre le jeune homme, puis il dit à Bob :

— Si j’ai bonne mémoire, vous m’avez dit hier soir que certains faits survenus à San Francisco suscitait de la méfiance chez votre père. Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, je vous prie de me mettre au courant.

Bob Eden répondit vivement :

— Oh ! des histoires à dormir debout ! Je crois que papa s’est laissé bourrer le crâne par un détective.

— Un détective ? Quel détective ?

— Je l’ignore. Père est en relation avec plusieurs agences de police privée. On lui aura sans doute appris qu’un fameux escroc nouvellement débarqué dans votre ville témoignait d’un vif intérêt pour notre magasin. Au fond, l’histoire a été peut-être forgée de toutes pièces dans l’imagination d’un policier un peu trop zélé.

Bob, inaccoutumé au mensonge, hésita.

— Un fameux escroc ? Qui ça ?

— Je… je ne me souviens pas de son nom. Un Anglais, je crois… le Gosse de Liverpool, ou quelque chose dans ce goût-là.

— Eh bien ; s’il y a eu des racontars au sujet de ces perles, sachez qu’ils viennent de votre côté. Ma fille, Thorn et moi avons observé la plus grande discrétion. Toutefois, je pense que cette histoire a été — comme vous dites — imaginée de toutes pièces.

— Très probablement.

— Sortons un peu, voulez-vous ? proposa le millionnaire.

Par la porte vitrée, ils passèrent dans le patio où ronflait un grand feu. La flamme jetait des lueurs rouges sur les dalles de pierre et sur les fauteuils d’osier.

— Asseyez-vous, dit Madden. Un cigare ? Non, vous préférez vos cigarettes… J’aime à me reposer dans ce patio… il y fait un peu frais, mais on sent le désert si proche… Avez-vous remarqué comme les étoiles sont blanches dans ce pays ?

Eden le regarda, tout surpris.

— Certes… je l’ai remarqué, dit-il, et il songea à part lui : « Mais je n’aurais jamais pensé que toi aussi tu l’eusses remarqué. »

À l’intérieur, Thorn faisait marcher la T. S. F. Une horrible mixture de bavardages, de solo de violon, de discours et de conseils sur la beauté et la santé parvenait jusqu’au patio. Bientôt se fit entendre une voix aiguë de femme prêchant le repentir.

— Donnez le poste de Denver, Thorn ! cria Madden.

— J’essaie, patron.

— S’il me faut écouter ce sacré appareil, je veux entendre quelque chose qui vienne de très loin, par-delà les monts et les plaines.

Tout à coup une musique de danse éclata joyeusement.

— Voilà l’orchestre du Brown Palace, à Denver. Ma fille danse peut-être au son de cette musique. Pauvre enfant ! Elle doit se demander ce que je deviens. Elle m’attend depuis deux jours. Thorn !

Le secrétaire apparut à la porte.

— Rappelez-moi d’envoyer un télégramme à Evelyn demain matin.

— Bien, monsieur !

— Et le jazz joue toujours. Nous l’entendons de Denver, par delà les montagnes rocheuses. L’homme devient trop savant ; il court à sa perte. Sans doute que je vieillis ; je regrette le bon vieux temps, alors que j’étais gamin dans la ferme… les matins d’hiver… la petite maison d’école au milieu de la vallée… je voulais avoir un traîneau… une époque de privations, certes, mais c’est cela qui fait les hommes. Bah ! ne revenons pas là-dessus.

Ils écoutèrent en silence, mais bientôt un stupide bavardage remplaça la musique et provoqua la mauvaise humeur du millionnaire. Thorn réduisit l’appareil au silence.

Madden, ennuyé, s’agitait dans son fauteuil.

— Nous ne pouvons jouer au bridge à trois… Si nous faisions une partie de poker pour passer le temps ?

— Bonne idée ! répondit Eden. Je crains seulement que vous ne jouiez trop gros pour moi.

— Ne vous alarmez pas… nous limiterons nos mises.

Madden se leva.

— Rentrons, dit-il.

Ils revinrent dans la grande salle et fermèrent les portes. Les trois hommes s’assirent autour d’une table ronde brillamment éclairée.

— Ouverture aux valets.

— Bien… répliqua Eden, avec quelque hésitation.

Il avait de bonnes raisons d’hésiter, car aussitôt le jeu prit une tournure à laquelle il n’était point préparé. Les parties de cartes jouées au collège et dans les cercles de journalistes à San Francisco n’étaient que jeux d’enfants en comparaison de celle-ci. Madden n’était plus l’homme qui remarquait la blancheur des étoiles. Il s’intéressait plutôt à la couleur des jetons rouges, blancs ou bleus et les caressait amoureusement. C’était Madden le spéculateur, celui qui pariait sur les chemins de fer, les forges, les fortunes de petites nations, et qui, après avoir spéculé tout le jour à Wall Street, venait, la nuit, tenter sa chance à la roulette dans la Quarantième Rue.

— Trois as ! Et vous, Eden ?

— Rien de bien. Je donnerais tout mon jeu pour un vieux timbre !

— Martin, à vous la main ! fit Madden.

Soudain on frappa à la porte, un coup fort et distinct. Bob Eden sentit son cœur se glacer. De l’obscurité extérieure, du vaste désert, une voix parlait : on demandait à entrer.

— Qui cela peut-il être ? dit Madden, le sourcil froncé.

— La police ! suggéra Eden. Le tripot est découvert.

Au fond de lui-même, il n’espérait pas tant de chance.

Thorn distribuait les cartes et Madden en personne ouvrit la porte. De sa place Eden vit l’homme qui, sur le fond noir du désert, se détachait en pleine lumière. Un individu en pardessus, qu’il avait déjà rencontré sur le quai de San Francisco et plus récemment, à la porte de l’Hôtel du Désert : Shaky Phil Maydorf en personne, sans lunettes sombres, cette fois.

— Bonsoir ! dit Maydorf, d’une voix grêle et froide. C’est ici le ranch de M. Madden ?

— Je suis Madden. Que puis-je faire pour vous ?

— Je cherche un de mes amis… votre secrétaire, Martin Thorn.

Thorn se leva et approcha de Maydorf.

— Bonsoir, fit-il sans empressement.

— Vous vous souvenez certainement de moi, dit le nouveau venu. Mac Cullum… Henry Mac Cullum. J’ai fait votre connaissance à New-York, à un dîner, l’année dernière.

— Oui, oui, répondit Thorn. Entrez donc. Voici M. Madden.

— Très honoré, fit Shaky Phil.

— Et M. Eden, de San Francisco.

Eden se leva et se trouva en face de Shaky Phil Maydorf.

Le bandit dévisagea longuement le jeune homme. Se doutait-il que sa présence au quai n’avait point passé inaperçue ? En ce cas il possédait un sang froid étonnant.

— Enchanté de faire votre connaissance, monsieur Eden.

— Moi de même, monsieur Mac Cullum.

Maydorf se tourna de nouveau vers Madden.

— J’espère que je ne vous dérange pas, remarqua-t-il avec un léger sourire. Je suis pensionnaire du Dr Whitcomb… pour soigner ma bronchite. Il n’y a aucune distraction dans ce pays et quand j’eus appris que M. Thorn se trouvait dans le voisinage, je n’ai pu résister à la tentation de venir lui serrer la main.

— Vous avez bien fait, répondit le millionnaire, d’un ton plutôt froid.

— Je ne veux point interrompre votre partie. Accepteriez-vous un quatrième joueur ?

— Enlevez votre manteau, fit Madden sans aménité et venez vous asseoir. Martin, donnez des jetons à monsieur.

— Je revis enfin ! s’écria le nouveau venu, heureux de cette invite. Comment cela va-t-il, mon vieux Thorn, depuis que nous ne nous sommes vus ?

De son ton laconique, le secrétaire fit entendre qu’il allait assez bien, et le jeu reprit de plus belle. Si Bob Eden avait jusque-là ressenti quelque crainte de ne point rencontrer l’aventure, à présent il était bien servi. Songez donc : jouer au poker avec Shaky Phil… il vivait là des instants d’une émotion intense.

— Donnez-moi quatre cartes, disait Maydorf entre ses dents.

Avant l’arrivée de ce brigand, la partie avait été rude et brutale. Maintenant, c’était une lutte à mort. Maydorf déployait un vrai génie. Les cartes appuyées contre sa poitrine, le visage sculpté dans la pierre, il se battait contre Madden. Le millionnaire jouait avec décision, mais, se rendant compte de la force de son adversaire, il se tenait sur ses gardes. Thorn et le jeune Eden suivaient à la remorque, semblables à des unités non combattantes englobées dans une bataille de géants.

Bientôt Ah Kim entra, les bras chargés de bûches. Si l’étonnant spectacle qui s’offrit à ses regards le surprit, il n’en laissa rien paraître. Madden lui ordonna d’apporter les cocktails et tandis que le Chinois posait les verres sur la table, Bob Eden remarqua avec un secret frisson que l’estomac du détective se trouvait seulement à quelques centimètres des mains longues et habiles de Shaky Phil. Si le redoutable Maydorf s’en était douté…

Mais le forban songeait à tout autre chose qu’aux perles des Phillimore.

— Une carte ! demanda-t-il.

La sonnerie du téléphone retentit dans la pièce. Le cœur de Bob faillit lui manquer. Il n’y pensait plus… et… après une longue attente il devait enfin parler à son père… en présence de Shaky Phil Maydorf. Il sentit le regard de Madden vrillé sur lui et se leva.

— C’est sans doute pour moi, fit-il, lançant d’un geste détaché ses cartes sur la table.

Il traversa la salle et décrocha le récepteur.

— Allô ! Allô ! C’est toi, papa ?

— Deux paires d’as. Tout ça pour moi ? fit Maydorf.

Madden abattit ses cartes sans regarder celles de son adversaire, et Shaky Phil ramassa l’enjeu.

— Oui, papa, c’est Bob. disait Eden. Je suis très bien arrivé… je demeure chez M. Madden pendant quelques jours. Tu voulais simplement savoir ce que je devenais… Puis-je téléphoner demain matin ? Tu as passé une bonne journée au golf ? Pas de chance… au revoir !

Madden, le visage enflammé, bondit de sa chaise.

— Un instant ! cria-t-il.

— Papa désirait simplement savoir où je me trouvais, déclara Bob avec calme, en se rasseyant. À qui de jouer à présent ?

Madden étouffa un juron dans sa gorge et la partie continua. Bob Eden jubilait intérieurement. Un nouveau retard… et cette fois pas de sa faute. P. J. Madden devait être mystifié.

Sa troisième pile de jetons disparaissant à vue d’œil, et, avec une certaine appréhension, il songea que la nuit venait de commencer.

— Encore une partie et je quitte le jeu, annonça-t-il d’une voix énergique.

— Nous aussi nous abandonnons ! rugit Madden, l’air tracassé, à présent.

— Qu’elle soit bonne, si c’est la dernière ! fit Maydorf.

Le hasard voulut que la partie se terminât sur une lutte entre Maydorf et Bob Eden. Tirant avec le faible espoir de former deux paires, le jeune homme, se réjouissait de posséder quatre neuf. Sans se rendre compte que Maydorf avait la main, il paria très fort et quand il abaissa son jeu, il vit un sourire diabolique sur le visage de Shaky Phil Maydorf.

— Quatre reines ! annonça Maydorf, étalant ses cartes d’un geste habile. Les dames me portent toujours veine. Payez-moi, messieurs.

Ils s’exécutèrent. À contre-cœur, Bob remit à Maydorf quarante-sept dollars. Toutefois, il porterait cette somme sur sa note de frais et se ferait rembourser par son père.

— J’ai passé une très agréable soirée, remarqua Maydorf, plein de bonne humeur… et pour cause. Si vous le permettez, je reviendrai.

— Bonsoir, fit sèchement Madden.

Thorn prit une lampe de poche qui se trouvait sur le bureau.

— Je vous accompagne jusqu’à la grille, offrit-il.

Bob Eden sourit : une lampe électrique… et la lune brillait au ciel !

— Vous êtes bien aimable, répondit Maydorf. Bonne nuit, messieurs, et merci !

Il suivit le secrétaire au dehors.

Madden choisit un cigare et en mordit le bout avec rage.

— Eh bien ? s’écria-t-il.

— Eh bien… répéta tranquillement Eden.

— Vous voilà bien avancé avec votre père !

Le jeune homme sourit.

— Qu’attendiez-vous donc de moi ? Que je dévoile toute l’affaire devant cet oiseau ?

— Non, mais vous n’auriez pas dû raccrocher si vite. J’aurais pris la communication dans une autre pièce. Maintenant, redemandez votre père à l’appareil.

— Je n’en ferai rien. Il est couché et je ne le dérangerai pas avant demain matin.

Le visage de Madden se congestionna.

— J’insiste. Mes ordres sont généralement exécutés.

— Vraiment ? Celui-ci fera exception à la règle, voilà tout.

Le millionnaire regarda Eden dans les yeux.

— Espèce de jeune… de jeune…

— Ne vous en prenez qu’à vous-même. Si vous persistez à attirer toutes sortes d’étrangers au ranch, supportez-en les conséquences.

— Qui attire ici les étrangers ? interrogea Madden. Je n’ai pas invité cet idiot. Où Thorn a-t-il bien pu le dénicher ? Vous savez, le secrétaire d’un homme comme moi est constamment harcelé par une bande d’aigrefins et de mendigots. Et parfois Thorn est bonasse.

Le secrétaire rentra et posa la lampe électrique sur le bureau. Son patron le considéra avec colère.

— Votre camarade a bien gâté les choses, observa-t-il.

— Excusez-moi, mais je ne pouvais le laisser à la porte. Vous avez vu comme il s’était imposé.

— Pourquoi fréquentez-vous de pareils individus ? À propos, qui est-il ?

— Un courtier, ce me semble. Je vous assure, monsieur, que je ne l’ai pas encouragé à venir.

— Bien. Allez le voir demain et dites-lui que je suis occupé et que je ne veux point de visiteurs ici. Ajoutez que, s’il remet les pieds chez moi, je le flanquerai moi-même à la porte.

— Bien. J’irai demain chez le docteur et lui ferai la commission… d’une manière diplomatique.

— Au diable la diplomatie avec un type pareil. Vous verrez si j’en use, moi, avec lui. Qu’il revienne !

— Messieurs, je vais me coucher, annonça Bob.

— Bonne nuit ! fit Madden.

Et le jeune homme sortit.

Dans sa chambre à coucher, il trouva Ah Kim en train d’allumer le feu. Soigneusement il referma la porte derrière lui.

— Charlie, je viens de jouer une fameuse partie de poker.

— Je l’ai bien remarqué.

— Shaky Phil Maydorf est en avance sur nous. Dans cette paisible soirée, il m’a délesté de quarante-sept dollars.

— C’est trop.

— Humblement, j’avoue que vous avez raison, dit Eden en riant. Je pensais que vous étiez dehors lorsque Thorn et notre vieille connaissance allèrent à la grille.

— J’étais dans la cour, en effet. Mais la lune éclairait si fort que je ne pus m’approcher.

— Chan, après cette soirée, je puis affirmer que Madden n’avait pas vu Shaky Phil Maydorf avant aujourd’hui. Ou bien c’est un fameux comédien.

— Quant à Thorn…

— Oh ! celui-là le connaît. Mais il n’était guère enchanté de sa visite. L’attitude de Thorn me laisse soupçonner que Maydorf le tient d’une façon ou d’une autre…

— Possible. Désirez-vous apprendre ma dernière découverte ?

— Encore du nouveau ?

— Ce soir, pendant que Thorn se rendait en ville dans la petite auto, lorsque j’entendis le ronflement de Madden, je me livrai à une petite perquisition dans la chambre du secrétaire.

— Et alors ? Vite ! on pourrait nous interrompre.

— Sous une pile de chemises blanches dans l’armoire, reposait… quoi ? Le quarante-cinq enlevé à la collection… le revolver de Bill Hart.

— Voilà de l’excellente besogne ! Thorn… ce rat…

— Deux chambres de ce revolver sont vides. Réfléchissez-y.

— Deux chambres… vides…

— Humblement, je vous conseille de dormir pour réparer vos forces en vue d’événements peut-être plus importants. Deux balles manquent… Nous savons où est l’une d’elles… Elle frappa sottement le mur à l’endroit couvert par la gravure du désert.

— Et l’autre ? demanda Bob, pensivement.

— L’autre a touché son but. Quel but ? Observons et attendons… Bonne nuit, et que le sommeil vous apporte de beaux rêves !